Audition de Mgr André Vingt-Trois par la Mission d’information sur la famille et les droits des enfants

7 décembre 2005

Je vous remercie de m’avoir invité et de consacrer votre temps à écouter les positions que l’Église catholique peut exprimer sur les sujets qui occupent votre Mission d’information.

Je n’envisage pas, cependant, d’exposer ce matin les positions spécifiques de l’Église catholique. Je pense plus utile de vous faire part d’une conviction très profonde, qui est certes celle de l’Église mais qui est très largement partagée au-delà d’elle, à savoir que la famille est l’un des éléments constitutifs les plus importants de la construction et du développement du tissu social. Les études historiques ou ethnologiques font apparaître que les sociétés humaines, quelles que soient leurs formes et quelles qu’aient été leurs structurations, ont toujours porté la plus grande attention à la façon dont l’éducation des enfants était assumée, en y voyant un enjeu considérable pour leur avenir. Jamais aucune société n’a abandonné la conception et l’éducation des enfants aux seuls choix privés. Même s’il n’a pas pris la forme moderne que nous connaissons dans nos législations civiles, il y a toujours eu un encadrement de la transmission entre générations, qui est la base même de la continuité et de la stabilité d’une société. Cette transmission intergénérationnelle est assurée au premier chef par la famille. Ce sont les modalités juridiques de la vie familiale qui structurent la transmission de la vie et conditionnent l’avenir de la société.

Dans notre société contemporaine, beaucoup sont tentés d’avoir une vision pessimiste de la situation de la famille. Cette vision est probablement vraie si l’on considère la mission de la famille par rapport à la société et la responsabilité de la société par rapport au cadre de la famille. Elle est beaucoup moins vraie quand on examine la pratique des familles : plus peut-être qu’à d’autres époques, celles-ci sont désireuses d’assumer leurs responsabilités à l’égard des enfants. Les nombreux contacts que nous avons avec les couples qui fondent une famille nous montrent que le désir d’assumer une responsabilité éducative et parentale est souvent l’une des motivations du mariage. Ce lien direct entre le mariage, la famille et l’éducation est un élément constitutif du tissu social.

L’expérience de la vie sociale est très naturellement marquée par la compétition et par les rapports de force. Cela n’est d’ailleurs pas une mauvaise chose en soi. La question est de savoir comment les individus peuvent assumer cette compétition et ces rapports de force. Comment peuvent-ils surmonter à la fois le jugement des autres, l’agressivité des autres et leurs propres faiblesses ? Cette capacité de s’identifier comme une personne autonome par rapport au jeu de la vie sociale s’enracine dans l’expérience d’une sécurité affective. Pour devenir capable d’être un homme ou une femme libre dans le monde, il faut avoir dans sa vie l’expérience d’une relation d’amour qui ne soit pas conditionnée par ses performances. Cette relation est précisément la relation familiale. C’est dans la famille que l’on fait l’expérience d’être aimé pour soi-même, quels que soient par ailleurs ses faiblesses, ses lacunes ou ses crimes.

De ce point de vue, peut-être notre société vit-elle un déplacement qui n’est pas très encourageant. Il semble que certains individus soient tentés de demander à la société la sécurité affective dont ils ont besoin, et que la société soit tentée d’accéder à cette demande, ce qui ne correspond pas à son fonctionnement normal. Inversement, les facilités que l’on donne pour affaiblir l’expérience de stabilité que représente la vie familiale déstabilisent les capacités d’affronter une situation conflictuelle dans la vie ordinaire. Il existe un lien très direct entre la déstabilisation de la vie familiale et l’incapacité à mener une vie sociale équilibrée.

Le deuxième point que je souhaitais évoquer devant vous est la question de la constitution du droit. Le droit peut-il se contenter de régler les contrats privés ? La législation sur la famille est-elle simplement un arbitrage offert pour éviter que les crises relationnelles de la famille ne deviennent excessivement violentes ou nocives pour les individus ? Je reconnais très volontiers que c’est une mission légitime du législateur que d’assurer les conditions de nature à éviter que les crises familiales ne se transforment en désastres. Mais je redouterais que la législation se contente d’être l’aménagement des états de fait. Dans une société démocratique comme la nôtre, le législateur n’a pas simplement une fonction d’enregistrement et de légalisation d’une multitude de cas particuliers, nécessairement impossibles à élever au cas général qui normalement relève seul de la loi. La loi vise à une certaine universalité et doit normalement viser à concerner le plus grand nombre des citoyens d’un pays. L’idée que la légalisation de situations particulières pourrait être un moyen de leur donner une reconnaissance me semble un abus législatif, en ce sens que le droit ne serait alors que l’habillage d’une promotion éthique. Il me semble qu’il conviendrait d’agir de manière très prudente dans ce domaine. On voit bien qu’un certain nombre de demandes ont pour but la reconnaissance officielle d’un statut particulier.

Je souhaitais attirer votre attention, en troisième lieu, sur la question du mariage. Il serait fastidieux de procéder à un parcours cavalier de l’histoire de l’institution matrimoniale à travers les âges. Mais on peut au moins, à titre conservatoire, reconnaître que le statut légal du mariage dans notre société est l’aboutissement d’une évolution qui s’étend sur plusieurs siècles, pour ne pas dire plusieurs millénaires. Faut-il considérer que cette évolution est sans signification ? Autrement dit, le mariage monogame stable et hétérosexuel doit-il être considéré comme une formule parmi d’autres, dont la prédominance au XXIe siècle serait purement contingente, une formule sur laquelle on pourrait revenir en estimant que, après tout, le statut du mariage dans la société romaine du Ier siècle, n’était pas si mauvais ? Le mariage était alors une réalité institutionnelle relativement forte, visant à assurer la stabilité de la cellule familiale dans l’intérêt de la société patricienne, laquelle permettait par ailleurs que l’on ait ses plaisirs.

Il serait assez surprenant que, après avoir considéré que l’histoire était un facteur de progrès, on considère aujourd’hui qu’elle est un facteur de régression. Si vraiment il y a progression dans l’histoire de l’humanité, il faudrait tenter de ne pas en perdre le bénéfice. Il me semble que l’intérêt bien compris de la société n’est pas de rassembler sous le même nom de « mariage » des situations complètement hétéroclites. Dans une langue aussi belle que le français, il devrait être possible d’appeler les choses par leur nom. On devrait tout de même être capable de définir le mariage. Si l’on n’était pas capable de le faire, le mot de « mariage » en viendrait à recouvrir des situations tellement différentes que l’on ne saurait plus ce qu’il représente. L’éventail des libres choix des personnes créerait ainsi un kaléidoscope de situations particulières dans lequel on renoncerait par avance à identifier des modèles qui diffèrent par leur valeur. Il serait ainsi indifférent d’être marié, concubin ou uni par un autre type quelconque de relation. Il serait indifférent de constituer un couple hétérosexuel ou homosexuel. Je pense que nous ne gagnons rien à cette confusion des réalités sous un même titre. Au contraire, nous avons intérêt à désigner des réalités par des termes propres. Qu’est-ce que le code civil veut dire quand il parle de mariage ? Peut-on mettre sous ce titre toute forme d’union plus ou moins stable, plus ou moins durable, et de composition a priori indéfinie ?

Notre société a-t-elle un intérêt quelconque dans ce débat ? Ou bien est-on simplement devant des préoccupations morales sans intérêt pour la vie collective ? Je crois profondément que notre société a intérêt que la stabilité du mariage soit favorisée. Différents aménagements législatifs de ces dernières décennies induisent l’idée que le mariage n’est qu’un contrat purement privé entre les individus, fondé sur leur seule affectivité et sur un désir d’union dont ils définiraient eux-mêmes les conditions et à laquelle ils mettraient un terme quand ils le souhaitent. Si l’on persévère dans cette vision d’une gestion législative de contrats privés, on vide toute possibilité d’expression de l’intérêt de la société dans le mariage. La société se prive de son droit légitime à dire en quoi le mariage importe à sa stabilité et à son renouvellement.

Le dernier point sur lequel je voudrais intervenir concerne la parentalité et les questions qui tournent autour de la conception des enfants. Je crois, en me référant à une vision chrétienne de l’homme qui peut être partagée par des non-chrétiens, que la personne humaine est constituée d’un ensemble très complexe de dimensions indissociables. On ne peut pas jouer avec les différents éléments de la personne comme s’ils étaient indépendants les uns des autres, comme si l’on pouvait les disposer autrement à sa guise. Dans une certaine approche de la conception des enfants, on accepte que l’engendrement biologique soit dissocié de l’engagement personnel. Cela ne correspond pas à la réalité. Il suffit de connaître des enfants qui n’ont pas été élevés par leurs géniteurs pour savoir que jamais cette question n’est tout à fait réglée tant qu’ils n’ont pas retrouvé ceux qui les ont mis au monde. Cela n’est pas dû à une fascination pour des racines cachées. Cela est dû au fait que l’être humain est un tout indissociable unissant le corps, l’esprit, le cour, la volonté et l’intelligence. On ne peut pas impunément traiter de manière séparée les différents éléments de la constitution humaine.

Cela ne veut pas dire que l’on n’est pas obligé, dans certaines situations, de faire face à une dissociation. Quand un enfant a perdu ses parents, il doit bien être élevé par des personnes qui ne sont pas ses parents. Mais ce n’est pas parce qu’il importe de gérer des situations particulières pour le bien des individus que ces situations particulières doivent être érigées en norme générale.


Les parlementaires, membres de la Mission d’information, ayant posé un grand nombre de questions à Mgr Vingt-Trois, celui-ci a pu brièvement apporter les réponses suivantes :

 Faut-il inscrire dans le code civil la définition du mariage ? Si l’on m’avait posé la question il y a quinze ans, j’aurais certainement répondu par la négative, en estimant que si le code civil n’a pas défini le mariage, c’est parce que c’est une évidence et qu’il n’y a pas lieu de définir les évidences. Mais il me semble que l’évidence de ce qu’est le mariage est discutée. Si l’évidence est discutée, et puisque le mariage est un acte civil, il faut bien le définir. Je me mets parfois, par la pensée, à la place d’un élu municipal qui préside à quinze mariages dans la même journée. Que peut-il dire, en essayant d’être authentique et de ne pas blesser les personnes qui se marient ? Je ne veux pas parler de ses opinions sur le mariage, mais de la vision dont il est porteur en tant qu’officier d’état civil. Il faut que les choses soient claires.

Même si le code civil du XIXe siècle peut appeler des corrections, je suis sûr qu’il n’est pas de l’intérêt ni de votre Mission d’information, ni du Parlement, ni du pays, d’imaginer des mariages entre personnes de même sexe.

S’agissant de la connaissance des origines, il me semble que le problème se pose plus dans le cas de la procréation médicalement assistée, où la connaissance des origines est juridiquement interdite, que dans celui de l’accouchement sous X. Comment peut-on développer une certaine conception de l’être humain si ce qui fait l’originalité de la conception humaine, à savoir le lien d’unité biologique entre la mère et l’enfant, devient une question problématique ? La gestation est une communication indissociablement biologique, psychologique et affective ; elle est donc constitutive de l’identité de l’enfant. Si on le remet en cause, on se trouve confronté à des problèmes inextricables, surtout quand on sait l’importance de l’identité des parents et des grands-parents pour l’élaboration de la personnalité. La question de la connaissance des origines, c’est d’abord la question des conditions dans lesquelles s’envisage la procréation. Statistiquement, l’accouchement sous X n’est tout de même pas un phénomène massif.

 En ce qui concerne l’adoption, et à moins que les informations dont je dispose soient erronées, il me semble que le problème qui se pose n’est pas de trouver des couples pouvant adopter les enfants. La question qui doit être posée est celle de savoir ce qui est préférable pour l’enfant : vaut-il mieux pour lui qu’il soit adopté par un couple ou qu’il le soit par un adulte seul ? Si l’on se pose la question de l’adoption par des adultes seuls, c’est parce que des adultes seuls formulent des demandes. Mais ce qui est en cause, en l’occurrence, c’est leur désir d’enfant, et non le bien de l’enfant. Quand on voit la longueur des files d’attente de couples qui attendent de pouvoir adopter un enfant, on peut légitimement penser qu’il convient de se préoccuper avant tout de donner un foyer aux enfants adoptables. Le jour où tous les couples désireux d’adopter auront pu le faire, on pourra se préoccuper de savoir si l’on peut donner un parent isolé aux enfants qui resteraient orphelins. Mais, pour l’instant, je ne crois pas que ce soit le problème urgent. Le problème urgent est de faire en sorte que les couples en mal d’adoption qui réunissent les conditions d’équilibre familial puissent adopter.

 Je reviens sur la question du mariage homosexuel et de l’homoparentalité. Les personnes homosexuelles doivent recevoir la considération à laquelle tout un chacun a droit. Autre chose serait d’affirmer que la constitution d’une famille par le mariage est un droit universel. Toutes les situations sociologiques ne sont pas, de droit, ouvertes à tous les êtres humains. On peut et on doit définir qui est habile à contracter mariage ou pas. Une chose est de dire que les homosexuels méritent d’être respectés dans leur personnalité, dans leur sexualité et dans leur choix, pour autant que leur homosexualité soit un choix. Autre chose est d’affirmer que ce choix ou cette constitution psychosexuelle leur ouvrent nécessairement le droit au mariage. Je ne vois pas en quoi le droit au mariage serait une suite nécessaire de la considération qu’on leur doit. Ce que je dis ici du mariage vaut a fortiori pour l’homoparentalité, dont on ne voit pas très bien, tout de même, quelle figure elle donne de la relation d’engendrement. Car, à nouveau, se pose la question de savoir à quel point on peut dissocier les rôles parentaux et les rôles biologiques assumés dans la conception. En résumé, l’Eglise s’efforce autant qu’elle le peut d’adopter une attitude respectueuse des personnes. Elle s’efforce également, autant qu’elle le peut, de défendre des institutions définies par des missions qui font qu’elles ne sont pas nécessairement ouvertes à toute personne.

 S’agissant du PACS, je me souviens de ce que disait M. Bloche au moment du débat autour de la loi qui l’a institué. Le PACS apparaissait très clairement comme un « premier pas ». On savait très bien quelle dynamique était enclenchée. Il n’y avait pas de manœuvre visant à faire passer quelque chose sans le dire. Personne n’était dupe, même si certains nous assuraient que le PACS n’avait rien à voir avec la constitution d’une famille, même si Mme Guigou, alors garde des Sceaux, nous disait qu’une famille, c’était l’union d’un homme et d’une femme élevant des enfants. Le PACS est un contrat. Or, on ne peut pas ouvrir à des personnes la possibilité d’entrer dans un contrat dont la caractéristique principale serait d’être un contrat qui n’engage à rien. Au fur et à mesure que ce contrat entre dans la pratique, la question de savoir à quoi il engage se pose nécessairement. Doit-on considérer, comme cela était prévu par la loi initiale, qu’il n’engage à rien d’autre qu’à ce à quoi les individus choisissent de s’engager ? Ou doit-on considérer qu’il est du devoir du législateur de fixer un minimum d’engagements, quels que soient les choix particuliers ? Mais dans ce deuxième cas, si le législateur doit définir quels sont les engagements des personnes unies par un PACS, il doit a fortiori définir les engagements des personnes unies par un mariage. Ou alors, qu’on dise clairement que le PACS est un mariage.

 S’agissant du statut de beau-parent, je formulerai des remarques qui ne constituent pas des réponses, mais une contribution à votre réflexion. Nous savons tous que, aux yeux des enfants, après le décès ou le départ du foyer de l’un de leurs parents, il ne suffit pas que quelqu’un ait repris le titre tombé en désuétude et le rond de serviette rangé dans le placard pour qu’il acquière par ce seul fait le titre de parent. Pour les enfants, cohabiter avec cette personne étrangère ne va pas de soi, et lui reconnaître une autorité va encore moins de soi. Je ne suis pas sûr que le seul fait que le législateur donne au beau-parent le droit de faire ceci ou cela conduirait les enfants à reconnaître son autorité et à l’intégrer psychologiquement. La première question qu’il faut se poser est de savoir de qui on cherche le bien. Cherche-t-on le bien des enfants ? Je serais tenté de dire que le bien des enfants voudrait qu’il n’y ait pas de beau-parent. Mais quand il y a un beau-parent, la manière dont les choses se déroulent ne dépend pas de la loi, mais de la capacité des conjoints qui se sont unis à constituer effectivement un foyer. S’il s’agit de problèmes très pratiques, les solutions sont assez simples. On peut dire que le nouveau conjoint a le droit d’aller chercher l’enfant à l’école ou de regarder les bulletins scolaires. Mais s’il s’agit de faire en sorte qu’il ait une autorité sur l’enfant, cette autorité n’existera que si elle est reconnue par les enfants. Ce n’est pas la loi qui la fera reconnaître par les enfants. J’ajoute que les choses se passent différemment selon le niveau culturel des parents.

 Pour ce qui est des mères porteuses, il y a certes indisponibilité du corps humain, il y a certes un principe de non marchandisation, mais la question essentielle est de savoir qui est la mère de qui. Une femme peut-elle porter un enfant pendant neuf mois sans que cela ne constitue aucune relation, aucun lien entre elle et l’enfant ? « J’ai accouché, j’ai fini mon travail et je rentre chez moi ».

 Que peut-on faire pour promouvoir le mariage ? Je sais que, dans certaines communes de France, les maires se sont souciés de cette question. Il est même arrivé qu’ils se réunissent pour réfléchir aux moyens de donner à cet acte civil plus de solennité et plus de contenu. Il est possible de rencontrer les futurs mariés et de parler avec eux du sens de l’acte qu’ils s’apprêtent à accomplir.

 S’agissant des grands-parents, je suis très partagé. Mais c’est la vie qui nous partage. Pour un certain nombre de jeunes ménages, qui ne sont pas encore très rodés dans leur rôle de parents, les grands-parents peuvent parfois jouer un rôle de suppléants. Ils ont une place éducative originale. Mais qu’ils soient une référence plausible pour les enfants ne justifie pas qu’on leur donne un titre législatif. D’un autre côté, dans certaines situations, ils deviennent vraiment pesants quand ils deviennent des parents de substitution. Faut-il accepter qu’il y ait deux autorités dans une même famille ? Je ne suis pas sûr que, pour résoudre quelques crises aiguës qui peuvent se produire ici ou là , la production d’une loi supplémentaire apporte une réponse vraiment équilibrée. Je pense qu’il faut essayer d’aider les gens à faire leur vie, et qu’il n’y a pas besoin d’une loi pour cela. Des lois, il y en a beaucoup, et il n’est pas sûr qu’elles soient toujours très productives.

+ André Vingt-Trois,
archevêque de Paris

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