Les dominicains d’Arcueil, victimes pendant la Commune de Paris
Récit de l’emprisonnement et du massacre des dominicains d’Arcueil, extrait de la Semaine Religieuse de Paris du 1er juillet 1871.
LES MARTYRS D’ARCUEIL.
Pro justitia agonizare pro anima tua, et usque ad mortem certa pro justitia.
ECCL. IV. [1]
Au printemps de 1863, dix-huit mois après la mort du P. Lacordaire, quelques religieux dominicains du tiers ordre enseignant, avant à leur tête le R. P. Captier, furent envoyés pour établir dans l’ancienne maison de Berthollet un collège sous le nom du bienheureux Albert le Grand.
C’était une œuvre difficile, et dès les premières tentatives elle rencontra une opposition aussi opiniâtre qu’hypocrite de la part du gouvernement d’alors. Pour sauver d’une abrogation tacite cette loi de 1860, à laquelle la France d’aujourd’hui doit des légions si vaillantes et si fidèles, il fallut recommencer le combat soutenu en 1831 par le P. Lacordaire dans l’affaire de l’école libre. Privés de leur habit religieux et tourmentés à chaque instant par d’indignes tracasseries, le P. Captier et ses compagnons demeurèrent fidèles à leur poste d’honneur. Enfin, après deux ans d’attente et de travail, ils purent jouir en paix du bénéfice de la loi commune et parler librement à la jeunesse selon les inspirations de leur cœur et de leur foi.
La maison d’Arcueil, ainsi fondée dans la lutte, n’a cessé dès lors de prospérer et de grandir sous la main vigilante et affectueuse du P. Captier. Il en connaissait tous les membres jusqu’au plus intime du cœur ; il les entourait d’une tendresse religieuse et virile ; pas un seul d’entre eux à qui il n’ait fait du bien. En même temps il se préoccupait de toutes les questions qui se rapportent à l’éducation de la jeunesse, et il luttait de toutes ses forces contre l’envahissement de ces écoles sans Dieu, si audacieusement imposées depuis lors aux familles de Paris. Appelé dans la commission d’enseignement supérieur comme le représentant le plus autorisé des écoles libres, il y apportait les vingt années de son expérience, les aspirations de sa famille religieuse, et les élans d’un cœur tout dévoué à la lumière et à la liberté des enfants de Dieu. Rentré dans sa cellule, il y retrouvait les soucis d’une âme qui veut être entièrement et profondément religieuse. Il s’inquiétait des progrès de tous dans l’observance des lois de la communauté, convaincu que le meilleur moyen de faire du bien aux âmes est de puiser en Dieu le courage et la lumière dont on a besoin pour les servir.
Les choses en étaient là, et l’école d’Arcueil comptait près de trois cents élèves quand la guerre vint à éclater. La première pensée de tous, dans cette maison aussi ardemment française que profondément chrétienne, fut de s’associer, dans la dernière mesure du possible, aux efforts du pays luttant contre l’étranger. Les élèves offrirent une somme considérable pour les futures victimes de la guerre. Les religieux donnèrent leur personne. Trois d’entre eux partirent pour les ambulances et passèrent l’hiver sur le chams de bataille tandis que tous les autres se consacraient, dans l’enceinte même du collège, au soulagement des pauvres blessés du siège de Paris [2] dévouement d’autant plus méritoire que l’école d’Arcueil située aux avant-postes de l’armée française, était perpétuellement sous le feu des canons allemands.
Le siège étant fini, l’école d’Arcueil rouvrit ses portes aux élèves et recommença, dès le mois de mars, sa vie de régularité et d’enseignement. Alors éclata la guerre civile. Placée entre le fort de Montrouge, le fort de Bicêtre et la redoute des Hautes- Bruyères, l’école se trouvait nécessairement enfermée dans les lignes de la commune de Paris. Au lieu d’abandonner leur maison, les pères résolurent de continuer plutôt leurs fonctions d’ambulanciers ; ils relevèrent au fronton de leur collège le drapeau de la convention de Genève, et, avec le secours des maîtres auxiliaires que la paix avait réunis autour d’eux, ils recommencèrent à parcourir les champs de bataille du sud de Paris pour recueillir les blessés et donner la sépulture aux morts. A l’intérieur de l’école, les pauvres soldats, réguliers ou fédérés, étaient soignés par la main charitable des sœurs de Sainte-Marthe.
Dans les premiers temps, ces efforts d’abnégation furent respectés par les gens de la commune. Les moins égarés d’entre eux se plaisaient à être soignés et accueillis par les dominicains d’Arcueil. Plusieurs perquisitions eurent lieu néanmoins, pendant lesquelles la maison fut fouillée de fond en comble, sans qu’on y trouvât autre chose que les insignes témoignages d’une charité que rien ne décourageait. On continua avec d’autant plus d’ardeur à relever les blessés sur le champ de bataille, et l’on attendit patiemment le triomphe de la justice et de la liberté. Nombre de bataillons de la garde nationale entrèrent ainsi en relation avec l’école. Plusieurs montrèrent de la reconnaissance et quelque sympathie ; mais en cela tout dépendait des officiers. Ainsi le 101e bataillon, commandé par un sieur Cerisier, « condamné trois fois à mort, et ne croyant ni à Dieu ni aux hommes », loin de se montrer bienveillant, semblait pardonner à peine les actes de charité dont il était l’objet.
Le 17 mai, plusieurs événements eurent lieu qui émurent et inquiétèrent les insurgés. A l’avenue Rapp, c’est-à-dire dans l’enceinte de Paris et à 6 kilomètres au moins d’Arcueil, une capsulerie faisait explosion. Dans le val de la Bièvre, divers postes avaient été enlevés à la baïonnette et sans bruit. Enfin, à quelque pas de l’école, le château de M. le marquis de Laplace, transformé en caserne et occupé par les fédérés, avait été incendié. On voulut absolument que la communauté d’Arcueil fût pour quelque chose dans ces faits si dissemblables ; il n’en fallait pas davantage aux fédérés pour décider une arrestation.
Le vendredi 19 mai, entre quatre et cinq heures du soir, l’école d’Arcueil, renfermant vingt blessés recueillis la nuit précédente sur le champ de bataille, reçut la visite des citoyens Léo Meillet et Lucy Duat, envoyés de la commune de Paris et revêtus de l’écharpe rouge ; Thaler, Prussien, sous-gouverneur du fort de Bicêtre, et Cerisier, Chef du 101e bataillon de la garde nationale de Paris. Pendant que ces messieurs entraient par la porte principale, le 101e et le 120e bataillons cernaient la propriété en enfonçant les clôtures et pénétraient par toutes les issues, laissant des sentinelles de distance en distance, avec la consigne de passer par les armes quiconque tenterait de sortir.
Sur l’ordre de Léo Meillet, le P. Captier dut comparaître. On lui présenta un mandat de la commune n’alléguant ni plainte ni motif légal, mais signifiant à tous les membres de la communauté, depuis le prieur jusqu’à la dernière des servantes de la cuisine, d’avoir à se mettre à la disposition des délégués. Une demi-heure fut accordée pour les préparatifs indispensables, et comme on sonnait la cloche afin de réunir les personnes de la maison, Lucy Pyat, prenant ce son de cloche pour un signal suspect, parlait déjà de fusiller l’enfant coupable d’un si grand crime. Cependant, un à un, les religieux, les professeurs auxiliaires, les sœurs, les domestiques et les sept ou huit élèves restés dans la maison s’étaient réunis autour du P. Captier. Lorsque fut donné le signal du départ, tous se mirent à genoux, les yeux pleins de larmes, et lui demandèrent sa bénédiction. « Mes enfants, leur dit-il, vous voyez ce qui se passe ; sans doute on vous interrogera : soyez francs et sincères comme si vous parliez à vos parents. Rappelez-vous ce qu’ils vous ont recommandé en vous confiant à nous, et, quoi qu’il arrive, souvenez-vous que vous avez à devenir des hommes capables de vivre et de mourir en Français et en chrétiens. Adieu : que la bénédiction du Père, du Fils et du Saint-Esprit descende sur vous et y demeure toujours, toujours ! »
Alors s’organisa le voyage fatal. Les chevaux et les voitures de l’école ayant été mis en réquisition, on y entassa d’abord les religieuses et les femmes au service de la maison, en leur interdisant, sous peine d’être fusillées, toute parole, tout geste, tout signe d’adieu. Elles furent dirigées d’abord sur la Conciergerie, puis sur la prison de Saint-Lazare, dernier asile des femmes perdues. L’arrivée des troupes de Versailles leur rendit la liberté dès le mardi suivant, avant que les malfaiteurs de la commune eussent pu mettre à exécution les menaces odieuses dont elles furent l’objet pendant quatre jours. Les élèves devaient également être emmenés ; mais, grâce au peu d’entente des chefs fédérés, on sursit à leur arrestation. Plus tard il fut question de les conduire à l’hôtel de ville et même aux barricades : mais on n’en fit rien, et ils demeurèrent assez tranquilles dans une partie reculée de la maison, sous la garde admirablement intelligente et dévouée du jeune Jacques de la Perrière, dont la conduitee en ces jours difficiles fut au-dessus de tous les éloges.
Lorsqu’il ne resta plus que les pères, les professeurs et les domestiques, on les fit descendre dans la première cour, où ils furent entourés par les hommes des 101e et 120e bataillons. La porte s’ouvrit et le triste cortège se mit en route pour le fort de Bicêtre, situé à trois kilomètres de l’école. On traversa d’abord les rues d’Arcueil. La population regardait en silence, mais toute sa sympathie était pour les prisonniers. « Quand ils sont passés devant notre porte, disait une pauvre femme, et que j’ai vu marcher au milieu des fusils le P. Captier et tous ces messieurs qui nous faisaient tant de bien, j’ai pensé que c’était Jésus-Christ avec ses disciples, s’en allant à Jérusalem pour y être crucifié. » A Gentilly, qu’il fallut traverser ensuite, les sentiments n’étaient plus les mêmes, et les prisonnier durent subir toutes sortes de paroles outrageantes.
Il était sept heures du soir quand la colonne arriva au fort de Bicêtre. Les captifs furent enfermés d’abord dans une chambre étroite où ils durent attendre, au milieu des insultes les plus grossières, leur tour de comparaître devant le gouverneur du fort pour les formalités de l’écrou. Elles durèrent longtemps, à cause du nombre Chacun subissait un semblant d’interrogatoire où il n’était question d’aucun crime, délit ou chef d’accusation quelconque ; puis il était fouillé, dépouillé de tout ce qu’il portait sur lui (les bréviaires même furent enlevés aux religieux), et conduit dans la casemate n° 10, qui regarde la porte du fort [3]. Il était près de minuit quand on y déposa le P. Captier et les autres religieux. Groupe par groupe, leurs compagnons arrivèrent : vers deux heures du matin, la porte se referma sur les derniers. Elle ne devait plus se rouvrir pour eux qu’au moment de marcher à la mort.
Cette première nuit fut extrêmement dure : la casemate renfermait à peine quelques restes de paille humide et hachée déjà par le séjour des soldats bavarois, et chacun dut chercher à tâtons une place libre sur le sol nu. Le jour étant arrivé, on tâcha de rendre moins incommode ce lamentable réduit. A force de réclamations, on obtint quelques bottes de paille fraîche, et, après quelques jours, les bréviaires furent rendus aux religieux. Le P. Captier, ayant pu obtenir du papier et un crayon, entra en relations avec le gouverneur du fort. Il obtint ainsi la mise en liberté de deux enfants, Emile Delaitre et Paul Lair, incarcérés avec les autres serviteurs de l’école. Ce qu’il obtint plus difficilement, ce fut la faveur d’un sérieux interrogatoire ; car les vingt-cinq prisonniers ignoraient absolument la cause de leur arrestation. Quelque chose fut accordé cependant : le dimanche, dans l’après-midi, le P. Captier et le P. Cotrault furent amenés devant le citoyen Lucy Pyat, qui, après une conversation assez longue, leur déclara qu’ils n’étaient ni condamnés, ni accusés, ni prévenus, ni même prisonniers, mais simplement retenus en qualité de témoins. En cela il leur disait, sans le savoir, une parole prophétique ; car Dieu les avait marqués pour rendre à son nom le témoignage suprême du sang versé.
On espérait que les interrogatoires continueraient le lendemain lundi ; mais il n’en fut rien. Au contraire, à partir de ce moment, les chefs du fort cessèrent leurs relations avec les prisonniers. Il est probable qu’en s’abstenant ainsi ils cédaient à la pression de leurs hommes ; car, pendant que les officiers conservaient encore vis-à-vis des pères un semblant de politesse, leurs subordonnés renouvelaient à toute heure leurs outrages et cherchaient à les rendre de plus en plus grossiers. A chaque instant on voyait paraître aux fenêtres de la casemate des hommes avinés et des créatures infâmes : ils regardaient les prisonniers, puis leur jetaient à la face des épithètes impossible à reproduire, ou bien lisaient avec affectation les articles les plus éhontés des journaux de la commune. Un jour ils aperçurent le sous-gouverneur du fort qui, la casquette à la main, réintégrait le P. Captier dans sa prison après une sorte d’interrogatoire. Cet acte de respect exaspéra les fédérés : il y eut comme une émeute à la porte de la casemate ; à partir de ce moment, les vivres que les prisonniers recevaient furent pillés et supprimés en route, de telle sorte que pendant deux jours on leur refusa jusqu’à un verre d’eau.
Le mercredi 24, on fit une exécution dans la cour du fort, sous leurs yeux ; il y eut à ce propos un redoublement de menaces et d’allusions cruelles. Ce jour-là, M. l’abbé Féron, aumônier de l’hospice de Bicêtre, vint trouver le gouverneur du fort et le supplia de lui confier à lui-même les membres de la communauté d’Arcueil, déclarant qu’il en répondait sur sa tête jusqu’à ce qu’ils pussent être jugés. Ce généreux effort devait être inutile, d’ailleurs la commune avait déjà tout réglé : l’école était vouée au pillage et à l’incendie [4] ; quant aux personnes, elles appartenaient au 101e bataillon et à son chef, qui en disposeraient selon les circonstances.
Quelles étaient, pendant cette longue semaine d’agonie, les pensées de nos prisonniers ? Leurs compagnons de captivité nous racontent qu’une douce gaieté ne cessa de régner dans ce triste cachot. Excepté quelques serviteurs mariés et pères de famille, dont l’attitude était plus sombre et l’air plus accablé, tous continuaient leur vie ordinaire, non qu’ils oubliassent ou méprisassent la mort mais parce qu’ils avaient fait à Dieu, pour la France, le sacrifice de leur vie. Les religieux multipliaient leurs prières habituelles ; ils s’encourageaient l’un l’autre et exhortaient leurs compagnons. Chaque soir on disait le chapelet en commun, et l’on ajoutait aux formules ordinaires un souvenir pour les frères absents. De temps en temps le P. Captier, accablé de fatigue et brisé par les privations, se soulevait pour faire quelque pieuse lecture ou adresser à ceux dont il était le chef des paroles de vie et de salut. Du dehors, les fédérés assistaient et insultaient à ces prières. Un matin que l’horizon était en flammes du côté de Paris, le P. Captier disait son bréviaire en marchant à grands pas : « Oui, priez Dieu, lui cria-t-on à travers la fenêtre, afin que les torpilles dont la ville est remplie ne fassent pas explosion. — Je le fais », répondit-il paisiblement et tristement ; puis, ayant achevé son bréviaire, il demanda à ses compagnons de prier avec lui.
Le jeudi 25, au point du jour, on remarqua dans le fort un mouvement extraordinaire : on enlevait et on enclouait les canons ; les clairons sonnaient longuement le signal de l’assemblée. A un certain moment, les prisonniers purent croire que tout le fort était évacué et qu’il leur suffisait, pour être sauvés, d’attendre patiemment l’arrivée des troupes de Versailles. Mais l’espérance ne fut pas de longue durée : une troupe armée se présenta tout émue à la porte de la casemate. Comme les clefs manquaient, on se fit jour à coups de crosse et l’on intima aux captifs l’ordre de partir immédiatement avec la colonne qui rentrait dans Paris. « Vous êtes libres, leur diton, seulement nous ne pouvons vous laisser entre les mains des Versaillais ; il faut nous suivre à la mairie des Gobelins ; ensuite vous irez dans Paris où bon vous semblera. »
Le trajet fut long et pénible, des menaces de mort étaient proférés à tout instant ; les femmes surtout se montraient furieuses et avides de voir mourir ces hommes couverts d’un vêtement sacré. On descendit vers la porte d’Ivry ; sur le chemin, quelques coups de fusil tirés de Bicêtre occasionnèrent un certain trouble dont le P. Rousselin profita pour s’esquiver et retourner à Arcueil. Les autres durent continuer leur route vers Paris. Arrivés à la mairie des Gobelins, au milieu des cris de mort de la foule affolée par le voisinage de l’armée régulière, ils parlent en vain de la liberté qu’on leur avait promise : « Les rues, dit-on, ne seraient pas sûres ; vous seriez massacrés par le peuple ; restez ici. » On les introduit et on les fait asseoir à terre dans la cour de la mairie, où pleuvent les obus et où les fédérés apportent les cadavres de leurs victimes, afin de montrer à ces « canailles » de quelle manière la commune traite ses ennemis. Au bout d’une demi-heure, un officier arrive et les mène à la prison disciplinaire du 9e secteur, avenue d’Italie, n° 38. En y entrant, les captifs d’Arcueil reconnaissent le 101e bataillon et le citoyen Cerisier, son chef, c’est-à-dire les mêmes hommes qui avaient opéré leur arrestation. Il est alors dix heures du matin. Vers deux heures et demie, un homme en chemise rouge ouvre brusquement la porte de la salle. « Soutanes, dit-il, levez-vous, on va vous mener à la barricade. » Les pères sortent en effet, avec M. l’abbé Grancolas et les autres, et sont conduits vers la barricade élevée devant la mairie des Gobelins. Là on offre aux religieux des fusils pour combattre. « Nous sommes prêtres, disent-ils, et de plus nous sommes neutralisés par notre qualité d’ambulanciers ; nous ne prendrons pas les armes. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de soigner vos blessés et de relever vos morts. — Vous le promettez ? demanda l’officier de la commune. — Nous le promettons. » A cette parole, on reprend le chemin de la prison disciplinaire, avec une escorte de fédérés et de femmes armées de fusils.
Une fois enfermés, les prisonniers ne songent plus qu’à se préparer au passage suprême. Tous se mettent à genoux pour offrir une dernière fois le sacrifice de leur vie, tous se confessent et reçoivent l’absolution. Ils n’auront pas la dernière consolation du chrétien mourant, celle de recevoir le divin viatique. Dieu n’a pas jugé que cette grâce leur soit nécessaire : d’ailleurs, entre leur prison et le ciel le trajet sera si court !
A quatre heures et demie environ, nouvel ordre du citoyen Cerisier. Tous les prisonniers sortent et défilent dans l’impasse qui précèdent la prison, pendant que les fédérés du 101e bataillon chargent leurs armes avec un fracas trop significatif. Déjà tout le monde est à son poste, des pelotons sont placés à toutes les issues des rues voisines. Sur l’avenue, dit-on, le citoyen Cerisier est assis dans une voiture avec une femme à son côté : c’est ainsi qu’il préside aux hautes œuvres de la commune de Paris. Alors retentit le commandement : « Sortez un à un dans la rue ! » Le P. Captier se retourne à demi vers ses compagnons : « compagnons : « Allons, dit-il, mes amis, c’est pour le bon Dieu ! »
Aussitôt le massacre commence. Le P. Cotrault sort le premier et tombe frappé mortellement. Le P. Captier est atteint d’une balle qui lui brise la jambe, et va tomber, transpercé d’une autre à plus de cent mètres, vers le lieu où, en 1848, les instance massacrèrent le général Bréa. Le P. Bourard aussi, après avoir été atteint, peut faire quelques pas dans la même direction, puis il s’affaisse sous une seconde décharge. Les PP. Delhorme et Chatagneret tombent foudroyés. M. Gauquelin tombe avec eux. M. Vola, cinq domestiques [5], sortis de l’impasse à la suite des pères, ont le temps de traverser l’avenue d’Italie, mais ils sont frappés à mort avant d’avoir trouvé un refuge.
Les autres prisonniers parviennent à s’échapper [6], M. Pahle Grancolas, à peine touché par les balles, entre dans une maison où une femme lui jette les vêtements de son mari, M. Rézillot n’est atteint que d’une manière insignifiante. MM. Bertrand (Edouard), Gauvin, Delaitre, Brouho, Duché, parviennent à se mettre à l’abri dans les maisons ou les caves voisines, puis dans les rangs de l’armée nationale. Comme les desseins de Dieu sont impénétrables ! S’il eût permis à nos soldats d’arriver une heure plus tôt, tous les martyrs d’Arcueil échappaient à la mort !
Cependant le massacre accompli ne suffit pas à la fureur des assassins : on se précipite sur les cadavres, on les insulte en les découvrant ; à coups de baïonnette et de hache on brise les membres et les crânes ensanglantés. Les soldats du 113e régiment, qui entrent en vainqueurs après avoir franchi les barricades, reconnaissent ces morts glorieux, ils se penchent vers leurs cadavres, s’emparent des rosaires qui pendent à leur ceinture, et se les partagent, grain à grain, comme de saintes reliques. Hélas ! eux passés, les profanations recommencent, et pendant plus de quinze heures les cadavres des martyrs restent exposés à tous les outrages imaginables.
Le lendemain matin, un prêtre du quartier, M. l’abbé Guillemette, les trouva sur sa route, et comme ils étaient couverts d’un habit religieux, il s’informa des circonstances de l’assassinat. Aussitôt il fit recueillir ces saintes dépouilles, qui furent transportées toutes ensemble dans la maison des frères de la rue du Moulin-des-Prés. Là, un professeur d’Arcueil, M. d’Arsac, vint reconnaitre les corps, les marquer chacun de leur nom, et réclamer pour eux le respect dû aux martyrs des saintes causes. En même temps, M. Durand, curé d’Arcueil, et M. Eugène Lavenant, maire, étaient avertis de la mort des dominicains, leurs amis et leurs compagnons à l’heure du danger. Ils vinrent ensemble demander les restes des suppliciés de la veille, et les rapportèrent à Arcueil. On eût voulu les enterrer dans l’enceinte de l’école, où le P. Rousselin les attendait avec Jacques de la Perrière et les élèves demeurés fidèles à leur chère maison ; mais il eut fallu remplir de longues formalités, et les corps étaient tellement broyés qu’on n’avait pas même le temps de leur faire des cercueils.
Le char qui les renfermait, suivi d’une foule frémissante de douleur et de colère, fut conduit au cimetière commun. Là, dans une même fosse, ils reposent l’un près de l’autre, ayant pour tout linceul leurs vêtements ensanglantés.
Cette tombe sans gloire ne doit pas être le dernier asile des martyrs d’Arcueil. Le P. Captier et ses compagnons reposeront sous les ombrages de l’école que leur travail a fondée et que leur sang rend désormais illustre. Non seulement les religieux qui furent les frères des victimes, et les élèves qui furent leurs enfants, mais tous ceux qui ont souci de la religion et de la patrie, viendront prier sur leur sépulcre et méditer les enseignements de leur mort.
Source : La Semaine Religieuse de Paris, 1er juillet 1871, pages 7 à 15.
[1] NDLR : Lutte pour la vérité jusqu’à la mort, et le Seigneur Dieu combattra pour toi. (Si 4, 28).
[2] Environ quinze cents blessés ou malades furent reçus et soignés dans l’ambulance de l’école Albert le Grand.
[3] Voici les noms de ceux qui furent ainsi incarcérés :
Au fort de Bicêtre :
Les RR. PP. Captier, prieur de l’école d’Arcueil ; Bourard, aumônier ; Delhorme, régent des études ; Cotrault, procureur ; Rousselin, censeur ; Chatagneret, professeur, tous religieux profès du tiers ordre enseignant de Saint-Dominique, à l’exception du R. P. Bourard, qui appartenait à l’ordre des Frères prêcheurs.
MM. Voland, Gauquelin, l’abbé Grancolas, Bertrand (Edouard), Rézillot, Petit, Gauvin, maîtres auxiliaires.
MM. Gros (Aimé), Marce, Cathala, Cheminal (Joseph), Dintroz, Brouho (Simon), Duché, Bussi, Schepens, Delaitre père, Delaitre fils et Paul Lair, serviteurs de l’école.
Les prisonnières de Saint-Lazare étaient :
La mère Aloysia Ducos, supérieure des sœurs de Sainte-Marthe, avec les sœurs Elisabeth Poirier, Louise-Marie Carriquiry, Louis de Gonzague Dorfin, Mélanie Gatineaud. Mesdames Angèle Marce, Marguerite Cathala, Clara Delaitre, Veuve Guégon ; mesdemoiselles Gertrude Faas, Catherine Morvan, Louise Cathala (âgée de huit ans).
[4] Le pillage eut lieu en effet le 25 mai : le temps manqua pour l’incendie.
[5] Aimé Gros, Marce, Cheminal, Dintroz et Cathala.
[6] Jusqu’à ce jour on n’a pu connaitre d’une manière absolument certaine le sort de M. Petit. Tout porte à croire qu’il a pu échapper aux premiers coups de feu, mais qu’il a été repris par les fédérés et fusillé par eux sur une barricade. C’est de lui, selon toute apparence, que M. l’abbé Lesmayoux parle dans une lettre adressée à l’Univers.