Audition du cardinal Vingt-Trois devant la Commission des Lois sur le projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe
Assemblée Nationale – Jeudi 29 novembre 2012
Monsieur le Rapporteur, Mesdames et Messieurs les Députés,
Plusieurs points méritent une attention particulière, dans la mesure où le projet de loi qui est soumis à vos suffrages ne vise pas simplement quelques aménagements marginaux du code civil concernant le droit de la famille mais un changement plus profond et radical qui touche à l’équilibre général des relations sociales, un nouveau modèle de société selon les propos de Madame la Garde des Sceaux.
Avant de vous présenter ces points d’attention, je voudrais soulever une question plus générale : le droit peut-il se contenter de régler des situations privées ? La législation sur la famille est-elle simplement un arbitrage offert pour éviter que les crises relationnelles ne deviennent excessivement violentes ou nocives pour les individus ? Je reconnais très volontiers que c’est une mission légitime du législateur que d’assurer les conditions pour que les crises familiales ne se transforment en désastres. Mais je redouterais que la législation se contente d’être l’aménagement des états de fait. Dans une société démocratique comme la nôtre, le législateur n’a pas simplement une fonction d’enregistrement et de légalisation d’une multitude de cas particuliers, qui sont nécessairement impossibles à élever au cas général qui normalement relève seul de la loi. La loi vise à une certaine universalité et doit normalement concerner le plus grand nombre des citoyens. L’idée que la légalisation de situations particulières pourrait être un moyen de leur donner une reconnaissance me semble un abus, en ce sens que le droit ne serait alors que l’habillage d’une promotion éthique. Il me semble qu’il conviendrait d’agir de manière très prudente dans ce domaine. On voit bien qu’un certain nombre de demandes et d’attentes ont pour but principal la reconnaissance officielle d’un statut particulier.
J’en viens maintenant aux points particuliers :
1. L’intention d’un dispositif pour plus d’égalité me semble reposer sur une confusion, dans la mesure où il n’y a ni inégalité ni injustice juridique dans les différences factuelles. Quels que soient les dispositifs législatifs, les partenaires de même sexe resteront dans l’incapacité d’accéder à la procréation qui suppose la bisexualité. Si bien que l’identité de situation restera à jamais impossible. Est-il très juste et honnête de laisser croire qu’un changement législatif va effacer les différences ? Qui sera encore déçu et insatisfait ?
2. Une nouvelle définition du mariage changerait pour tous la fonction sociale de cette institution en la transformant en reconnaissance de situations particulières et de sentiments personnels. Ce changement serait directement perceptible par chacun dans les modalités d’établissement de l’état-civil : déclaration, établissement des papiers, dénomination des parents, établissement et authentification de la filiation, etc. La privatisation de l’acte social qu’est le mariage produirait encore un affaiblissement supplémentaire de la cohésion sociale. La loi doit-elle s’engager dans la gestion des orientations et des sentiments particuliers, surtout pour une faible minorité ?
3. Toute la jurisprudence française des procédures d’adoption est fondée sur « l’intérêt supérieur de l’enfant. » Or, on est frappé ici par l’absence de référence aux conséquences prévisibles pour les enfants. Comme si le projet ne visait qu’à satisfaire les attentes des adultes, auxquels, par ailleurs, il semble reconnaître un « droit à l’enfant. » L’absence complète de référence aux droits de l’enfant, en particulier celui de connaître ses origines réelles et d’être élevé par ses parents, l’effacement complet de la référence biologique et symbolique au profit de la référence sociale déstabilisent les instruments d’identification de la filiation.
4. La question des aménagements légaux pour la gestion sereine des situations d’enfants de ménages homosexuels n’est pas posée avec clarté et précision. Aujourd’hui, la majeure partie de ces enfants ne sont pas des enfants adoptés, mais les enfants de l’un des partenaires et ils peuvent, par ailleurs, identifier leur deuxième parent ou connaître son existence.
5. Sous prétexte d’égalité, le projet de loi, s’il est adopté, va donc susciter de nouvelles discriminations. D’abord entre les enfants dont les statuts seront différents. Et on sait combien ces différences sont sensibles aux enfants. Les uns de famille hétérosexuelle, d’autres d’un ménage homosexuel, mais issus d’un couple hétérosexuel dissocié, d’autres encore purement et simplement adoptés sans identification de leur géniteur réel qui demeurera caché.
6 Une autre discrimination surgira inévitablement. L’intention exprimée d’un certain nombre d’élus et d’associations d’obtenir l’accès à la Procréation Médicalement Assistée aboutirait un jour ou l’autre, puisque l’on se situe dans la logique d’un droit à l’enfant. Or, la PMA serait nécessairement discriminatoire puisqu’elle ne serait accessible qu’aux femmes et non aux hommes. À moins que le législateur ne revienne sur l’indisponibilité du corps humain et ne s’engage dans la Gestation Pour Autrui avec ses dérives, déjà connues ailleurs, de marchandisation et d’aliénation des femmes. Il ne suffit pas de repousser cette question à un autre projet de loi pour y répondre.
7. Il ne semble pas que le projet ait envisagé la question, judiciairement si lourde, de la gestion des conflits familiaux, y compris le divorce.
Compte-tenu de l’ampleur et de la gravité des questions posées, il me semblerait plus prudent d’examiner à nouveau les possibilités légales de gérer les situations litigieuses sans entrer dans une réforme aussi ambitieuse et hasardeuse.