« Le jubilé est un temps de réveil, de résurrection »

Paris Notre-Dame du 20 février 2025

L’Église universelle est entrée dans le jubilé ordinaire dédié à l’espérance. Dans une société de plus en plus sécularisée et polarisée, quel en est le sens ? Quelles sont les origines bibliques du jubilé ? À qui est-il destiné ? Entretien avec le P. Stéphane Esclef, recteur de la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre – église jubilaire –, et Sylvaine Lacout, professeur d’écriture sainte au Collège des Bernardins et directrice du Centre chrétien d’études juives.

Le P. Stéphane Esclef, recteur de la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre (18e) – église jubilaire – et missionnaire de la Miséricorde et Sylvaine Lacout, professeur d’écriture sainte au Collège des Bernardins et directrice du Centre chrétien d’études juives.
© Liam Hoarau

Paris Notre-Dame – Quelle est votre définition du jubilé ?

P. Stéphane Esclef – Le jubilé est un temps de grâce, de réconciliation et de joie. Un jubilé – et nous l’entendons dans la sonorité du mot – doit rayonner de joie ! Ce temps de grâce est donné au peuple de Dieu tous les vingt-cinq ans – contre tous les cinquante ans dans la tradition de la Bible. Il a d’ailleurs été ramené à cette fréquence pour que chaque génération puisse goûter cette pleine réconciliation avec Dieu et avec l’humanité tout entière. C’est un événement rare et sa rareté lui confère son caractère exceptionnel.

Sylvaine Lacout – Dans la Bible, le mot jubilé se dit yobel, en référence à la corne de bélier appelée à sonner avant chaque jubilé pour rassembler la communauté des enfants d’Israël. Car le jubilé ne se vit pas seul mais en groupe. C’est pour cela que la notion de pèlerinage est, selon moi, très importante : il y a là une dimension à la fois personnelle mais aussi collective du peuple de Dieu qui se met en marche.

P. N.-D. – Justement, quelles sont les origines bibliques du jubilé et comment le peuple juif le vivait-il ?

S. L. – Si l’on en retrouve quelques notions dans les livres de l’Exode et du Deutéronome, c’est surtout dans le livre du Lévitique, au chapitre 25, qu’est décrite la manière dont doivent se dérouler les années shabbatique et jubilaire avec, chacune, leurs particularités : le sol mis en jachère, le rachat des esclaves et des prisonniers, le recouvrement des terres perdues... Le jubilé biblique est un recommencement, un nouveau départ, un restitutio in integrum, c’est-à-dire une restitution intégrale. Mais, et c’est assez paradoxal, si nous savons que les juifs ont fêté des années shabbatiques, nous n’avons pas trace, dans la Bible ou dans l’histoire, qu’ils aient fait de même pour l’année jubilaire. Ce sont les chrétiens qui ont repris cette tradition.

P. N.-D. – Comment cette pratique a-t-elle évolué dans l’histoire de l’Église ?

S. E. – Le premier jubilé officiel de l’Église catholique a eu lieu en 1300, sous le pontificat du pape Boniface VIII. La notion de remise des dettes était déjà centrale – le pape François insiste d’ailleurs encore beaucoup sur la remise des dettes internationales aux pays pauvres pour leur redonner une chance de prendre un nouveau départ. La mise en place progressive du sacrement de pénitence a mené l’Église à réfléchir à cette notion de remise complète des dettes sur le plan spirituel. Notre péché a en effet des conséquences et une portée plus grande que ce dont nous pouvons avoir conscience à vue humaine.

P. N.-D. – Quelle est la pédagogie de l’Église dans l’organisation d’un jubilé ?

S. E. – L’Église nous permet de vivre un événement ecclésial communautaire. Un jubilé, qu’il soit ordinaire ou extraordinaire, ne se vit pas seul dans son coin. Certes, il peut y avoir des étapes jubilaires personnelles, mais lorsque le pape décrète un jubilé, il s’agit d’un événement d’Église, un événement mondial qui concerne tous ceux qui désirent s’inscrire dans ce mouvement. C’est l’occasion pour nous, pasteurs, de prêcher sur les fondamentaux de la foi que beaucoup ont aujourd’hui oubliés et sur l’enracinement dans la Bible parce que l’Église ne fait jamais rien sans s’appuyer sur la parole vivante de Dieu. Et l’Église le propose à travers des rites et des signes extérieurs qui aident à comprendre l’intériorité du message jubilaire, d’où la notion de porte sainte, de pèlerinage, d’indulgence, etc. Cela s’inscrit dans un mouvement incarné parce que notre religion est celle de l’Incarnation.

S. L. – Le pèlerinage est aussi une notion importante du jubilé biblique et apparaît dès l’Ancien Testament. Trois fêtes juives étaient ainsi accompagnées de montées vers Jérusalem. Il y a, à ce sujet, une très belle expression dans le livre de l’Exode qui dit que l’on s’y rend « pour être vu de Dieu ». Pas pour « voir » Dieu mais pour « être vu » de lui. C’est aussi cela le pèlerinage : se mettre en route, quitter ses certitudes et une forme de bien-être pour aller vers le Père. D’ailleurs, en hébreu, le mot heureux se dit ashré qui signifie « en marche ». L’homme heureux est un homme en marche. Le pèlerinage nous invite à ce bonheur. D’une certaine manière, ces jubilés ordinaires, qui ont lieu tous les vingt-cinq ans, sont une remise en route du peuple chrétien pour qu’il se place sous le regard de Dieu.

P. N.-D. – Dans une société de plus en plus sécularisée, quel sens donner au jubilé ?

S. E. – Le jubilé est, en quelque sorte, un temps de réveil, de résurrection pour que nous reprenions conscience que nous sommes appelés, depuis notre baptême, à vivre en état de grâce, en état de communion pleine, parfaite et entière avec Dieu, avec nos frères en humanité et avec la Création tout entière. Dans une société où l’on parle beaucoup d’écologie, l’année de jachère hébraïque n’est pas neutre. La terre n’est pas là pour produire continuellement jusqu’à l’épuisement. Les temps, les rythmes et les saisons sont importants. Le jubilé peut être une invitation à se réconcilier avec la Création, qu’il s’agisse de la nature comme des hommes.

S. L. – Une notion du jubilé demeure et peut rejoindre chacun : les œuvres de miséricorde, autrement dit soutenir son frère qui est dans la pauvreté, dans la souffrance, dans le manque, etc. Le jubilé peut alors être une invitation à sortir de soi, à rechercher notre frère. Il y a également un lien intrinsèque entre jubilé et espérance. Le jubilé n’a apparemment pas – ou très peu – été vécu par Israël. Il y a donc une dimension utopique dans cet événement que l’on est appelé à vivre mais qui n’advient pas. Par essence je dirais, le jubilé est un temps d’espérance. Et Dieu sait que notre société en a besoin !

P. N.-D. – Le jubilé est-il encore un événement populaire ?

S. E. – Il est urgent de faire connaître la grâce du jubilé. La basilique du Sacré-Cœur qui fait partie des six lieux jubilaires choisis par l’archevêque de Paris voit, déjà, de nombreux pèlerins prendre part aux différentes démarches jubilaires proposées. Nous devons annoncer combien cet événement est exceptionnel : c’est un trésor que l’Église propose !

S. L. – Nombreux sont ceux qui participent aux célébrations des Rameaux ou des Cendres et repartent, en cours de messe, une fois leur buis bénit ou les cendres reçues sur leur front. Ne négligeons pas l’importance des gestes concrets et simples ; les hommes en ont besoin. Alors que le pape François encourage à davantage développer la piété populaire, le jubilé est un temps idéal pour commencer à la mettre en pratique.

S. E. – Le Verbe s’est fait chair, il a vécu parmi nous. Jésus avait des mains, une bouche, un cœur, des pieds. Il est né, il est mort, il a été fatigué, il a dormi. Nous sommes la religion de l’Incarnation et devons rejoindre les gens dans la foi à travers cette incarnation qui est la nôtre. Cela passe par des démarches, des itinéraires, des lieux et des gestes. Peu importe la forme, mais il faut l’incarner, la concrétiser. Ce n’est pas la lumière de la petite bougie que je dépose au pied du Saint-Sacrement qui est magique mais c’est l’intention que j’y mets qui va donner un poids au geste que je pose.

P. N.-D. – Pourquoi le jubilé accorde-t-il une telle place aux indulgences plénières et comment expliquer le sens de cette démarche ?

S. E. – Pour le jubilé de l’an 2000, le pape Jean-Paul II avait rappelé : « Notre indulgence, c’est le Christ. » Cette phrase m’a profondément marqué. Notre indulgence, c’est le Christ. Par sa Passion, il a racheté notre dette au prix fort. Or, pour continuer à bénéficier de cette grâce, il nous faut prendre conscience des dégâts du mal que l’on peut commettre. Le jubilé est un temps de réconciliation avec Dieu, une reprise en main de notre vie pour un nouveau départ. Par le Christ, l’Église détient le pouvoir des clés : « Je te donnerai les clés du royaume des Cieux : tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu auras délié sur la terre sera délié dans les cieux » (Mt 16, 19). Je crois que, vrai¬ment, cette réconciliation s’opère mystérieusement mais réellement. On parle beaucoup de la notion de réparation dans le cadre des abus sexuels. L’homme a besoin de gestes qui manifestent un acte de réparation face aux dégâts commis. Les indulgences, dans cette démarche concrète de réconciliation avec Dieu, que ce soit pour soi-même ou un défunt, sont un acte de charité mais aussi d’espérance. L’indulgence, c’est le Christ qui prend sur lui toutes les conséquences de notre péché et efface notre dette.

S. L. – La notion de réparation est d’ailleurs présente dans la tradition juive. Le jubilé est vu dans ce qu’on appelle le tikoun olam, c’est-à-dire un temps de réparation du monde. Pour un juif, quiconque célèbre le shabbat et accomplit les commandements de Dieu participe à la réparation du monde, brisé depuis les commencements. On répare le monde en remettant les dettes à son frère ou en permettant qu’il soit libéré. Cette dimension est au cœur du jubilé et l’on voit bien que, lorsque des nations se remettent des dettes entre elles, elles participent d’une façon évidente à la réparation du monde !

P. N.-D. – Quel est le rôle des missionnaires de la Miséricorde, une mission instaurée par le pape François lors du jubilé extraordinaire de 2016 ?

S. E. – Le pape François veut se saisir de ce temps exceptionnel pour étendre la tendresse du Cœur de Dieu à tous. Les évêques, par mandat du pape, nomment ainsi dans leurs diocèses des ambassadeurs de la Miséricorde. Nous serons, entre autres, trois prêtres nommés à la basilique du Sacré-Cœur. Les missionnaires de la Miséricorde peuvent, en quelque sorte, « réparer ce qui est irréparable ». Ils ont l’autorité de pardonner, au nom de l’Église, cinq péchés dits réservés – qui portent le poids d’une excommunication et que normalement seul le pape peut lever – comme l’atteinte au Saint-Père, la profanation des saintes espèces ou la divulgation d’un secret de confession. Ils sont également invités à annoncer à temps et à contretemps la Miséricorde. Et, comme je le dis souvent, un missionnaire de la Miséricorde ne s’use que s’il ne sert pas !

P. N.-D. – On entend souvent dire que le Cœur de Jésus est pour tous, mais la démarche jubilaire, sacramentelle, concerne, de fait, les catholiques. Comment rejoindre ceux qui sont loin de l’Église ?

S. E. – C’est une question que nous devons nous poser concernant l’accueil de ceux qui frappent aux portes de nos églises ! Nous ne pouvons, bien entendu, pas faire comme s’ils étaient baptisés ; ce serait du théâtre. En revanche, il nous faut apprendre à les écouter, savoir où ils en sont et, peut-être, voir jusqu’où aller. L’Église doit rejoindre le besoin de réconciliation que beaucoup ressentent dans leur cœur, les aider à exprimer leur peine et prier pour eux. Nous sommes des ambassadeurs et avons donc un rôle à jouer. La communion des saints, c’est entre nous tous, humains, et pas uniquement entre catholiques. L’Église propose ce jubilé à tout homme de bonne volonté et nous avons une mission vis-à-vis de ceux qui ne partagent pas notre foi.

P. N.-D. – Quelle est votre espérance pour ce jubilé ?

S. E. – Mon espérance est que le maximum de personnes puisse goûter à la grâce du jubilé, à la basilique du Sacré-Cœur. Je vois tous les jours de mon existence la preuve de l’existence de Dieu. Que cette joie que je reçois ici, et dont je suis le modeste intendant, puisse être partagée à tous. Parce que ma joie est de voir les gens réconciliés avec eux-mêmes, avec leurs frères et avec Dieu. C’est ma joie et mon espérance.

S. L. – Je puise, pour ma part, une grande source d’espérance en relisant la manière dont le jubilé est présenté dans Lévitique 25 : à travers de petits gestes simples de la vie quotidienne – prêter de l’argent à un tel, être attentif à tel autre, mieux traiter les gens qui sont autour de moi –, on peut participer, à notre échelle, à la réparation de ce monde.

Propos recueillis par Mathilde Rambaud

Jubilé de l’espérance

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