« La culture, c’est ce qui permet à l’homme de croître »
Paris Notre-Dame du 2 mars 2017
Olivier Boulnois donnera une première conférence de Carême, dimanche 5 mars, à 16h30, à N.-D. de Paris. Paris Notre-Dame a souhaité faire dialoguer le philosophe avec quatre jeunes chrétiens engagés, sur les quatre thématiques qu’il traitera lui-même durant tout le cycle de conférences : « Culture et liberté », « Parole et vérité », « Image de l’invisible », « Dieu est-il humain ? ». Cette semaine, la discussion porte sur la première conférence, « Culture et liberté ».
Questions à… Olivier Boulnois philosophe, professeur à l’École pratique des hautes études.
Face à la crise de la culture, le christianisme a des solutions à proposer
Paris Notre-Dame – Les Conférences de Carême, dont vous êtes chargé cette année, porteront sur le Christ et la culture. Il s’agit du deuxième volet d’une série consacrée à la culture. Quel est l’intérêt d’étudier les liens qui unissent ces deux notions ?
Olivier Boulnois – Ces deux notions ne sont pas du même ordre. Mais cette confrontation est une chance. Elle permet de mettre directement en contact la culture avec le Christ, sans trop s’attarder sur le christianisme. Elle pose la question de savoir en quoi le Christ libère les cultures, les inspire dans leur diversité, sans en imposer aucune. La culture permet à l’homme d’acquérir sa liberté d’homme. Elle l’unifie et lui donne de trouver la forme de vie qui lui est propre. Inversement, comment se comporte une culture quand elle a rencontré le Christ ?
P. N.-D. – Diriez-vous qu’il existe une culture chrétienne qu’il nous faut redécouvrir ?
O. B. – Le Christ ne se souciait pas des cultures. Il n’a pas laissé de monument. Il a agi par la seule parole, et dans l’épisode de la femme adultère, il a écrit sur la poussière du sol. Pourquoi a-t-il choisi précisément une écriture éphémère ? Est-ce pour ne pas ajouter un iota à la loi juive ? Par là, il rend sa liberté à la femme adultère, et peut-être signifie-t-il qu’il veut rendre leur liberté aux cultures et les laisser s’accomplir. Malgré tout, on peut identifier une culture qui a rencontré le Christ au premier coup d’œil. Pourquoi ? Parce que dès l’origine du christianisme, la fidélité des croyants au Christ s’est incarnée dans plusieurs cultures, à commencer par la culture grecque, et cette rencontre les a modifiées en profondeur. Néanmoins, nous traversons aujourd’hui une grave crise de la culture, minée par la contradiction entre le relativisme et le fondamentalisme. D’un côté, nous produisons de la culture, mais nous ne savons pas dans quel but. Tout se vaut, mais à quoi bon ? Inversement, nous observons un retour du fondamentalisme. La société française est mise face à sa contradiction : elle prône la tolérance de toutes les valeurs, y compris celles qui ne la tolèrent pas. Nous avons d’un côté une culture sans religion et de l’autre une religion sans culture. Or face à la crise de la culture, le christianisme a des solutions à proposer : il nous appelle à articuler les deux ordres, dans une union sans confusion et une distinction sans séparation. • Propos recueillis par Pauline Quillon
Paris Notre-Dame – Avez-vous le sentiment que les chrétiens élaborent, là où ils vivent, une culture qui émancipe l’homme ?
Guillaume – Les chrétiens des premiers temps et du Moyen-Âge ont su christianiser la culture grecque et notamment la philosophie. Saint Augustin, puis saint Thomas d’Aquin, ont repris l’héritage de Platon et d’Aristote. Nous n’avons pas réussi à christianiser complètement la nouvelle culture née des Lumières. Saint Jean-Paul II a sans doute tenté de refonder la réflexion de l’Église sur l’homme et de christianiser cet apport. Mais son travail n’est pas suffisamment présent ; il n’a pas encore irrigué notre société.
Anne – Créer une culture qui émancipe l’homme, c’est en particulier le rôle des artistes chrétiens. Leur souci est d’élever les hommes avec le beau. La culture, étymologiquement, c’est ce qui permet à l’homme de croître. Une belle œuvre picturale, une pièce de théâtre réalise cet accroissement. Si l’œuvre nous détruit, elle est médiocre, ou n’est pas de l’art. Mais aujourd’hui, la confusion règne. Bien des œuvres, qui ne sont que transgression, et qui procèdent d’un élan narcissique, sont appelées art. La rencontre du Christ, au contraire, donne le souci de créer quelque chose de beau qui dépasse l’homme et le fait grandir.
Anne-France – Personnellement, je me demande combien de temps durera la fascination pour la laideur. Il y a tant de choses, dans l’art ou la culture actuelle, qui ne sont pas marquées par le beau. Je me dis pourtant que les laideurs données à voir sont quelquefois transformées par le geste artistique ou par quelque chose d’évangélique qui subsiste en elles. Le Christ, tel qu’il marque certains gestes artistiques, garantit cet élan de l’art vers la beauté.
Yseult – Le Christ se donne comme vecteur d’élan vital. Il est la Vie ! Il met dans les hommes qui croient en lui une âme brûlante. Et quand ces hommes sont des artistes, leur rencontre se manifeste par de grandes œuvres artistiques. Je crois aussi que le chrétien a la responsabilité de transmettre la culture, qu’elle soit grecque, chrétienne, philosophique. Au nom de la vocation de la culture à élever l’homme, il a aussi un devoir d’insurrection face à ce que les cultures contemporaines peuvent avoir de faux.
Olivier Boulnois – Cette transmission aussi est un enjeu pour l’évangélisation. À certaines époques, il a pu y avoir une opposition entre la culture et le Christ. Aujourd’hui, c’est le manque même de culture qui constitue un obstacle à l’évangélisation. Il manque la compréhension du sens des notions fondamentales sur lesquelles s’appuie la foi chrétienne.
Anne-France – J’ajouterais que notre responsabilité de chrétiens est de veiller à un va-et-vient fécond entre la culture et la foi. De ne s’enfermer ni dans un Carême fondamentalisme de la foi, ni dans un pluralisme relativiste de la culture. Elle est de vivre notre foi les pieds sur terre, en habitant notre paroisse et notre société. Il y a une véritable vocation religieuse à habiter chez soi, dans la culture particulière du lieu où nous vivons.
Paris Notre-Dame – Comment conciliez-vous l’idée que le Christ influence les cultures avec l’idée d’une pluralité et d’une liberté des cultures ?
Anne-France – Sur cette question de l’autonomie de la culture, je crois qu’il faut revenir au récit, dans l’Évangile, du moment où, lorsqu’on lui demande de porter un jugement contre la femme adultère, Jésus se contente de tracer des signes dans le sable. Autour de lui, les hommes le contemplent et s’interrogent. Peut-être que l’enseignement qu’il y a à en tirer sur notre autonomie culturelle vis-à-vis de son autorité, n’est pas tant que nous pouvons à loisir décider de ce que nous inscrirons dans la pierre et dans la loi, mais qu’elle consiste plutôt à ce que nous nous interrogions, simplement. En écrivant dans la poussière, Jésus suggère que la vérité est inscrite dans notre cœur et non dans la pierre, comme la loi des hommes. De là, notre geste culturel, en tant que chrétien, tient alors tout entier dans ce questionnement : que vais-je faire pour les hommes ? S’il faut graver la pierre, que vais je faire passer de mon cœur à la pierre ?
Paris Notre-Dame – Diriez-vous que notre culture est moins chrétienne qu’auparavant ?
Yseult – Je ne crois pas qu’il faille se lamenter. Ce qui a été construit avant nous demeure, et la chrétienté est peut-être une tentation illusoire de créer le Royaume des Cieux sur la terre. Chaque époque a ses ombres et ses lumières.
Guillaume – La culture n’est jamais acquise. Elle peut toujours être effacée, niée. Et cependant, j’ai foi en la culture, qui ne peut être détruite, comme j’ai foi en la vie parce que le Christ a déjà vaincu la mort. Aussi loin qu’on la nie, elle revient toujours en force. Elle marque l’homme, les civilisations, pour disparaître. Oubliée un temps, elle est comprise à nouveau par vagues, et elle marque plus profondément encore. Notre culture européenne et française est fondée sur le christianisme. Sa redécouverte passera par une conversion où nous n’aurons sans doute pas à créer de nouvelles cathédrales, mais des cathédrales d’un genre nouveau. Notre question est de savoir comment nous allons passer de la pierre à notre coeur. • Propos recueillis par Pauline Quillon