Discours du cardinal André Vingt-Trois pour la clôture de l’Assemblée plénière des Evêques à Lourdes
Lourdes - Dimanche 9 novembre 2008
Chers Frères,
Au terme de cette assemblée, je veux d’abord vous inviter à l’action de grâce. Nous pouvons nous réjouir du travail que nous avons accompli et, après Dieu, j’en remercie en premier les collaborateurs et les experts qui nous ont aidés comme aussi tout le personnel du Secrétariat général et des Domaines de Lourdes. Nous avons approfondi notre sens de l’Église et de sa mission en ce temps.
1. Une Église de témoins
Il y a bientôt trente ans, la célèbre image électorale de la « force tranquille » était l’église d’un village dans un paysage français bucolique. Sans doute, le spécialiste de marketing chargé de cette campagne savait-il que cette image rejoindrait les tréfonds de la mémoire collective inconsciente de l’électorat français, quelles que fussent, par ailleurs, ses convictions et ses croyances. Elle exprimait l’intégration profonde de la foi chrétienne dans la culture et la géographie de notre pays et dans sa mémoire.
En réfléchissant sur l’avenir de nos églises, nous avons pressenti que, si elle n’est pas complètement obscurcie, cette mémoire est bien affaiblie. Quel que soit l’attachement de nos villages et des municipalités à leurs églises, la signification spécifique et le symbolisme de celles-ci échappent à beaucoup. Le monument demeure, mais la réalité qu’il signifie, suppose que le peuple qu’il peut accueillir, donne vie à son message, faute de quoi il n’en resterait que le mémorial des artistes anciens. Ce groupe de travail nous a fourni, me semble-t-il, une bonne parabole de la condition chrétienne dans la société de notre temps.
Il ne s’agit pas pour nous, chrétiens, d’être les héritiers précautionneux des souvenirs d’une religion qui a jadis irrigué nos campagnes, mais d’être les acteurs vivants de la fécondité actuelle de ce patrimoine. Nous ne sommes pas les gardiens des trésors artistiques dont on ne voit que la beauté, et encore sans en comprendre toujours le sens. Nous ne sommes pas davantage les témoins historiques des valeurs humanistes passées, jadis inspirées par la foi chrétienne. A quoi bon ressasser comme des invocations les impératifs du respect de la personne humaine, si nous n’étions pas en même temps les acteurs sociaux qui mettent eux-mêmes en œuvre ces impératifs et les serviteurs de cette dignité auprès des personnes les plus vulnérables ?
Aujourd’hui, beaucoup de catholiques vivent encore en référence à une société qui, pour être laïque, n’en soutenait pas moins une vision de la dignité humaine héritée de l’humanisme chrétien, parfois revisité par les philosophes des Lumières ou les moralistes d’un XIXe siècle qui n’en a jamais manqué. Ils attendent de la société qu’elle soit la gardienne de cette vision de l’homme tout en prévoyant, par une loi justificative, que chacun puisse y déroger selon ses goûts, ses besoins ou ses souffrances. Ils attendent de l’Église qu’elle veille à cette mission de la société et qu’elle la supplée au besoin, sans manquer non plus de fournir la justification des transgressions.
Le pluralisme religieux et culturel qui marque notre pays en ce XXIe siècle nous invite à plus de lucidité et de courage. Le temps est venu où la transmission de la vision de l’homme que nous recevons de la foi ne peut plus être déléguée aux corps constitués, civils ou religieux. Elle est la tâche et la mission de chacun. Nos églises, toutes nos églises, seront ouvertes et vivront si nous les habitons de notre vie et de nos prières, si elles sont vraiment la maison où se rassemblent les chrétiens pour la rencontre de Dieu. C’est à chaque chrétien, à chaque groupe de chrétiens, de manifester son attachement à son église par l’usage qu’il en fait. De même, la haute idée que l’Évangile nous donne de la vocation et de l’avenir de l’homme sera prise en considération si, et seulement si, chaque membre de l’Église, selon son état et à la mesure de ses forces et de ses faiblesses, prend à cœur de mener une vie renouvelée par la foi. Ce n’est ni le gouvernement, ni les élus qui vont assumer la promotion d’une vision chrétienne de l’homme et témoigner de l’Évangile du Christ. C’est à nous, Église du Christ, que revient la mission de mettre en évidence la richesse de cet Évangile.
2. Une Église pour les hommes
Cette conviction d’être dépositaires d’une vision de l’homme qui doit lui assurer une vie meilleure dès ici-bas, ne nous pousse pas à ce que certains aiment à nommer un « repli identitaire », au contraire. L’écoute de la Parole de Dieu, que le récent synode nous invite à renouveler et à approfondir, ne nous détourne pas des préoccupations de nos contemporains. Elle nous pousse au contraire à être parmi eux les témoins d’une Parole que nous portons en tremblant et qui est plus que l’expression de nos opinions ou de notre vision du monde. Nous sommes nourris par la Parole de Dieu. A travers les faiblesses de notre témoignage, par la puissance de l’Esprit, c’est Dieu Lui-même qui s’adresse à l’homme d’aujourd’hui.
Si nous réfléchissons sur la visibilité de l’Église, ce n’est pas pour mettre au point une nouvelle méthode de marketing évangélique. Nous ne travaillons pas sur l’image de l’Église que nous voulons donner. Nous travaillons sur notre mission de rendre visibles la Promesse de Dieu et les fruits de la grâce à travers chacune de nos existences. La visibilité authentique de l’Église en ce monde, c’est la visibilité du corps ecclésial, de la vie de chacun de ses membres et de leur communion dans la foi vécue et célébrée ensemble.
Mais que pouvons-nous apporter dans ce monde ? Quel est finalement le message que nos vies s’efforcent de rendre visible à travers les choix et les comportements de chaque jour ? Comme notre religion est une religion de liberté et d’amour, notre message est un message de liberté et d’amour. L’amour de Dieu nous a libérés dans le Christ et nous avons reçu un Esprit qui fait de nous des fils dans la liberté : « C’est pour que nous restions libres que le Christ nous a libérés. » (Gal. 5, 1) Si nous sommes libérés ce n’est pas pour nous soumettre à nouveau à l’esclavage d’un conformisme social qui ne supporte pas plus les paroles qui éclairent que les paroles qui dérangent. Nous sommes fiers de notre liberté et nous voudrions la faire partager à tous. Mais cette liberté souveraine, avant d’être un droit, est une mission. Elle nous est donnée, mais nous devons la préserver et la développer par notre capacité à choisir ce qui est bon pour nous et ce qui est bon pour l’homme, et de rendre ce choix possible au plus grand nombre. C’est une liberté absolue mais qui est régulée et mesurée par l’amour. Ainsi, nous manifestons que la liberté de l’homme n’est pas licence, mais combat pour un plus grand amour. Ce combat est celui du discernement spirituel. Nous recevons tout, mais nous ne pouvons pas tout faire : « Tout est à vous, mais vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu. » (I Cor. 3, 22).
Notre travail sur les questions de bioéthique nous a confrontés à cette règle d’or de la liberté humaine : tout ce qui est techniquement possible n’est pas forcément bon pour l’accomplissement de la vocation humaine. Et la règle du discernement n’est pas seulement d’éviter les nuisances ni les souffrances. Elle est de promouvoir un usage de l’univers, de notre intelligence et de ses prouesses qui soit au service de l’amour, c’est-à-dire du don de soi. Certes, la liberté et l’amour ne sont pas l’exclusivité des chrétiens ni même des croyants. L’une et l’autre sont inscrits au cœur de tout homme, au moins sous la forme d’un désir et d’une espérance. C’est pourquoi nos convictions sur la dignité de la personne humaine ne sont pas une sorte de particularisme religieux. Elles s’adressent à toute conscience humaine droite. Elles s’enracinent dans la certitude que tout homme est accessible à leur message.
Nous nous réjouissons de la passion des chercheurs et des applications de leurs découvertes pour soulager ceux qui souffrent. Nous voulons les encourager et soutenir leurs efforts. Les avertissements que nous adressons à nos contemporains ne sont donc pas l’expression d’une volonté de réduire les capacités humaines aux limites d’une morale religieuse, moins encore de brider les capacités de recherche de l’intelligence humaine. Ils expriment notre espérance enracinée dans la foi chrétienne : que l’homme est capable de surmonter ses désirs immédiats et la frénésie de tout tenter ; qu’il est capable de domestiquer le monde et la nature, non pour en faire des objets disponibles pour ses appétits, mais pour en faire un moyen de croissance dans la liberté personnelle et dans l’amour de nos semblables.
Nous partageons ainsi la réflexion de Benoît XVI : « Quand les hommes se proclament propriétaires absolus d’eux-mêmes et uniques maîtres de la création, peuvent-ils vraiment construire une société où règnent la liberté, la justice et la paix ? N’arrive-t-il pas plutôt - comme nous le démontre amplement la chronique quotidienne - que s’étendent l’arbitraire du pouvoir, les intérêts égoïstes, l’injustice et l’exploitation, la violence dans chacune de ses expressions ? Le point d’arrivée, à la fin, est que l’homme se retrouve plus seul et la société plus divisée et confuse. » .
Ce message peut intéresser l’humanité dans la mesure où chacune de nos existences, conduite par la liberté et l’amour des enfants de Dieu, donne un signe lisible, visible, de la joie promise et donnée par Dieu. C’est notre engagement au service de la justice et de la paix, notre aptitude à faire face aux contraintes de l’existence, notre endurance dans l’adversité, notre confiance en l’humanité aimée et rachetée par Dieu, qui sont notre véritable dignité et qui peuvent devenir la dignité de tout homme.
3. Une Église en mouvement
Certains observateurs attentifs de nos travaux ont cru remarquer que notre présente assemblée était moins tournée vers les affaires intérieures de l’Église et plus attentive aux questions de notre temps. Peut-être auraient-ils pu aussi remarquer que les sujets approfondis ici avec un certain succès sont précisément les fruits des groupes de travail dont nous avons décidé la création il y a trois ans. Cette première étape de notre réorganisation a demandé du temps et nous voyons aujourd’hui que ce temps consacré à notre manière de travailler avait une finalité qui n’était pas seulement le désir de changer, mais le souci d’adapter nos instruments et nos méthodes à une nouvelle période de l’évangélisation.
Nous voyons maintenant comment cette transformation peut porter du fruit. Il s’agit pour nous de continuer cet effort et de lui permettre de produire ses effets. C’est dans ce but que devront être poursuivies les réflexions sur les services de la Conférence, leur finalité pastorale et missionnaire, pour lesquelles l’Assemblée a mandaté le Conseil Permanent.
La dynamique apostolique dans laquelle Benoît XVI nous a confirmés lors de sa récente visite repose essentiellement sur notre capacité à appeler des ouvriers pour la moisson. Une culture de l’appel nous conduit à renouveler sans cesse nos initiatives en direction de tous les membres de notre Église. Nous pouvons déjà rendre grâce pour le nombre imposant d’hommes et de femmes qui se donnent sans compter pour la vie des communautés chrétiennes et pour la mission. En un temps où le militantisme a tant de mal à trouver un nouveau souffle, nous sommes heureux de la collaboration de tant de chrétiens que beaucoup d’organisations nous envient. Dans beaucoup de diocèses et de provinces ecclésiastiques, des formules diverses de formation fondamentale ont vu le jour et se développent pour ces chrétiens. L’appel du récent synode nous invite à accentuer la place centrale de la Parole de Dieu dans ces formations. Souvent se pose la question de la « relève » de ces animateurs. C’est à cette relève que nous devons travailler en appelant sans répit et sans découragement. Si nous progressons dans la formulation des objectifs, des projets et des tâches, ne doutons pas que nous aurons des réponses.
Dans cette culture de l’appel, celui qui concerne les ministères ordonnés doit être notre préoccupation première. Il est même notre préoccupation quotidienne. Beaucoup de diocèses ont pris des initiatives variées pour relancer cet appel. Les provinces nous permettent d’avoir des échanges fructueux dans ce domaine. Mais nous savons que nos appels, si motivés et motivants soient-ils, ne toucheront qu’une infime minorité s’ils ne sont pas appuyés et nourris par les communautés elles-mêmes. Depuis un certain temps déjà, nous pouvons nous réjouir d’être sortis du mutisme qui a sévi trop longtemps. Il nous faut sans doute aller plus loin et provoquer chaque communauté chrétienne à entrer résolument en action : conférences, échanges, veillées de prière, journée du prêtre, etc. Nous devons mettre en œuvre toutes nos capacités d’invention qui sont nombreuses au service de cette cause. Nous venons de terminer une étape dans notre réflexion commune sur la formation des prêtres. Elle ne doit pas être la dernière. Nous devons poursuivre ce travail sereinement mais avec détermination.
Avant de clore cette assemblée, je voudrais en votre nom adresser un salut particulier à tous ceux qui prennent leur part de la mission de l’Église, avant tout aux anonymes qui ne réclament jamais que l’on parle d’eux, mais qui cependant sont la troupe innombrable des témoins de la foi dans notre monde. Chaque prière, chaque geste d’amour, chaque démarche de solidarité et d’entraide comptent devant Dieu et devant les hommes. Un salut plein d’espérance aux laïcs qui assument tant de charges dans le fonctionnement de notre Église et dans sa mission. Un salut fraternel aux religieux et aux religieuses, contemplatifs ou engagés dans l’action pastorale. Un salut reconnaissant aux diacres permanents et à leurs familles. Un salut affectueux aux prêtres, membres de nos presbyterium qui sont nos collaborateurs quotidiens, et aux séminaristes que nous appelons à la joie de suivre le Maître avec confiance.
J’adresse aussi un salut fraternel aux évêques des Conférences épiscopales étrangères qui ont participé à notre assemblée et un message de soutien aux Églises éprouvées à travers le monde. Je ne peux pas toutes les citer mais, du moins, je veux évoquer spécialement l’Église du Viêt-Nam, celle de l’Inde et les chrétiens du Moyen-Orient dans leurs différentes communautés, ainsi que de trop nombreuses régions d’Afrique. A tous, j’adresse nos vœux et l’assurance de notre prière fidèle.
Cher amis, il est temps de conclure. Nous allons célébrer l’Eucharistie dominicale à la Grotte de Lourdes, en communion avec tous les chrétiens qui fêtent aujourd’hui la résurrection du Christ, dans la joie d’être rassemblés par le Seigneur autour de la table de la Parole et de la table du Pain. Le dimanche, Jour du Seigneur, sera respecté et reconnu par tous si nous sommes fidèles à en faire un temps fort de notre vie ; si chaque chrétien se laisse appeler à rendre gloire à Dieu en Église pour tous ses dons ; si nous vivons de telle manière qu’il ne soit pas dans notre société un jour ordinaire parmi les jours, parce qu’il n’est pas un jour ordinaire dans notre propre vie.
Que le Seigneur nous garde dans la communion !
+André cardinal Vingt-Trois
archevêque de Paris
président de la Conférence des évêques de France