Compte-rendu de la rencontre de Mgr Vingt-Trois avec M. Alvao Gil-Roblès, commissaire pour les Droits de l’homme
10 septembre 2005
Compte-rendu de la rencontre de Mgr André Vingt-Trois avec M. Alvaro Gil-Roblès, commissaire pour les droits de l’homme au Conseil de l’Europe, le samedi 10 septembre 2005, à Paris.
Le contexte de cette rencontre
M. Gil-Roblès rappelle que son rôle est d’établir un rapport sur la situation des droits de l’homme dans les pays membres du Conseil de l’Europe. Arrivant en ce moment presque au terme de son mandat, il a visité déjà 31 pays sur 46, la France étant donc le 32ème.
La visite officielle qu’il effectue en ce moment lui permet de rencontrer des membres des trois pouvoirs, exécutif, législatif, judiciaire et des représentants d’organisations non-gouvernementales travaillant dans des secteurs où le respect des droits de l’homme est en jeu, les responsables aussi des Eglises et communautés religieuses. Rien ne remplace le contact direct et l’écoute des différents acteurs.
Au cours de son mandat de commissaire, il a organisé à plusieurs reprises des rencontres entre ce qu’il appelle les "Eglises " monothéistes pour favoriser leur action sur les esprits et les coeurs, pour entendre aussi ce qu’en tant que religion elles ont à dire sur ce thème, aussi bien sur la théorie des droits de l’homme que sur les modalités concrètes de leur respect dans les différents pays. Son constat est qu’une grande part des violations des droits de l’homme vient de l’ignorance : ignorance de ces droits, ignorance d’autrui, ignorance des religions. La laïcité peut facilement devenir ignorance, il s’en rend compte. M. Gil-Roblès a rencontré le pasteur de Clermont et rencontrera demain M. Boubaker.
Au milieu de sa visite, M. Gil-Roblès se dit inquiet de la situation des droits de l’homme en France. Ce qu’il a vu corrobore les informations dont il disposait à propos des quartiers difficiles, des prisons, du sort des étrangers.
Mgr Vingt-Trois propose une triple réflexion.
1. Le premier aspect est d’ordre presque culturel.
Depuis vingt ans, l’engouement pour les droits de l’homme a envahi la communication publique. Tout est prétexte à référence à ces droits mais selon une lecture dont on doit remarquer qu’elle est souvent abusivement sélective. Tout le monde est pour les droits de l’homme, mais certains droits sont plus droits que les autres, ainsi que disait un humoriste français. Comme M. Gil-Roblès coupe en précisant : « selon la couleur de la peau », Mgr Vingt-Trois corrige. Car ce qu’il vise est surtout que dans une société démocratique, dépourvue par définition d’une autorité de référence, les droits de l’homme constituent sans doute la meilleure des références possibles, mais que ces droits sont instrumentalisés lorsque l’on se réfère à tel ou tel en fonction de ses propres tendances et non pas à l’ensemble qu’ils forment.
Cet aspect de la réflexion rejoint ce que M. Gil-Roblès avait souligné du manque d’éducation. Il faut une pédagogie des droits de l’homme, distribuée comme le contenu concret d’une instruction civique. Ainsi pourrait être formé l’attention à l’ensemble de ces droits regardés comme un tout organique. L’absence d’une telle pédagogie rend possible l’appel à tel droit au mépris de tels autres.
Plus profondément encore, nous devons nous demander comment les cultures dans leur variété colorent la référence aux droits de l’homme par le modèle anthropologique préalable qu’elles véhiculent. Parler des droits de l’homme suppose que l’on puisse se référer à un homme. Si on ne peut se mettre d’accord sur l’homme en question, la référence aux droits de l’homme va devenir à géométrie variable. On sait les questions posées par la compréhension des droits de l’homme dans les pays asiatiques. Mais des questions similaires se posent à l’intérieur de nos cultures occidentales, désormais formées de multiples cultures.
Quand on réfléchit aux droits de l’homme, est-on capable de réfléchir de façon organique à ce qu’on appelle “homme” ? Le respect de la vie rend brûlantes ces questions : que veulent dire les droits de l’homme pour l’embryon, pour le vieillard, quant à l’intégrité génétique. ? Doit-on, peut-on parler d’un “droit à la santé” au nom duquel tout ce que l’on essayer pour conduire à la thérapie des maladies va être assimilé à un droit de l’homme. Le droit de la famille est un lieu délicat lui aussi : que d’efforts aujourd’hui pour aménager la législation, comment y tient-on compte du droit de l’enfant à avoir un père et une mère ? Comment invoquer les droits de l’homme face à des choix personnels, lorsque en particulier on considère la sexualité comme une affaire privée, sur laquelle la société n’a rien à dire.
La lecture partielle et partiale des droits de l’homme conduit à transformer la référence qui y est faite à un instrument de justification des atteintes les plus fortes.
2. Un autre aspect de la réflexion sur les droits de l’homme concerne plus spécialement l’Europe occidentale.
C’est la question de l’équité économique. On n’a pas suffisamment réfléchi à ce qui s’est passé lors de la réunification de l’Allemagne. Cet événement inattendu a été motivé par la conscience nationale de former une seule nation ; il a consisté à réunir un pays extrêmement développé et riche avec un pays en débâcle économique. L’Allemagne réunifiée a géré tant bien que mal, et gère encore ce grand défi. Nous avions là la maquette de ce qui allait se produire avec chacun des pays de l’Est une fois ceux-ci dégagés de l’étau soviétique. Comment considérons-nous que notre relative prospérité économique est un droit inaliénable que nous pourrions opposer à des populations connaissant un moindre degré de développement ? La considération des droits de l’homme inclut-elle le partage des richesses économiques dont nous disposons ? Notre position, à nous Occidentaux, est assez facilement de répondre que notre niveau de prospérité est le fruit de notre travail, mais nous ne pouvons totalement négliger le fait que les autres aussi ont travaillé, dans des conditions plus rudes. Peut-on sérieusement imaginer qu’il y ait dans la longue durée une sorte de privilège économique que les autres peuples auraient à respecter ? Dans l’histoire, il n’en a jamais été ainsi : les invasions marquant la fin de l’Empire romain en sont le signe. Sans entrer dans une discussion économique ou politique, on doit retenir que l’équité économique touche au droit à la vie, même si trop peu aujourd’hui y sont sensibles.
3. Enfin, Mgr Vingt-Trois évoque la manière dont sont traités les immigrants en situation irrégulière.
Personne de sérieux ne met en doute qu’un État puisse définir des critères d’entrée, peut-être même des quotas. Il y va de sa responsabilité. Mais, même si les lieux de rétention administrative ont été bien améliorés depuis 15 ans, ils restent des lieux rudes où l’on oblige des gens à vivre durement sans culpabilité de leur part autre que le fait d’être là sans titre. Ces situations peuvent être réglementées de manière administrative mais n’ont pas à être assimilées ni en droit ni en fait à des situations de punition.
M.Gil-Roblès raconte que la visite des centres de rétention l’a beaucoup impressionné. Les informations dont il disposait avant de venir l’avait averti ; il peut désormais affirmer que les services de police en France en matière de répression de l’immigration clandestine travaillent pour obtenir un certain résultat statistique. Les centres en question mais aussi les commissariats comme celui de La Courneuve qu’il a visité sont remplis d’étrangers qui ne sont arrêtés que parce qu’ils sont en situation irrégulière. Ils sont parfois en France depuis des années, ont des enfants scolarisés, un travail même,. mais vont être expulsés pour satisfaire au besoin de faire du chiffre, parfois, la défenseure des enfants, Madame Brisset le lui a confirmé, en allant chercher les enfants dans les écoles pour atteindre ensuite les parents,, tandis que l’on ne rencontre pas dans ces centres ou ces commissariats des délinquants qui, eux, représentent un danger. Il voit dans la politique menée un manque d’humanité évident et non moins un manque d’efficacité à moyen terme. Car l’expulsion ne règle rien. On parle beaucoup des droits de l’homme mais on oublie l’homme.
En visitant les prisons, d’autre part, M. Gil-Roblès a mesuré qu’à l’inquiétude de la société, le gouvernement répondait par une politique de pénalisation plus dure. Le résultat en est que les prisons sont remplies au delà de leurs capacités, avec aussi beaucoup de malades mentaux à cause du manque de place dans les hôpitaux psychiatriques. Les gardiens sont mal à leur aise, les emprisonnés risquent de sortir plus remontés contre la société qu’ils ne sont entrés. Le cas des enfants errants est particulièrement inquiétant. Aucune autre approche n’a été présentée au Commissaire qu’une approche sécuritaire. Le Commissaire a eu l’occasion de s’inquiéter du traitement des personnes gardées à vue : même dans les commissariats les plus modernes, à son estime, les conditions d’accueil ne sont pas humaines. Son impression d’ensemble est qu’il n’a vu de telles conditions qu’en Russie. Lorsqu’il a signalé ce fait aux autorités, leur réaction n’a été que d’énervement.
Mgr Vingt-Trois ajoute deux questions supplémentaires.
La société dans son ensemble accentue sa requête d’un châtiment plus sévère, notamment en raison de la médiatisation de la justice. De plus en plus souvent, on interroge les victimes pour leur demander si elles sont satisfaites ou non du verdict. On en revient ainsi sans s’en rendre compte à un fonctionnement de "western ", où la justice se mesure à la satisfaction des victimes s’estimant ou non suffisamment prises en compte dans la punition infligée.
D’autre part, nous devons constater la tentation de certains hommes politiques de gouverner en fonction de la médiatisation quotidienne, de réagir par conséquent, plus que de suivre un dessein politique.
M. Gil-Roblès exprime sa satisfaction d’avoir pu rencontrer le Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, la Ministre de la Parité, mais sa stupéfaction de n’avoir pas pu rencontrer le Ministre de l’Intérieur, seul cas en Europe d’un tel refus. Il a été frappé dans ces entretiens avec les hautes autorités publiques du recours constant à la “tradition de la République” ou aux “valeurs de la République”, ces mots recouvrant selon les interlocuteurs des contenus apparemment bien différents. Ainsi, lorsqu’il s’étonnait que les dispositions organisant la garde à vue de personnes soupçonnée de terrorisme ne permette pas la venue d’un avocat avant quatre jours, il lui a été rétorqué que la présence immédiate d’un avocat n’appartenait pas à la “tradition de la République”.
M. Gil-Roblès souligne encore que dans tous les pays qu’il a visité il a pu constater des difficultés liées au respect de la liberté religieuse. Il a été évidemment sollicité à ce propos par le Patriarche de Constantinople et, lorsqu’il est allé en Russie, le Vatican lui a transmis ses doléances. Dans les pays scandinaves, il est surprenant de voir fonctionner encore, dans des pays hyper-développés et jugés extrêmement démocratiques, un régime d’Église d’État à côté de laquelle les autres Églises n’ont pas ou presque pas d’existence publique. En France, il n’y a bien sûr pas de situation brutale. Mais le Commissaire est souvent alerté sur les problèmes des sectes. Les Témoins de Jéhovah et quelques autres se plaignent d’être assimilés à des sectes dangereuses et invoquent le droit à la liberté religieuse pour dénoncer la méfiance dont ils sont l’objet et les restrictions qu’ils subissent.
Mgr Vingt-Trois explique comme la tradition culturelle de la France, même en aboutissant à la laïcité, s’est formée dans la relation à l’Église catholique. La laïcité qui a appris à devenir sereine l’est en rapport avec des religions ayant une hiérarchie forte. Quand les pouvoirs publics se trouvent devant des communautés religieuses où le contrôle hiérarchique est diffus, ils sont inquiets, déstabilisés.
Avoir un répondant hiérarchique clairement désigné les rassure a priori face à d’éventuels problèmes d’ordre public mais aussi pour comprendre ce dont il s’agit. L’État, en France, a donc toujours cherché à favoriser une organisation hiérarchisée des religions, ce qui s’est fait pour le culte musulman en est un exemple topique. De la même façon, le maire de Montreuil qui a fait irruption au cours d’un culte évangélique un dimanche matin pour le faire cesser, est un genre de communiste stalinien qui ne se cache pas de préférer le contact avec les catholiques bien tenus par le clergé.
La France au XXe siècle a pris l’habitude d’une paix blanche entre les laïcs et les pratiquants d’une religion : tout ce qui reste dans la sphère privée est possible, la condition étant de ne pas se mêler des affaires de la société (voir la réaction d’un amiral à une déclaration des évêques sur l’armement nucléaire).
Les religions sont considérées comme un ensemble de population assez stable Les pouvoirs publics les laissent alors mener leur existence à leur guise. Le problème est que être croyant, c’est aussi vouloir partager aux autres ce que l’on croit. Cet élan brise le consensus mou condition de la paix blanche. Aussi toute démarche de conviction, d’expression publique est-elle vécue comme un acte de prosélytisme et d’agression.
De plus, en France, les laïcs militants sont presque toujours des chrétiens laïcisés, ayant vécu une ou plusieurs ruptures par rapport à la foi chrétienne. Ils taxent volontiers de prosélytisme tout ce qui leur rappelle et met en cause de près ou de loin les choix qu’ils ont faits.
Le fait du voile ne concernait qu’une poignée d’adolescentes, quelques-unes vraiment militantes, les autres plutôt désireuse d’exprimer quelque chose de leur recherche d’identité. Pour ce qui concerne les Témoins de Jéhovah, la question des pouvoirs publics est : qui va répondre du système ? Si la réponse est : "personne ", la tactique habituelle est de ne rien autoriser. De la même façon, est-il légitime que les musulmans ne puissent se réunir que dans des salles trop petites.
M. Gil-Roblès rapporte l’information qui lui a été donnée qu’un décret refuserait des subventions à des colonies comprenant une activité spirituelle à côté des activités sportives ou culturelles. Le Pasteur de Clermont s’en est plaint à lui amèrement.
Mgr Vingt-Trois ajoute que cette difficulté est plus vraie encore pour le protestantisme que pour le catholicisme. Car le protestantisme a eu en France un périmètre précis, mais celui-ci a éclaté à cause de l’arrivée des évangélistes américains.
Selon M. Gil-Roblès, ces groupes évangéliques déplairaient beaucoup au pasteur de Clermont.
Mgr Vingt-Trois se fait l’écho auprès du Commissaire de l’obstruction subie par certaines demandes d’aumônerie de collège ou de lycée, du refus déclaré ou non de certains proviseurs, parfois en raison des pressions de quelques enseignants, de joindre au dossier d’inscription les informations concernant les aumôneries et cela en contradiction avec la loi de 1905.
M. Gil-Roblès, rappelant que les séminaires qu’il a pu organiser, avaient fait apparaître le manque crucial de culture religieuse, présente la proposition du grand rabbin Sirat que soit créé un institut européen de formation aux religions, non confessionnels, mais cherchant à présenter les religions avec la plus grande ampleur phénoménologique.
Mgr Vingt-Trois explique les réactions de l’université devant la suggestion de Régis Debray qu’un tel enseignement soit mis en place : les chapelles universitaires se sont disputé cette tâche. C’est pourquoi Mgr Vingt-Trois approuve l’idée d’un institut européen, seule possibilité de désenclaver le problème français.
L’archevêque ajoute un autre point : celui d’une étude nécessaire des sectes sataniques. Une partie des faits un peu rapidement attribués à des groupes d’extrême-droite antisémites, serait plutôt le fait de jeunes ayant partie liée à travers internet à des courants sataniques, cultivant les postures contre-Dieu.
M. Gil-Roblès, réexprimant son étonnement devant certaines duretés françaises en matière de droits de l’homme, se gausse un peu du recours incantatoire, parallèle à celui aux “valeurs de la République“”, aux “structures d’accompagnement”. Il voudrait recommander au gouvernement français de cesser de multiplier ces structures à chaque occasion nouvelle et de soutenir le travail déjà fait par des associations ou des institutions bien placées sur le terrain.
C’est l’occasion pour Mgr Vingt-Trois de revenir sur le fait des subventions refusées à certaines œuvres au motif qu’elles sont confessionnelles alors même qu’elles contribuent au service public : ainsi, par exemple, certaines caisses d’allocations familiales refusent de verser l’allocation journalière pour les enfants inscrits dans des camps de jeunesse ayant un projet spirituel.
Cette pratique encourage ces structures à se présenter sous le couvert d’associations au projet neutre religieusement, ce qui a pour résultat que le contrôle hiérarchique sur ces organisations s’amenuise.
Ainsi aussi la Ville de Paris a-t-elle fait appel aux églises à l’occasion de la première Nuit Blanche, puis, devant le succès de ce que quelques-unes avaient réalisé, a cessé d’intégrer leurs propositions dans son programme.