« La foi chrétienne se base sur la connaissance »
Paris Notre-Dame du 28 avril 2005
En novembre 1999, un colloque réunissait à la Sorbonne dix-huit intellectuels Français et étrangers sur le thème : “2000 ans après quoi ?”. Le cardinal Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, était le seul théologien catholique invité. Voici des extraits de sa conférence. Un texte qui peut paraître difficile mais qui nous a semblé incontournable pour le dialogue.
Au terme du second millénaire, le Christianisme se trouve, précisément dans le domaine de son extension originelle, en Europe, dans une crise profonde, qui repose sur la crise de sa prétention à la vérité. Cette crise a une double dimension : tout d’abord se pose toujours plus la question de savoir s’il est juste, au fond, d’appliquer la notion de vérité à la religion, en d’autres termes s’il est donné à l’homme de connaître la vérité proprement dite sur Dieu et les choses divines. L’homme contemporain se retrouve bien mieux dans la parabole bouddhiste de l’éléphant et des aveugles [...] La querelle des religions apparaît aux hommes d’aujourd’hui comme cette querelle des aveugles-nés. Car, face aux secrets du divin, nous sommes, semble-t-il, nés aveugles. Le Christianisme ne se trouve en aucune manière, pour la pensée contemporaine, dans une position plus positive que les autres — au contraire, avec sa prétention à la vérité, il semble être particulière¬ment aveugle, face à la limite de toute notre connaissance du divin, caractérisée par un fanatisme particulièrement insensé, qui prend incorrigiblement pour le tout le bout touché par l’expérience personnelle.
Ce scepticisme tout à fait général à l’égard de la prétention à la vérité en matière de religion est encore étayé par les questions que la science moderne a soulevées vis-à-vis des origines et des objets de la sphère chrétienne. La théorie de l’évolution semble avoir surclassé la doctrine de la Création, les connaissances concernant l’origine de l’homme surclassé la doctrine du péché originel ; l’exégèse critique relativise la figure de Jésus et met des points d’interrogation vis-à-vis de sa conscience de Fils ; l’origine de l’Église en Jésus apparaît douteuse, et ainsi de suite. La « fin de la métaphysique » a rendu problématique le fondement philosophique du Christianisme, les méthodes historiques modernes ont mis ses bases historiques dans une lumière ambiguë. Aussi est-il facile de réduire les contenus chrétiens à un discours symbolique, de ne leur attribuer aucune vérité plus haute que les mythes de l’histoire des religions — de les regarder comme un mode d’expérience religieuse qui aurait à se placer humblement à côté d’autres. En ce sens, on peut encore, à ce qui semble, continuer à rester chrétien ; on se sert toujours des expressions du Christianisme, dont la prétention, bien sûr, est transformée de fond en comble : la vérité qui avait été pour l’homme une force obligatoire et une promesse fiable, devient désormais une expression culturelle de la sensibilité religieuse générale, expression qui serait, nous laisse-t-on entendre, le produit des aléas de notre origine européenne.
La prétention à la vérité
[...] Les choses étant ainsi, il est nécessaire de poser à nouveau la question démodée de la vérité du Christianisme, si superflue et insoluble puisse-t-elle paraître à beaucoup. Mais comment ? Sans aucun doute, la théologie chrétienne va devoir examiner soigneusement, sans crainte de s’exposer, les diverses instances qui ont été élevées contre la prétention du Christianisme à la vérité, dans le domaine de la philosophie, des sciences naturelles, de l’histoire naturelle.
Mais d’autre part, il faut aussi qu’elle cherche à acquérir une vision d’ensemble de la question concernant l’essence véritable du Christianisme, sa position dans l’histoire des religions et son lieu dans l’existence humaine. Je voudrais faire un pas dans cette direction, en mettant en lumière la question de savoir comment, dans ses origines, le Christianisme lui-même a vu sa prétention dans le cosmos des religions.
A ma connaissance, il n’existe aucun texte de l’Antiquité chrétienne qui jette sur cette question autant de lumière que la discussion d’Augustin avec la philosophie religieuse du « plus érudit des Romains », Marcus Terrentius Varron (116-27 av. J.-C.) [...]
La connaissance, base de la foi chrétienne
[...] Le Christianisme n’est point basé, d’après Augustin et d’après la Tradition biblique, selon lui normative, sur des images et des pressentiments mythiques, dont la justification se trouve finalement dans leur utilité politique, mais il vise au contraire la sphère divine que peut percevoir l’analyse rationnelle de la réalité. En d’autres termes : Augustin identifie le monothéisme biblique aux vues philosophiques sur le fondement du monde qui se sont formées, selon des variations diverses, dans la philosophie antique. C’est ce qui est entendu quand le Christianisme, depuis l’aréopage de saint Paul, se présente avec la prétention d’être la religio vera. Cela veut dire : la foi chrétienne ne se base pas sur la poésie et la politique, ces deux grandes sources de la religion ; elle se base sur la connaissance. Elle vénère cet Être qui se trouve au fondement de tout ce qui existe, le « Dieu véritable ». Dans le Christianisme, la rationalité est devenue religion et non plus son adversaire. Étant donné cela, étant et il donné que le Christianisme s’est il compris comme la victoire de la démythologisation, la victoire de la connaissance et avec elle de la vérité, il devait nécessairement se considérer comme universel et être amené à tous les peuples : non pas comme une religion spécifique qui en réprime d’autres, non pas par une sorte d’impérialisme religieux, mais plutôt comme la vérité qui rend superflue l’apparence. Et c’est justement pour cela que, dans la vaste tolérance des polythéismes, il doit nécessairement apparaître comme intolérable, et même comme ennemi de la religion, comme « athéisme ». Il ne s’en tenait pas à la relativité et à la convertibilité des images, il dérangeait de la sorte surtout l’utilité apolitique des religions et mettait ainsi en péril les fondements de l’État, dans lequel il ne voulait pas être une religion parmi les autres, mais la victoire de l’intelligence sur le monde des religions. […]
Les liens à la métaphysique et à l’histoire, principes fondamentaux
La jonction de la rationalité et de la foi, qui se réalisa dans le développement de la mission chrétienne et dans l’édification de la théologie chrétienne, amena bien sûr également dans l’image philosophique de Dieu des correctifs décisifs, dont deux doivent être surtout nommés. Le premier consiste en ce que le Dieu auquel croient les chrétiens et qu’ils vénèrent, à la différence des dieux mythiques et politiques est véritablement natura Deus ; en cela il satisfait aux exigences de la rationalité philosophique. Mais en même temps vaut l’autre aspect : non tamen omnis natura est Deus — tout ce qui est nature n’est pas Dieu. Dieu est Dieu par nature, mais la nature comme telle n’est pas Dieu. Il se produit une séparation entre la nature universelle et l’être qui la fonde, qui lui donne son origine. Seulement alors, la physique et la métaphysique arrivent à une claire distinction l’une de l’autre. Seul, le véritable Dieu que nous pouvons reconnaître par la pensée dans la nature, est objet de prière. Mais il est plus que la nature. Il la précède, et elle est sa créature. A cette séparation entre la nature et Dieu s’adjoint une seconde découverte, encore plus décisive : le dieu, la nature, l’âme du monde ou quelque nom qu’on lui donnait, on n’avait pas pu le prier ; il n’était pas un « dieu religieux », avions-nous constaté. Or maintenant, et c’est ce que dit déjà la foi de l’Ancien Testament et plus encore celle du Nouveau Testament, ce dieu qui précède la nature s’est tourné vers les hommes. C’est précisément parce qu’il n’est pas simplement la nature, qu’il n’est pas un dieu silencieux. Il est entré dans l’histoire, il est venu à la rencontre de l’homme, et c’est pourquoi l’homme peut maintenant le rencontrer. Il peut se lier à Dieu parce que Dieu s’est lié à l’homme. Les deux dimensions de la religion, qui se séparaient toujours l’une de l’autre : la nature en son règne éternel et le besoin de salut de l’homme souffrant et luttant, sont reliées l’une à l’autre. La rationalité peut devenir religion, parce que le dieu de la rationalité est lui-même entre dans la religion. L’élément revendiquant finalement la foi, la Parole historique de Dieu, n’est-il pas en effet le présupposé pour que la religion puisse se tourner désormais vers le Dieu philosophique, qui n’est pas un Dieu purement philosophique et qui, néanmoins, ne répugne pas à la connaissance de la philosophie, mais l’assume ? Ici se manifeste une chose étonnante : les deux principes fondamentaux apparemment contraires du Christianisme : le lien à la métaphysique et le lien à l’histoire, se conditionnent et se rapportent l’un à l’autre ; ils constituent ensemble l’apologie du Christianisme en tant que religio vera. Si, en conséquence, on peut dire que la victoire du Christianisme sur les religions païennes fut, au fond rendue possible par sa prétention à l’intelligibilité, il faut ajouter qu’un deuxième motif de même importance y est lié. Il consiste d’abord, pour le dire de façon tout à fait générale, dans le sérieux moral du Christianisme, caractéristique que, du reste, Paul déjà avait également mis en rapport avec la rationalité de la foi chrétienne : ce que vise au fond la loi, les exigences essentielles, mises en lumière par la foi chrétienne, du Dieu unique eu égard à la vie de l’homme, satisfait aux exigences du cœur de l’homme, de chaque homme, en sorte que, lorsque cette loi se présente à lui, il la reconnaît comme le Bien. Elle correspond à ce qui « est bon par nature » (Rm 2, 14 s). [...]
La synthèse entre la raison, la foi et la vie
[...] La prétention du Christianisme d’être la religio vera serait donc dépassée par le progrès de la rationalité ? Est-il forcé d’abaisser le niveau de sa prétention et de s’insérer dans la vision néoplatonicienne ou bouddhiste ou hindoue de la vérité et du symbole, de se contenter — comme Troeltsch l’avait proposé — de montrer de la face de Dieu le côté tourné vers les Européens ? Faut-il peut-être même faire un pas de plus que Troeltsch, qui considérait encore le Christianisme comme la religion adaptée à l’Europe, tenant compte du fait qu’aujourd’hui l’Europe elle-même doute qu’elle soit adaptée ? Telle est la véritable question à laquelle l’Église et la théologie doivent faire face aujourd’hui. Toutes les crises à l’intérieur du Christianisme que nous observons de nos jours, ne reposent que tout à fait secondairement sur des problèmes institutionnels. Les problèmes d’institutions comme de personnes dans l’Église dérivent finalement de cette question et du poids énorme qu’elle possède. Personne ne s’attendra à ce que cette provocation fondamentale au terme du second millénaire chrétien trouve, même de loin, une réponse définitive dans une conférence. Elle ne peut absolument pas trouver de réponse purement théorique, de même que la religion, en tant qu’attitude ultime de l’homme, n’est jamais seulement de la théorie. Elle exige cette combinaison de connaissance et d’action, qui a fondé la force de conviction du Christianisme des Pères.
Cela ne signifie en aucune manière que l’on puisse se dérober aux exigences intellectuelles du problème, en renvoyant à la nécessité de la praxis. […].
La rationalité du Christianisme
Le dernier mot est-il prononcé ? La raison et le Christianisme sont-ils de la sorte définitivement séparés l’un de l’autre ?
[...] Je ne crois pas. En fin de compte il en va d’une alternative qui ne laisse plus résoudre simplement par les sciences naturelles ni non plus, au fond, par la philosophie. Il en va de la question de savoir si la raison ou le rationnel se trouve ou non dans le commencement rie toutes les choses et à leur fondement. Il en va de la question de savoir si le réel a surgi sur la base du hasard et de la nécessité et donc ce qui est sans raison, si, en d’autres termes, la raison est un produit latéral accidentel de l’irrationnel et est finalement aussi insignifiant dans l’océan de l’irrationnel, ou si reste vrai ce qui constitue la conviction fondamentale de la foi chrétienne et de sa philosophie : In principio erat Verbum — au commencement de toutes les choses il y a la force créatrice de la raison. La foi chrétienne est aujourd’hui comme hier l’option pour la priorité de la raison et du rationnel. [...]
La tentative pour redonner, en cette crise de l’humanité, un sens compréhensif à la notion de Christianisme comme religio vera, doit pour ainsi dire miser pareillement sur l’orthopraxie et sur l’orthodoxie. Son contenu devra consister, au plus profond, aujourd’hui — à vrai dire comme autrefois — en ce que l’amour et la raison coïncident en tant que piliers fondamentaux proprement dits du réel : la raison véritable est l’amour, et l’amour est la raison véritable. Dans leur unité, ils sont le fondement véritable et le but de tout le réel.