« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Mardi saint 7 avril 2020
Méditation du Mardi saint.
On pourrait mettre « nous » à la place de « tu », mais Jésus a dit « tu ». Ces paroles du psaume 21 qu’il reprend à son compte et qu’il cite sur la croix avant de mourir, nous avons envie ou besoin de les dire aujourd’hui. Le Seigneur nous a-t-il abandonné ? Pourquoi malgré toutes ces prières n’intervient-il pas ? Pourquoi laisse-t-il le virus se propager de façon aussi sournoise ?
Ces questions bousculent notre foi au milieu du drame que nous traversons. En disant cette prière (puisque ça commence par « mon Dieu »), Jésus réunit en lui, Dieu et l’homme abandonné. Il rejoint son Père (il l’appelle) et il rejoint le souffrant abandonné. Il fait corps avec l’Un (son Père) et l’autre (chacun de nous). C’est là que se joue notre relation et notre confiance en Dieu. Il se fait porte-parole de l’abandonné (qu’il est lui-même) et porte- Parole de Dieu (qu’Il est Lui-même, comme Verbe fait chair). Notre religion dit Dieu à l’intérieur de la souffrance humaine.
Quand l’Evangile dit « il faut que le Fils de l’homme meurt », il ne dit pas une obligation, une contrainte sacrificielle, il dit une nécessité spirituelle de rédemption, de salut. Le premier drame de la vie humaine est qu’elle a une fin terrestre : la mort, injustice majeure. Et le deuxième drame, c’est qu’à l’intérieur même de notre condition mortelle, nous sommes capables de produire de la mort physique (le malheur) et spirituelle (le péché).
Et Jésus est Dieu. Il est le Fils de Dieu qui vient prendre sur lui toute cette condition humaine dramatique. Pour la transformer, la ressaisir de l’intérieur. C’est comme Fils qu’il dit « pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Pour que nous autres, fils, nous soyons associés à cet abandon, inclus dans son abandon à Lui. Il saisit notre condition filiale dans la sienne. Par sa mort de Fils. Jésus entre dans notre mort filiale pour retisser en nous nos filiations brisées : entre nous et son Père (le manque de foi), entre nous et nos proches (le manque de charité et de pardon) entre nous et la création (le désir de toute-puissance). Jésus vient rétablir l’intégrité et l’intégralité de notre condition filiale.
Depuis la rupture de cette condition filiale (que nous appelons le péché originel, le malheur originel), il y a en chacun de nous, un fils qui est au tombeau. Et le Fils donne sa vie pour vaincre cette mort du fils en nous. Il le fait de deux manières : pour le temps de l’éternité par sa Résurrection, il nous redonne accès à la vie éternelle. Et pour le temps de notre combat sur la terre, par le don et la force de son Esprit.
Cette capacité de vie spirituelle est posée en nous depuis l’origine : nous l’appelons dans le récit de la Genèse « le souffle de vie », un souffle spécialement donné aux hommes (que les animaux et le monde végétal n’ont pas). Cette « ruah » c’est de pouvoir prier Dieu, crier vers Dieu, chercher Dieu, l’implorer ou le louer selon les circonstances. Seul l’homme prie : Et Jésus se fait prière pour nous donner dans cette situation d’abandon, la vie d’en Haut, la force d’en Haut.
Cette grâce, nous le voyons bien, ne supprime pas notre nature : nous gardons nos fragilités physiques, biologiques et spirituelles et leurs errances. Mais toutes ces limites et leurs maux n’ont plus leur emprise de mort et de désespérance sur nous. La vie du Fils va poser en nous une vie plus forte que la vie mortelle ; « Dieu nous a choisis dans le Christ…. Il nous a prédestinés à être pour Lui, des fils adoptifs par Jésus, le Christ » (Eph 1, 4-5). Le Père vient greffer en nous la vie filiale de son Fils. L’Esprit qui unit le Fils et le Père vient en nous pour nous « rendre fils ». Pour nous affilier à la Vie de Dieu. Pour que notre vie humaine soit resplendissante de sa Vie divine en nous.
C’est pourquoi nous recevons cette semaine Sainte comme un don. Pas comme une explication de nos malheurs, mais comme un signe, le signe de croix : « j’accomplis ce qui reste à souffrir des épreuves du Christ dans ma propre chair, pour son corps qui est l’Eglise » (Col 1,24) Parole abyssale qui nous dit que nous vivons ce temps de souffrance dans la communion de Celui qui a tout donné et tout sauvé. Nous n’ajoutons pas de la souffrance à sa souffrance, nous croyons que ce que nous vivons est une participation, un prolongement dans notre chair de son signe à Lui.
La croix du Christ se prolonge jusqu’au temps de son retour. Nous la vivons avec Lui. Ou mieux, il la vit avec nous. Car « le serviteur n’est pas au-dessus du Maitre ». S’il nous entraine avec Lui, ce n’est pas pour le vendredi saint uniquement, c’est pour le dimanche de Pâques. C’est comme cela que j’unifie cette terrible actualité et cette semaine Sainte
+ Philippe Marsset