Madeleine Delbrêl, la sainteté ordinaire

Paris Notre-Dame du 5 avril 2018

la déclarait vénérable. Madeleine Delbrêl, poète, mystique et assistante sociale, a quitté Paris pour s’installer et vivre, dans l’entre-deux guerres, dans la ville marxiste d’Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne). Quel est son héritage aujourd’hui en Île-de-France et dans le monde ? Enquête.

On peut aisément l’imaginer, penchée, un crayon à la main, sur sa grande table ovale en bois. L’imaginer écrire, raturer, réécrire, observer d’un œil malicieux la liste des drapeaux, communistes, des républiques de l’ex-URSS, disposée devant elle. S’assombrir un instant, remettre ses lunettes et reprendre la plume. L’intérieur de sa maison, 11 rue Raspail à Ivry-sur-Seine (Val de- Marne), n’a guère changé. Son canapé-lit est toujours recouvert d’un plaid orange, le lavabo situé en face est toujours là ; sa chaise, aussi. Elle était assise dessus quand, un jour d’automne 1964, quelques jours avant ses 60 ans, Madeleine Delbrêl s’est éteinte à sa table de travail. Cette table, son « établi », qui lui permit d’écrire ces textes incisifs. « Ses écrits sont sans doute son premier héritage », confie le P. Gilles François, postulateur de sa cause en béatification. Lui parle de « sainteté d’écriture », une écriture enlevée, poétique et spirituelle.

De l’athéisme à la foi En arrivant à Paris avec ses parents, en 1916, Madeleine, fille unique, écrit déjà. Elle a 12 ans et intègre assez vite le cercle littéraire Les Amis de Montaigne. Elle dérive alors vers un athéisme nihiliste. En 1926, elle reçoit le prix de poésie Sully Prudhomme de l’Académie française. Mais son écriture a changé : elle transpire la foi. Cette foi, elle l’apprivoise grâce à sa rencontre avec Jean Maydieu, un jeune homme avec qui elle imagina partager sa vie, avant que celui-ci ne s’en aille sans la prévenir chez les Dominicains. Moment très douloureux pour Madeleine mais cette relation « sema le doute dans son athéisme ». Et, selon elle, c’était l’essentiel pour tout chrétien : vivre sa foi « si bellement et si joyeusement, si surnaturellement que tous aient envie de la vivre ». Comme chez beaucoup de convertis, il y a du feu chez Madeleine. Une radicalité qui la conduisit à tout quitter pour installer avec quelques amies, en 1935, une maison ouverte à tous à Ivry, ville marxiste. « Ici, elle accueillait, raconte le P. Jean- Pierre Gay, président de l’association Les Amis de Madeleine Delbrêl et curé de N.-D. du Sacré-Coeur à Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne). On venait la voir pour une aide particulière : elle la donnait. » En parallèle, elle travaillait en tant qu’assistante sociale. Ses « équipières » faisaient de même, chacune ayant un métier. La dernière en vie, Suzanne Perrin, s’est éteinte quelques jours après l’annonce, le 26 janvier, du pape François déclarant vénérable Madeleine Delbrêl. Cette disparition pourrait sonner la fin de l’action de Madeleine. Au contraire, « tout commence », sourit le P. Gay.

Une spiritualité qui éclaire le monde entier.
À Ivry d’abord, « elle a inspiré beaucoup de communautés religieuses à vivre cette présence dans les quartiers, analyse aujourd’hui Mgr Michel Santier, évêque de Créteil (Val-de-Marne). Les Auxiliatrices de la Charité longtemps présentes dans le quartier de l’Horloge, à Vitry, par exemple, ou encore la communauté des Fils de l’Immaculée à Bonneuilsur- Marne et les Oblats de Marie-Immaculée vivant dans une cité à Orly… » L’évêque lui-même a été conquis par cette spiritualité. Depuis novembre, il s’en va rencontrer les habitants de son diocèse, chez eux, les écouter, et méditer avec eux, la parole de Dieu. C’est ce que faisait, en son temps, Madeleine, inspirée par l’abbé Lorenzo, curé de St-Dominique (14e), sa paroisse au moment de sa conversion. Là, une crypte lui est d’ailleurs dédiée. « Beaucoup de paroissiens en parlent encore, confie le curé actuel, le P. Slawek Zabiegalowski. Madeleine a laissé un héritage spirituel et pastoral : cet appel notamment à “sortir de nos cavernes” pour “être sur le front”, aux côtés de non-croyants. » Aujourd’hui, des centaines de pèlerins viennent se recueillir sur les lieux de la conversion de la poète-mystique. Certains viennent de France, beaucoup aussi d’Italie, d’Allemagne, de Belgique ou du Canada. Ils s’arrêtent à Paris avant d’aller à Ivry. Là, devant l’augmentation des demandes, Les Amis de Madeleine Delbrêl leur ont organisé un parcours en attendant la réhabilitation de la maison qui devrait débuter à l’automne prochain. « Les Italiens viennent chercher une Église qu’ils peinent à trouver chez eux, explique Catherine Deschamps, l’une des “guides” de ce parcours. Une Église proche des gens du milieu populaire, chrétiens ou non. » À Lille (Nord), depuis peu, la Fraternité diocésaine des parvis s’attache à poursuivre son oeuvre et son action. Le P. Gilles François, lui, a accepté de coordonner « des week-ends de discernement dans l’esprit de Madeleine Delbrêl » pour une douzaine de personnes désirant donner leur vie sous forme de laïcat consacré. « Cela s’est produit au moment où le pape a reconnu ses vertus héroïques, remarquet- il. J’y vois un signe de Dieu. » Signe aussi, cette supplique envoyée par les évêques de France au Vatican pour accélérer le procès en béatification. « Le pape veut donner des figures de sainteté qui soient accessibles à tous les fidèles », soulève Mgr Santier. Des figures proches des plus démunis, proches de ceux qui se trouvent éloignés de Dieu. Des saints de l’ordinaire.

Isabelle Demangeat

« Routes »
« Il y a un lieu qu’il faut toujours quitter, c’est notre lieu chrétien : qu’il soit seulement nous ou tout noyau social. Ce départ est à la fois un départ de tout nous-mêmes et une adoption de tout nous-mêmes par le milieu qui va nous recevoir, ou par ce milieu dont nous faisons partie sans une réelle fusion. C’est pourquoi il y aura pour nous des routes de toutes les longueurs et de tous les genres. Route, ce coup de téléphone qui va nous brancher sur la vie d’un autre. Route, la rue à traverser pour aller chez des gens que nous n’avons jamais vus ; cet escalier à monter pour aller chez des gens que, jusqu’à présent, on avait seulement salués sur le palier. Route le métro que l’on prend ensemble, ou le trottoir de sortie d’usine. […] Route le métier qui nous conduit au coeur de l’usine ou dans le bureau le plus sans Dieu d’une mairie. Route la technique de soigner ou de guérir que l’on apprend. Route le silence et route la parole. Route nos vêtements et nos maisons. Routes vers le futur royaume de Dieu. » « Missionnaires sans bateaux », dans La sainteté des gens ordinaires, Nouvelle Cité, p. 66.

Madeleine Delbrêl