Cardinal André Vingt-Trois : « Alors, que reste-t-il ? »
Interview réalisée en septembre 2023
Paris Notre-Dame du 24 juillet 2025
Le 29 septembre 2023, dans le cadre de l’enquête de Paris Notre-Dame consacrée aux prêtres aînés (« Prêtres, jusqu’au bout des âges », PND 1974), le cardinal André Vingt-Trois, archevêque émérite de Paris et résident de la Maison Marie-Thérèse – lieu de vie des prêtres âgés d’Île-de-France –, avait accepté de répondre à nos questions. Quelques extraits avaient été intégrés à l’enquête. Nous publions aujourd’hui la version longue de cet échange, qui résonne comme un testament.

Paris Notre-Dame – Comment vivez-vous votre vocation sacerdotale, désormais archevêque émérite et retraité à la Maison Marie-Thérèse ?
Cardinal André Vingt-Trois – Le sacerdoce n’est pas d’abord une série d’activités ou de fonctions à remplir mais une manière de vivre et d’être. On est prêtre, j’allais dire, pour le meilleur et pour le pire, c’est-à-dire dans toutes les circonstances de l’existence. Or ces circonstances évoluent : avec l’âge, notre état se transforme, nos forces diminuent, certaines capacités nous échappent. Mais ce n’est pas parce que nous ne pouvons plus faire certaines choses que nous cessons pour autant d’être prêtres. Alors, que reste-t-il ? Il reste l’amour de l’Église, le souci de tous les chrétiens et aussi une plus grande disponibilité pour la prière. Finalement, ce que l’on faisait dans notre vie active de prêtre – porter l’Église et le monde dans la prière –, on continue de le faire, d’une manière renouvelée. On reste attentif à ce qui se passe, à ce que vivent les gens, à ce que traverse notre société, et tout cela, on le porte dans la prière.
P. N.-D. – Quel a été jusqu’à présent votre plus grand renoncement ?
A. V.-T. – Mon Dieu, il y en a beaucoup ! Grâce à Dieu, on renonce progressivement (rires). Depuis 2005, cela fera bientôt vingt ans, j’ai renoncé à un certain nombre de choses en raison des circonstances, des missions que j’ai reçues : j’ai quitté la ville de Tours dont j’étais l’archevêque, renonçant à ce diocèse, ses fidèles… et ma bibliothèque ! Il y en avait déjà une à l’archevêché de Paris, il n’était pas nécessaire d’en faire venir une deuxième. Quelques années plus tard, lorsque je suis tombé malade, j’ai dû renoncer à nombre d’activités. Quand j’ai remis ma charge en 2017, j’ai dû à nouveau renoncer à ma bibliothèque – un élément important pour moi ! J’ai aussi renoncé à un certain type de relations avec les autres, celles qui étaient liées à la mission d’archevêque de Paris. Je passais les trois quarts de mon temps à rencontrer les gens, à participer à des réunions, à partager, à essayer d’apporter mon discernement sur tel ou tel point. Et puis un jour, ce n’était plus nécessaire : je n’avais plus à rencontrer autant de monde, à participer à ces réunions, ni à exercer ce discernement. C’était un vrai renoncement. Plus récemment encore, j’ai dû quitter mon logement pour venir ici, à la Maison Marie-Thérèse… et j’ai dû, à nouveau, renoncer à ma bibliothèque (rires). Mais comme je perds beaucoup de mes capacités de lecture, cela ne me prive finalement pas tant que cela ; j’ai des livres… mais je ne peux plus les lire !
P. N.-D. – Comment avez-vous vécu ces changements ? Étiez-vous inquiet à l’idée d’intégrer la Maison Marie-Thérèse ?
A. V.-T. – Moi ? Je n’ai jamais été inquiet. Inquiet de quoi ? Qu’est-ce qui peut m’inquiéter ? Je comprends qu’un certain nombre de prêtres, qui vivent encore un équilibre spirituel et pastoral dans leur ministère, réfléchissent à deux fois avant d’y renoncer. À titre personnel, je n’ai pas eu à me poser la question puisque j’ai été « retiré de la circulation » par la maladie. Ce n’est donc pas une décision que j’ai dû prendre. En 2017, lorsque que j’ai quitté mes fonctions d’archevêque de Paris, j’ai emménagé dans un pavillon du parc, juste à côté, où j’ai vécu une vie de chartreux pendant quatre ans. Et j’ai dû y renoncer car je ne pouvais plus rester seul. C’était trop hasardeux. Il fallait que je sois dans un cadre organisé. Cela aurait pu être ailleurs mais je ne voyais pas de raison valable pour que, comme prêtre de Paris, je ne rejoigne pas la maison de retraite des prêtres de Paris. Il me semblait normal de suivre ce chemin, comme les autres, lorsqu’on arrive en fin de vie et que l’on devient dépendant. Je pense que, pour une part, ce rejet relève plutôt de l’obligation de quitter ses habitudes et son indépendance. Cela demande de faire une sorte de « saut en arrière ». En d’autres termes, je me retrouve dans des conditions proches de celles que j’ai connues comme séminariste il y a soixante ans – même si, à l’époque, nous n’avions pas un tel confort en terme de volume de l’espace, de disponibilité des choses. Je comprends que certains éprouvent des difficultés à effectuer ce passage. C’est une vraie rupture mais elle fait partie de notre condition sacerdotale : être donné tout entier dans le célibat signifie que nous n’avons pas de famille, pas d’enfants pour s’occuper de nous quand nous vieillissons. Heureusement, un certain nombre de fidèles viennent, plus ou moins régulièrement, nous visiter. Avec beaucoup de délicatesse et de disponibilité, ils nous aident autant qu’ils le peuvent.
P. N.-D. – Comment, malgré ce certain isolement, peut-on continuer à se sentir pleinement membre du presbyterium ?
A. V.-T. – C’est un acte de foi, une attention continue, régulière, à ce qui se passe dans le presbyterium. Par exemple, je m’intéresse beaucoup aux nominations que fait mon successeur. C’est toujours intéressant de voir comment les hommes que j’ai connus et accompagnés trouvent aujourd’hui de nouvelles missions, parfois même plus conformes que ce que j’étais capable de leur proposer. Et puis il y a la vie de l’Église. Quand on est cardinal, on doit tout de même s’y intéresser un peu…
P. N.-D. – Réussissez-vous encore à descendre à la chapelle de Tous les Saints célébrer la messe quotidiennement ?
A. V.-T. – Pour l’instant, je peux encore me rendre à la chapelle et participer à la concélébration sans difficulté. Pas sans douleur mais je ne suis pas empêché. Et c’est aussi une force de découvrir un autre aspect de l’eucharistie. Comme prêtre, on est habitué à célébrer des messes avec du monde, de l’animation, beaucoup de vitalité ; comme archevêque, je n’en parle même pas ! Avec, notamment, la possibilité d’exhorter les fidèles. Ici, je n’exhorte personne… seulement peut-être moi-même (rires). Mais je me réjouis d’avoir encore la possibilité de célébrer tous les jours, de voir des prêtres différents présider l’eucharistie, faire l’effort de partager sur l’Écriture et réveiller en nous le désir de conversion.
Propos recueillis par Mathilde Rambaud

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André Vingt-Trois : Tout à Dieu
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