Le 8 avril [2001], Mgr Ratzinger a conclu les Conférences
Paris Notre-Dame du 12 avril 2001
Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, le cardinal Joseph Ratzinger était dimanche 8 avril 2001 le dernier invité de Mgr Lustiger pour prêcher la sixième et dernière conférence de Carême à Notre-Dame. Voici le texte de son intervention.
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Récemment j’ai lu dans une revue les propos d’un intellectuel allemand qui, sur la question de Dieu, se disait agnostique, et il ajoutait que Dieu on ne pouvait ni le prouver ni exclure totalement son existence, que le problème demeurait ouvert.
Par contre, il était fermement convaincu de l’existence de l’enfer ; il lui suffisait d’allumer la télévision pour constater qu’il existe bel et bien. Alors que la première partie de cette profession correspond pleinement à la conscience moderne, la seconde paraît bizarre, voire même incompréhensible, tout au moins à première vue. Car comment croire à l’enfer si Dieu n’existe pas ? A y regarder de plus près cette déclaration s’avère tout à fait logique. L’enfer c’est vivre dans l’absence de Dieu. C’est cela sa définition. Là où Dieu n’est pas, là où ne pénètre plus aucune lueur de sa présence, voilà l’enfer. Et la preuve peut-être, ce n’est pas tant le spectacle quotidien de la télévision mais plutôt un regard sur le siècle écoulé qui nous a laissé des mots comme Auschwitz, l’Archipel du Goulag, ou les noms de Hitler, Staline, Pol Pot. Celui qui lit les témoignages de ces mondes démoniaques a des visions qui n’ont rien à envier en cruauté et en destruction à la descente aux enfers de Dante et qui sont plus effrayantes parce que le mal y a une dimension que le regard de Dante n’a pas pu pénétrer. Ces enfers furent construits pour pouvoir préparer le monde futur des hommes qui se suffisent à eux-mêmes et qui prétendent ne plus avoir besoin de Dieu. Au moloch de l’utopie d’un monde sans Dieu ou libéré de Dieu on a sacrifié l’homme qui dès lors disposait de lui-même et ne connaissait plus les limites de son pouvoir, car il n’y avait plus de dieu au-dessus de lui, parce qu’aucune lueur de cette ressemblance à Dieu n’émanait plus de lui.
Là où Dieu n’est pas, c’est là que l’enfer surgit, et l’enfer persiste simplement de par l’absence de Dieu. On peut aussi y arriver sous des formes subtiles et presque toujours en disant vouloir le bien des hommes. Quand aujourd’hui on fait du commerce avec les organes humains, quand on fabrique des fœtus pour avoir des organes en réserve ou pour avancer la recherche médicale et préventive, bon nombre considèrent le contenu humain de ces pratiques comme élémentaire, mais ce mépris de l’homme qui est sous-jacent - quand on use et abuse de l’homme - ramène qu’on le veuille ou non à la descente aux enfers. Cela ne veut pas dire qu’il ne puisse pas y avoir et qu’il n’y ait pas d’athées avec un grand sens éthique. Mais j’ose pourtant dire que cette éthique repose sur cette lumière venue un jour du Sinaï et qui continue à briller, je veux dire la lumière de Dieu. Des étoiles bien lointaines et éteintes peuvent encore briller dans notre monde. Et là où Dieu semble mort, sa lumière peut continuer à agir. Mais Nietzche a eu raison de souligner que le moment où la nouvelle de la mort de Dieu sera partout connue, où sa lumière serait définitivement éteinte, ce moment-là ne peut qu’être effroyable.
Pourquoi dire cela dans une réflexion sur ce que, nous chrétiens, avons à faire aujourd’hui dans l’instant historique que nous vivons au début du troisième millénaire ?je le dis parce que justement notre tâche de chrétien s’en trouve éclairée. Cette tâche est à la fois simple et immense : il s’agit de témoigner de Dieu, d’ouvrir les fenêtre verrouillées et voilées pour que sa lumière puisse briller parmi nous, pour que nous fassions place à sa présence ; inversons les choses : là où est Dieu, c’est le ciel, là, la vie, même au prix des misères de notre existence, devient claire. Le christianisme n’est pas une philosophie compliquée qui a vieilli au cours du temps, ce n’est pas un fatras incommensurable de dogmes et de préceptes ; la foi chrétienne, c’est être touché par Dieu et témoigner de lui. Devant l’aréopage Paul a donc décrit dans ce sens sa mission et son intention de faire connaître le dieu inconnu aux Athéniens à qui il s’adressait en apôtre des nations, de faire connaître ce Dieu qui sortait de l’ombre et s’était fait connaître lui même et donc pouvait être annoncé par lui, Paul (Ac 17, 16-34).
S’attacher à la parole du dieu inconnu suppose que l’homme sait, dans son ignorance, quand même quelque chose de Dieu. Cela correspond à la situation de l’agnostique qui ne connaît pas Dieu et qui pourtant ne peut le nier. Cela suppose que d’une certaine façon l’homme attend Dieu et qu’il ne peut l’atteindre seul, mais qu’il a donc besoin de l’annonce, de la main qui le tire vers lui dans la sphère de sa présence.
Ainsi nous pouvons dire : l’Eglise est là pour que Dieu, le Dieu vivant soit annoncé, pour que l’homme puisse apprendre à vivre avec Dieu, sous ses yeux et en communion avec lui. L’Église est là pour conjurer la progression de l’enfer sur terre et pour rendre celle-ci habitable à la lumière de Dieu. Grâce à lui et seulement grâce à lui elle sera humaine. Nous pouvons aussi l’exprimer à partir de la troisième demande du Notre Père « que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ».
Là où la volonté de Dieu se réalise, c’est le ciel, la terre peut devenir ciel. C’est pourquoi il s’agit de faire connaître la volonté de Dieu et d’accorder la volonté des hommes à la volonté de Dieu. Car Dieu on ne peut le reconnaître simplement par l’intellect, on ne peut simplement en prendre acte comme par exemple j’enregistre l’existence d’astres lointains et les données du passé. La connaissance de Dieu est comparable à la connaissance de l’amoureux. Elle me concerne tout entier, elle réclame aussi ma volonté et elle s’enlise quand il n’y a pas plein consentement.
Mais là j’ai déjà anticipé. Dans un premier temps tenons bon : pour l’Église il ne s’agit jamais simplement de maintenir, ou d’augmenter ou d’étendre ce qu’elle a déjà. L’Église n’est pas là pour elle-même. Elle ne peut ressembler à une association qui veut dans des situations difficiles se tenir à flot. Elle a une mission pour le monde, pour l’humanité. Et c’est seulement pour cette raison qu’elle doit survivre, parce que sa disparition entraînerait l’humanité dans un tourbillon, celui des ténèbres, de l’obscurité, même de la destruction de ce qui fait l’homme. Nous ne nous battons pas en pensant à notre conservation, nous nous savons chargés d’une mission, qui nous impose une responsabilité face à tous. C’est pourquoi l’Église doit se mesurer à elle même et être mesurée à la façon dont sont vivantes en elle la présence de Dieu, sa connaissance et l’acceptation de sa volonté. Une Eglise qui ne serait que l’appareil qui se dirige lui même serait une caricature d’Église. Tant qu’elle tournera autour d’elle même et qu’elle ne regardera que les buts à poursuivre pour sa survie elle sera superflue et dépérira, même si elle dispose de grands moyens et qu’on la manage habilement. Elle ne peut vivre et fructifier que si la primauté de Dieu est vivante en elle.
L’Église n’est pas là pour elle-même, mais pour l’humanité. Elle existe pour que le monde soit un espace pour la présence de Dieu, l’espace de cette alliance entre Dieu et les hommes. C’est déjà ce qu’on trouve dans le récit de la création (Gen l,l - 2,4). Le texte se terminant sur le sabbat veut faire comprendre le fait que la création a une cause interne. Elle est là pour que l’alliance ait lieu, alliance où Dieu donne son amour et reçoit la réponse de cet amour. L’idée que l’Église soit faite pour l’humanité apparaît depuis peu sous une variante qui est évidente à l’esprit mais met enjeu l’essentiel. On dit que l’histoire de la théologie et de la compréhension de l’Eglise s’est déroulée ces derniers temps en trois étapes : d’une théologie ecclésiocentrique on est passé à une théologie christocentrique et pour finir à une théologie théocentrique. Cela est un progrès, mais le point final n’est pas atteint. Il est clair, dit-on, que la théorie ecclésiocentrique était fausse. L’Eglise n’a pas le droit de se mettre elle-même au centre de tout, elle n’est pas là pour elle-même. On est donc passé à la théologie christocentrique, le christ devant être le centre de tout. Mais on a reconnu alors que le Christ se transcende dans le Père et ainsi on en est arrivé à la théologie théocentrique. Ce qui est en même temps un progrès, une ouverture de l’Eglise vers l’extérieur, vers les autres religions l’Eglise divise, mais le Christ aussi divise, dit-on. Et maintenant on ajoute : Dieu lui aussi divise car les images de Dieu sont contradictoires et il y a des religions sans Dieu personnel, des philosophies sans dieu. Ainsi on posera le postulat d’une quatrième étape en lien visible avec l’Evangile, étape où le royaume qu’on ne peut plus nommer royaume de Dieu mais simplement royauté comme marque du monde meilleur à construire, sera au centre. La primauté du royaume signifie qu’à présent, en dépassant les frontières des religions et des idéologies, tout le monde peut œuvrer pour des valeurs du royaume comme la paix, la justice, la préservation de la création. Cette triade de valeurs est aujourd’hui comme l’ersatz du concept de dieu disparu et en même temps la formule unificatrice, qui par delà toutes les différences, justifie la réunion universelle des bonnes volontés (et qui n’en est pas plein ?) et pourrait ainsi amener vraiment un monde meilleur. Cela semble tentant. Qui ne se sentirait pas obligé de suivre le but de la paix sur terre ? Qui n’aurait pas besoin de lutter pour que la justice arrive, et qu’enfin les inégalités criantes entre les classes, les races et les continents disparaissent ? Et qui ne verrait pas aujourd’hui la nécessité de défendre la création contres les destructions modernes ? Dieu serait-il devenu superflu ? Est-ce que ces trois valeurs peuvent se supplanter ? Mais d’où savons-nous ce qui sert la paix ? Où prenons-nous la mesure de la justice et la distinction du bien et du mal ? Et comment reconnaissons-nous le moment où la technique correspond aux exigences de la création et celui où elle assure sa destruction ? Qui s’en tient à ces valeurs ne peut se cacher qu’elles deviennent vite le théâtre d’idéologies et ne résistent pas sans une hiérarchie cohérente par rapport à l’existence, la création et l’homme. Les valeurs ne peuvent remplacer la vérité, elles ne peuvent remplacer Dieu dont elles sont la pâle figure et sans la lumière duquel elles sont mal définies.
On en revient toujours à la même chose : sans Dieu le monde ne peut s’éclairer et l’Eglise sert le monde en faisant en sorte que Dieu vive en elle, qu’elle soit transparente pour lui et qu’elle le porte à l’humanité. Et là nous sommes enfin arrivés à la question pratico-pratique : comment cela marche-t-il ? Comment pouvons-nous reconnaître Dieu même et comment pouvons-nous le transmettre aux autres ? Je pense que divers chemins doivent s’imbriquer. Il y a d’abord le chemin pris par Paul devant l’aéropage, il partait de l’idée que l’homme a au fond de lui la prescience de Dieu, c’est l’appel à la raison. « Dieu n’est pas loin de chacun de nous » dit alors Paul, « c’est en lui que nous avons la vie, le mouvement de l’être » (Acl7, 27s). Dans l’Epître aux Romains la même pensée est encore renforcée. « Ce qu’il y a d’invisible depuis la création du monde se laisse voir à l’intelligence à travers ses ceuvres, son éternelle puissance et sa divinité » (1,20). La foi chrétienne fait appel à l’intelligence, à la transparence de la création pour trouver son créateur. La religion chrétienne est une religion du logos : « Au commencement était le Verbe », c’est notre traduction de la première phrase de l’Evangile selon Saint Jean, qui sciemment renvoie au premier verset de la Bible, au récit de la Création par le Verbe. Mais « Verbe » (Logos) signifie au sens biblique également raison, avec sa puissance créatrice. Alors est-ce que le verset sur le commencement du monde compris dans ce sens est valable aujourd’hui encore ? Est-ce que l’Eglise peut encore aujourd’hui faire appel à la raison, renvoyer à la transparence de la création pour trouver son esprit créateur ? Il y a aujourd’hui une version matérialiste de la théorie de l’évolution qui se présente comme étant le dernier mot de la science et qui revendique d’avoir, par ses hypothèses, rendu l’esprit créateur superflu et l’avoir même exclu définitivement. Jacques Monod qui a élaboré cette vision avec une logique admirable a dit en parlant de sa théorie avec l’honnêteté qui le caractérise : « Le miracle a certes été expliqué, mais il reste pour nous un miracle ». Il cite ensuite le commentaire que François Mauriac a fait de ses thèses : « Ce que dit ce professeur est encore plus incroyable que ce que nous, pauvres chrétiens, nous croyons. » Et il ajoute : « C’est aussi vrai que le fait que nous ne réussissons pas à nous faire une représentation intellectuellement satisfaisante de certaines abstractions de la physique moderne. Mais nous savons également que de telles difficultés ne peuvent servir d’argument contre une théorie qui a pour elle les certitudes de l’expérience et de la logique. » Alors il convient de poursuivre le questionnement : de quelle logique ? Je ne peux et ne veux pas ici rentrer dans la polémique, je dirai simplement que la foi n’aucune raison de s’effacer : Si on opte pou dire que le monde est né de la raison et non d’un coup de folie, si cette option peut aujourd’hui encore être défendue raisonnablement, cela doit il est vrai être confronté aux véritables connaissances des sciences naturelles. C’est une mission de l’Eglise d’aujourd’hui, de relancer le débat sur la raison de la foi ou de l’incroyance. La foi n’est pas ennemie de la raison, mais elle défend sa grandeur comme le Pape l’a exposé avec passion dans son encyclique Foi et raison. Lutter pour la nouvelle présence de l’intelligence de la foi c’est la mission urgente que je vois de l’Eglise dans notre siècle. La foi ne doit pas se replier sur elle, dans sa coquille, par une décision qui n’est plus justifiée, elle ne doit pas se ratatiner dans une sorte de système de symboles, dans lequel on s’enferme et qui resterait finalement un choix accidentel parmi d’autres visions de la vie et du monde. La foi a besoin du large espace de la raison, a besoin d’ouverture, elle a besoin de professer le Dieu créateur, car sans cette profession de foi la christologie elle même se dessèche, elle ne parle alors plus qu’indirectement de Dieu en se référant à une expérience religieuse particulière qui est, par la force des choses, limitée et est une expérience parmi d’autres.
L’appel à la raison est une grande tâche de l’Eglise, justement aujourd’hui car là où la foi et la raison se divisent, les deux en pâtissent. La raison devient froide et perd ses critères, elle devient cruelle parce qu’elle n’a plus rien au dessus d’elle. L’entendement limité de l’homme décide alors seul comment poursuivre la création, décide seul qui a droit de vivre et qui est exclu de la table de la vie : la voie de l’enfer, nous l’avons vu, est alors ouverte. Mais la foi aussi tombe malade sans le vaste espace de la raison. Et les graves dégâts qui peuvent venir d’une religiosité malade nous les voyons suffisamment de nos jours. Ce n’est pas pour rien si dans l’Apocalypse la religion malade qui a rompu avec la grandeur de la foi en la création est présentée comme le véritable pouvoir de l’Anti-Christ.
Ce qui reste vrai bien sûr c’est le fait que la révélation de la création à laquelle Paul renvoie dans le discours devant l’Aréopage et dans l’Epître aux Romains ne suffit pas à elle seule à mettre l’homme vraiment en lien avec Dieu. Dieu est allé au devant de l’homme. Il lui a montré son visage, il lui a ouvert son cœur « Nul n’a jamais vu Dieu. Le Fils unique qui est tourné vers le sein du Père lui l’a fait connaître » dit l’Evangile de Jean (Jean 1 18). Cette nouvelle, l’Eglise a à la transmettre. Elle doit amener les hommes au Christ, le Christ aux hommes afin que Dieu vienne vers eux et eux vers Dieu. Le Christ n’est pas un quelconque grand homme avec une profonde expérience religieuse, il est Dieu, Dieu fait homme pour qu’il y ait un pont entre l’homme et Dieu et que l’homme puisse vraiment l’être lui même. Celui qui voit en Christ seulement un grand homme juste ne le connaît pas vraiment. Le chemin du Christ et au Christ doit aboutir là où aboutit l’Evangile de Marc, avec l’aveu de l’officier romain devant le crucifié : « Vraiment, cet homme était le fils de Dieu » (15,39). Il doit aboutir là où aboutit l’Evangile de Jean, dans l’aveu de Thomas : « Mon Seigneur et mon Dieu » (20,28). Il lui faut parcourir le grand arc que l’Evangile de Mathieu tend depuis le récit de l’annonciation jusqu’à l’envoi en mission du ressuscité. Dans le récit de l’annonciation Jésus est annoncé comme « Dieu avec nous » (1,23). Et le dernier mot de l’Evangile reprend cette nouvelle : « Et voici que je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » (28,19). Pour connaître le Christ on doit suivre le chemin que les Evangiles nous montrent.
La grande et principale tâche de l’Eglise c’est aujourd’hui, comme cela a toujours été, de montrer le chemin et d’en offrir l’accompagnement. J’ai dit précédemment que Dieu on ne le connaît pas seulement avec l’entendement mais à la fois avec sa volonté et avec son cœur. C’est pourquoi la connaissance de Dieu, la connaissance du Christ est un chemin, dans lequel tout notre être est engagé. La plus belle représentation de notre pèlerinage terrestre c’est Luc qui la donne dans le récit des disciples d’Emmaüs. C’est une marche aux côtés de la Parole vivante du Christ, qui nous explique les Ecritures, la Bible, la fait devenir chemin sur lequel le coeur devient brûlant et à la fin les yeux s’ouvrent : l’Ecriture, l’arbre véritable de la connaissance, nous ouvre les yeux quand nous mangeons en même temps l’arbre de la vie, le Christ. Alors nous devenons vraiment voyants, et c’est alors que nous vivons vraiment. Trois composantes sur ce chemin : la communauté des disciples, l’Ecriture et la présence vivante du Christ. Ainsi ce chemin des disciples d’Emmaüs est en même temps une description de l’Eglise - une description qui est comme le mûrissement de la connaissance progressive de Dieu. Cette connaissance devient communion réciproque elle aboutit à la fraction du pain dans laquelle l’homme est l’invité de Dieu et Dieu invite l’homme. Le Christ - cela devient clair ici - on ne peut l’avoir pour soi seul. Il ne nous mène pas seulement à Dieu mais l’un à l’autre. C’est pourquoi le Christ et l’Eglise forment un tout, comme l’Eglise et la Bible vont ensemble. Réaliser cette grande communion dans chacune des communautés à l’échelle de l’évêché, de la paroisse, des mouvements d’église fut, est, sera toujours la mission centrale de l’Eglise. Elle doit être perçue comme accompagnement de nos soucis, de la parole de Dieu et du Christ, et nous mener au don du sacrement qui doit anticiper les noces de Dieu avec l’humanité.
Revenons sur les réflexions faites jusqu’ici, nous pouvons alors dire : la question du Christ n’est en fait pas une question en soi, une deuxième question à côté de la question de Dieu mais c’est la façon dont le problème de Dieu s’incarne pour nous, nous tient pour ainsi dire au corps et pénètre notre âme. Et l’Eglise à nouveau n’est pas un troisième problème en soi mais il se fond dans le problème du Christ : L’Eglise est accompagnement sur la route avec lui et vers lui et nous ne la comprendrons que si elle reste dans son rôle de service. Et alors nous pourrons l’aimer vraiment comme on aime un compagnon de route. Maintenant il faudrait développer de plus près ce qui permet dans le détail ce pèlerinage terrestre. Là dessus le Pape dans sa lettre apostolique novo millenio ineunte a dit l’essentiel et je voudrais donc dans cette partie de conclusion sur mes réflexions me contenter de quelques remarques. Le Pape parle en détail dans ce texte de l’importance de la prière qui fait du chrétien un chrétien. Dans la prière, dit il, nous faisons l’expérience de la primauté de la grâce : Dieu nous devance toujours. Le christianisme n’est pas moralisme, quelque chose de fait par nous. Dieu d’abord va vers nous, puis nous pouvons aller avec lui, alors nos forces intérieures sont libres. Et la prière, poursuit-il, nous fait vivre la primauté du Christ, la primauté de l’intériorité et de la sainteté. Le Pape ajoute à cet endroit une question qui mérite réflexion : « Là où ce principe n’est pas respecté on n’a pas à s’étonner si les projets pastoraux échouent et s’il reste à l’intérieur un sentiment de frustration et d’affliction (38) » La primauté de l’intériorité nous devons la réapprendre et la mettre au dessus de tout notre activisme - la composante mystique du christianisme doit retrouver vigueur.
De la prière personnelle le Pape passe de façon tout à fait logique à la prière communautaire liturgique, avant tout à l’eucharistie du dimanche. Le dimanche comme jour de résurrection et l’eucharistie comme rencontre avec le ressuscité font un tout. Le temps a besoin de son rythme interne. Il a besoin d’allier le quotidien de notre travail et la rencontre festive avec le Christ dans l’église, dans le sacrement. Redécouvrir le dimanche, le pape voit là à juste titre une tâche pastorale de premier rang. Le temps retrouve donc sa logique interne. Dieu devient à nouveau le point de départ et d’arrivée du temps. En même temps le dimanche est aussi le jour de la communauté humaine, le jour de la cellule familiale et le jour où la grande famille, la famille de Dieu se forme dans l’église et où l’église vit réellement. Quand on ne vit l’église qu’à travers les réunions et la paperasse on ne la connaît pas. Elle devient sujet d’agacement parce que ou bien elle devient objet de notre propre agir ou bien elle apparaît comme quelques chose d’imposé, d’étranger. De l’intérieur nous ne connaissons l’église que lorsque nous faisons l’expérience de son propre dépassement, lorsque le Seigneur entre en elle et qu’elle en fait sa maison et que nous sommes du coup ses frères et sœurs. C’est pourquoi la fête sacrée de l’eucharistie est si importante, et que le dépouillement de l’église doit y apparaître. La liturgie nous ne la faisons pas nous mêmes. Nous n’inventons pas quelques chose du type des comités de fête laïque, ou des présentateurs télé. Le Seigneur vient. La liturgie a grandi, depuis le Christ et les apôtres, dans la foi de l’église, nous entrons en elle, nous ne la faisons pas. De cette façon seulement on peut parler de fête et la fête comme anticipation de la liberté future est indispensable à l’homme. On pourrait même dire c’est le devoir de l’Eglise de nous offrir de vivre cette fête. La fête est née dans toute l’histoire de l’humanité comme événement cultuel et elle est impensable sans la présence du divin. C’est là qu’elle trouve sa vraie grandeur, là où réellement Dieu devient notre invité et nous invite à son repas.
Je voudrais mentionner encore deux points
Le Pape va de la liturgie dominicale au sacrement de la réconciliation. Aucun sacrement ne nous a été aussi étranger dans ces dernières décennies que celui là. Et pourtant qui n’aurait pas conscience que nous avons besoin de réconciliation, que le pardon, la purification intérieure sont indispensables ? entre temps nous avons recours à la psychothérapie et à la psychanalyse : leur rôle et leurs capacités ne sont pas contestées. Mais sans la parole qui vient de Dieu de miséricorde nos tentatives de réparer notre âme malade sont insuffisantes. Cela mène à un deuxième point : j’avais dit que pour reconnaître Dieu tout l’homme est nécessaire, son entendement, sa volonté, son cœur. Pratiquement cela signifie que nous ne pouvons pas connaître Dieu si nous ne sommes pas prêts à nous laisser guider par sa volonté et si nous ne le prenons pas comme critère et orientation pour notre vie. Cela signifie encore plus concrètement : Pour vivre un chemin de foi sur la route qui mène à Dieu la vie doit suivre les commandements. Ce n’est pas une décision étrangère, imposée à l’homme. Parce que nous serons en accord avec la volonté de Dieu notre ressemblance à Dieu s’accomplira et nous deviendrons ce que nous sommes : image de Dieu. Et parce que Dieu est amour, les commandements dans lesquels sa volonté se manifeste sont les variations essentielles du seul et même thème : l’amour. Ils sont les règles concrètes de l’amour en Dieu, du prochain, de la création et de nous mêmes. Et parce que à nouveau dans le Christ réside tout le Oui à la volonté de Dieu, qu’en lui est l’image de sa grandeur, la vie selon l’amour et la volonté du successeur de Dieu, le Christ, est abandon à lui et marche avec lui. Renvoyer aux commandements a été ces dernières décennies étouffé dans l’Eglise, tant monte le soupçon de réglementation et de moralisme. En effet prendre à la lettre les commandements reste une démarche extérieure quand elle n’est pas éclairée par Dieu qui vit à l’intérieur de nous et par le Christ qui nous précède. Cela reste sur le plan de la morale quand cela n’est pas vu à la lumière de la grâce du pardon. Israël était fier de connaître la volonté de Dieu et ainsi de savoir le chemin de la vie. Le psaume 119 est dans son intégralité une nouvelle éclosion de reconnaissance et de joie, celle de connaître la volonté de Dieu. Nous connaissons cette volonté devenue chair en Jésus-Christ : elle est chemin tracé et miséricorde, accueil et guide continuels.
Ne devrions-nous pas retrouver la joie au milieu d’un monde troublé et sombre ? Raviver sans arrêt la joie que Dieu procure, la joie de sa révélation, raviver cette amitié avec Dieu, me semble être une tâche urgente de l’Eglise en notre siècle. C’est justement pour nous que valent les mots prononcés par le prêtre Esdras au peuple d’Israël qui manquait de courage après l’Exil : « La joie dans notre Seigneur est notre force ».(Neh 8,10).
Je voudrais conclure avec l’image de la Divine Comédie de Dante. Nous étions partis de la descente aux enfers, dans un monde sans Dieu. Le monde de la purification, le chemin vers Dieu. Dante le décrit comme l’ascension d’une montage. Ce cheminement extérieur devient le symbole du cheminement intérieur vers la véritable hauteur, la hauteur divine. L’ascension est d’abord infiniment difficile pour l’homme lié à la terre. Dans la représentation poétique de Dante un ange éteint après la première étape de sa route, le signe de fierté sur le front du grimpeur et voici qu’en poursuivant sa route il a un sentiment étrange : alors que nous escaladions les roches sacrées, c’est comme si j’étais libéré d’une grande chose. Et je m’exprimai ainsi : Maître, dis je, quelle est cette lourde charge qui s’est détachée de moi, pour que je n’ai plus de peine à marcher ? » (II 12, 115-120). Se libérer de sa fierté aide au dépassement de la difficulté. Nos pensées, comme l’orgueil, l’avarice, l’ambition ou tout ce qui habite de sombre et de mauvais notre âme, sont les poids qui nous empêchent de grimper, qui nous rendent incapables d’atteindre la hauteur : « plus l’homme devient pur, plus il est de la famille de l’être suprême. Que son poids diminue et sa force pour grimper croît .... La liberté grandit, elle est parfaite quand la volonté fait un avec l’exigence ». (R. Guardini, L’ange dans la Divine Comédie de Dante, 1995, page 48). Ce qui est support de notre foi et que nous appelons Eglise doit être une communauté qui se hisse vers les hauteurs, communauté dans laquelle toutes nos purifications s’accomplissent, une communauté qui nous rend capable d’atteindre la vraie hauteur de l’humanité, d’être en communion avec Dieu. Dans la mesure de cette purification, l’ascension qui est au départ si pénible mène visiblement à la joie. Cette joie doit de plus en plus émaner de l’Eglise dans le monde.
Qui est Mgr Ratzinger ?
Né à Marktl am Inn (Allemagne), le 16 avril 1927, le cardinal Ratzinger est Docteur en théologie. Nommé archevêque de München et Freisingle 25 mars 1977, il est créé cardinal le 27 juin de la même année. Depuis 1981, il est préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi à Rome. Il est également membre de la Synod of Catholic el de la Congregationfor public Worship. Il est l’auteur de nombreuses publications.
Pratique
Le texte intégral des six conférences est disponible. Il est intitulé : “Quel avenir pour l’Église ?” et sous-titré “Perspectives dans les cinq continents” (Presses de la Renaissance, 140 p., 79 F environ).
Entretien de Mgr Ratzinger, Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, avec Pierre Moracchini en 2001 sur Radio Notre Dame
En présence de Jean Duchesne.