Le cardinal André Vingt-Trois dans La Tribune
La Tribune – 3 septembre 2009
À l’occasion des universités d’été du Medef, le cardinal Vingt-Trois propose une réflexion autour de la nouvelle encyclique du Pape Benoît XVI dans La Tribune.
Les trois logiques du marché, de l’État et du don
Dans une récente encyclique, L’amour dans la vérité [1], consacrée au développement humain intégral des individus et des peuples, qui actualise en réalité la doctrine sociale de l’Église, Benoît XVI consacre le chapitre III, le plus dense et le plus novateur, à la question de l’économie. Dans le sillage de Jean-Paul II, il y propose une appréciation équilibrée de l’économie de marché qui, sous certaines conditions, joue un rôle très important dans l’émancipation de l’humanité. Contrairement à ce que certains courants de pensée semblent affirmer, la crise actuelle ne remet pas en cause la pertinence d’une économie de ce type.
« Ce n’est pas l’instrument qui doit être mis en cause mais l’homme, sa conscience morale et sa responsabilité personnelle et sociale. » Cependant, l’économie marchande, considérée isolément, ne peut produire ce qui excède ses possibilités, à savoir une société fraternelle et pacifiée, dont elle a pourtant besoin pour se développer. Mieux encore, la logique économique, livrée à elle-même, se désagrège de l’intérieur.
C’est pourquoi l’activité économique a d’abord besoin de lois justes et de diverses formes de redistribution des richesses, dont la régulation revient en premier lieu à l’autorité politique. Néanmoins, cette régulation politique qui garantit la justice sociale ne suffit pas encore à créer les conditions d’une société harmonieuse, qui puisse fonder une économie humaine et durable. Outre un cadre juridique juste et des formes de justice sociale, l’activité économique a également besoin d’initiatives qui soient marquées par l’esprit du don.
C’est là l’apport le plus décisif de la réflexion du pape, qui mérite, à notre avis, une véritable attention de la part de tous les acteurs de la société. « Le grand défi qui se présente à nous, qui ressort des problématiques du développement en cette période de mondialisation et qui est rendu encore plus pressant par la crise, est celui de montrer, au niveau de la pensée comme des comportements, que non seulement les principes traditionnels de l’éthique sociale, tels que la transparence, l’honnêteté et la responsabilité ne peuvent être négligées ou sous-évaluées, mais aussi que dans les relations marchandes le principe de gratuité et la logique du don, comme expression de la fraternité, peuvent et doivent trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale. C’est une exigence de l’homme de ce temps, mais aussi une exigence de la raison économique elle-même. »
À supposer des acteurs économiques vertueux, l’honnêteté des activités d’échange ne suffit pas à fonder une société véritable, qui suppose davantage et plus profondément la logique du don et le principe de gratuité. Le pape soulève ici un point très important. Nous pensons trop rapidement que les solutions à la crise mondiale passent seulement par une meilleure articulation entre le marché et les États. Or, s’il y a seulement la logique du marché et celle de l’État, si même elles s’accordent pour se répartir leur domaine d’influence, « la solidarité dans les relations entre les citoyens s’amoindrit à la longue, de même que la participation et l’adhésion, l’agir gratuit, qui sont d’une nature différente du donner pour avoir, spécifique à la logique de l’échange, et du donner par devoir, qui est propre à l’action publique, réglée par les lois de l’État. »
En définitive, là où le binôme exclusif marché-État dissout progressivement la richesse de la cohésion sociale, le développement des sociétés humaines exige l’ouverture progressive, dans le contexte mondial, à des formes d’activité économique caractérisées par une part de gratuité et de communion. Telle est, pour Benoît XVI, la tâche présente de l’humanité, particulièrement dévolue aux sociétés civiles : inventer de nouvelles formes d’activité économique et d’entreprises, dont le principe ne se réduise pas au seul profit, sans pour autant renoncer à produire de la valeur économique. Investir ainsi le domaine économique de la logique du don exige certes un immense sursaut d’intelligence et de créativité, et engage un travail collectif (et même mondial) de plusieurs générations.
Mais, à moins d’estimer que la sphère économique est condamnée à reproduire inlassablement les mêmes dysfonctionnements, dont les premiers à en souffrir sont toujours les plus pauvres, la difficulté de la tâche ne doit décourager personne. Pour sa part, avec l’énergie de l’espérance qu’elle a reçue du Christ, l’Église témoigne que ce monde, fruit de l’amour de Dieu et aimanté par lui, n’est pas voué au chaos, si bien que l’humanité peut trouver les ressources intérieures nécessaires pour inventer des solutions dignes aux problèmes de son temps.
+ André cardinal Vingt-Trois,
Archevêque de Paris
[1] L’amour dans la vérité, Benoit XVI, éditions Parole et Silence-Lethielleux, 2009, 325 pages, 8 euros, ou Bayard-Cerf-Fleurus-Mame, 2009, 130 pages, 5 euros.