Synthèse du 4e module sur le thème “L’Église au service de la famille / La famille cellule d’Église”
Le 14 mai 2011, la 4e formation de Paroisses en mission a été conclue par le P. Alexis Leproux. Retrouvez ici l’intégralité du texte.
“La famille, cellule d’Église”
Par le Père Alexis LEPROUX
à l’église Sainte-Anne de la Butte aux Cailles, le 14 mai 2011
1. Expérience de l’esprit de famille
Issu d’une famille, de sept enfants (cinq filles et deux garçons), j’ai décidé à l’âge de dix-sept ans, de quitter cette famille pour entrer au séminaire de Paris. Il m’a été demandé de faire d’abord une année d’expérience en paroisse et à l’étranger avant de rentrer à la Maison Saint-Augustin. Ma vie familiale fut assez courte – de ma naissance jusqu’à l’âge de dix-sept ans. Elle s’est poursuivie cependant par l’expérience communautaire au Séminaire de Paris – de l’âge de 18 ans à l’âge de 27 ans – puis dans l’expérience paroissiale. Dans ces trois étapes de ma vie, de mon expérience familiale dans laquelle je suis né, dans les maisons du Séminaire de Paris dans lesquelles je suis devenu adulte et dans les presbytères où j’ai vécu, s’est toujours joué cet esprit d’unité et de communion entre les personnes dont la caractéristique était la suivante : nous ne sommes ni les collégiens d’un grand pensionnat ni les fonctionnaires d’une administration. L’intuition que le Cardinal Lustiger avait lancé de petites maisons de formation. L’idée était celle-ci : nous étions, avec un ou deux prêtres, une dizaine de personnes qui faisions la cuisine, le ménage, vivant autour de la même table ; la table devait être en quelque sorte « familiale ». Depuis l’âge de trois ou quatre ans, j’ai donc toujours eu cette table de cinq à dix personnes : c’est en quelque sorte le « centre vital » de mon expérience humaine. Une année seulement, j’ai échappé à ce fait : l’année de mon service militaire. Là, j’ai pu constater que l’armée n’était pas une famille : nous avions un uniforme, nous étions quasiment tous des garçons du même âge… Il n’y avait pas cette complémentarité des visages, cette disparité des histoires, cette complexité des relations ; c’était finalement assez simple… Mais quand on commence à être des personnes d’âges différents, parents, enfants, ou des séminaristes qui ont entre dix-huit et quarante ans, des prêtres en paroisse qui peuvent être très jeunes et inexpérimentés, d’autres qui vivent depuis longtemps… dans cette petite cellule de vie se joue ce que j’appelle « l’esprit de famille » qui rejoint le coeur de mon expérience ecclésiale. Avant d’accéder à la grande Eglise, l’Eglise universelle, avant d’avoir le visage de la place Saint Pierre, où il y a le Pape, les évêques, les prêtres, des millions de chrétiens du monde entier, l’Eglise est une petite communauté quelques personnes qui se parlent, s’écoutent, partagent un repas et reçoit l’esprit de famille.
Il faut constater en même temps que de nombreux enfants ne reçoivent pas cette expérience d’une vie de famille. Certains grandissent dans des microcellules et ne partagent aucun repas avec plus de deux personnes. Beaucoup d’étudiants vivent seuls dans leur chambre, ou en collocation, ce qui ne remplace pas une famille. Il semble cependant que tous désirent profondément connaître cet esprit de famille. Je n’en vois pas qui n’ait pas ce désir de communion. Apparaissent aussi d’énormes blessures en ce lieu-là. Ainsi, la famille est à la fois grandement désirée et souvent dispersée. Les divisions conjugales et les séparations de générations transforment aussi la famille en lieu de grande souffrance. On expérimente ce paradoxe, entre un grand désir de connaître la communion de l’unité familiale, et la difficulté pour l’atteindre : on recherche plus facilement un groupe d’amis qui se ressemblent. Je souligne le paradoxe entre ce que j’ai reconnu comme étant le centre de la vie personnelle, le fondement de la personne, et l’expérience commune qui rend si difficile la vie de « ce berceau familial ». Une plante pousse quand elle est dans la bonne terre. Quel serait la terre de la personne ? Cette petite communauté d’une dizaine de personnes autour d’une table, avec des variations de sexes, d’âges et des complexités d’histoire.
Voici le cadre qui peut nous aider à réfléchir le rapport entre Eglise et Famille : la civilisation de l’amour, le lieu de la communion, des personnes appelée à s’aimer les unes les autres concrètement, cellule familiale, au sens à la fois charnel de la famille, mais encore au niveau de la vie ecclésiale. D’une manière ou d’une autre, on appartient à une paroisse, à un groupe de jeunes foyers ; on se retrouve dans des groupes qui doivent avoir une dimension familiale, communauté de séminaristes, communauté de consacrés, une communauté fraternelle de quartier… Il y a ce qu’on pourrait appeler « l’arc de la grande civilisation de l’amour », qui part de la personne pour rejoindre l’humanité tout entière, en passant par l’Eglise domestique et l’Eglise particulière. La famille est un segment décisif entre l’individu et la civilisation de l’amour par l’analogie entre l’esprit familial et la charité ecclésiale. Le drame, nous le savons, c’est une paroisse de centaines de paroissiens où personne ne connaît vraiment les autres. La charge du curé est de permettre progressivement les paroissiens en situation de se connaître par de petites unités, de telle sorte qu’ils pourront partager concrètement quelque chose. On va ainsi retrouver ce va-et-vient constant entre une grande communauté ecclésiale assez large et une petite cellule qu’on caractérise comme familiale ou domestique : l’« église domestique » (domus, la maison) qui a comme caractéristique la table. La table eucharistique du dimanche est intimement liée à la table familiale. Il faudrait redouter un nouvel état de la famille, qui substituerait à l’unité de la table la variété des écrans : le père avec son i-pod, la mère avec son i-book, la petite fille avec son jeu électronique…
2. Famille, d’où es-tu ?
Le premier élément que je voudrais mettre en lumière est ce que j’appelle l’exitus. L’exitus est un mot latin qui renvoie à la sortie. Ma question est : d’où vient l’esprit de famille ? D’où vient la famille ? D’où tire-t-elle sa force et son consistance ?
Un des lieux communs est de penser que la famille est une réalité naturelle : un homme et une femme qui s’aiment vont, par leur amour, fonder une famille. On considère qu’il y a une sorte de « nature » qui existe en soi et qui serait remise en cause par des problèmes sociaux-politiques. On garde l’idée que la famille est une nature donnée. En reprenant ce mot d’exitus, j’essaie de mettre la famille dans une perspective autre, comme réalité qui vient de Dieu. Ce n’est pas d’abord un donné. C’est une vie qui sort d’une source ; et la source de la famille, c’est la communion trinitaire transmise par la médiation de l’Eglise. Il n’y aurait pas de famille sans une sortie de Dieu qui, par l’union d’une personne avec une communauté, crée une communion nouvelle. C’est du Christ et de sa communauté apostolique que va jaillir l’esprit de famille et le fondement de toute famille. Dans un deuxième temps, je reviendrai sur le retour, le reditus. Une fois que la vie est sortie jusqu’à établir et fonder la personne, il y a un retour vers Dieu, un reditus. De la personne qui a été donnée dans une famille, va jaillir une famille qui va conduire à l’Eglise pour rejoindre la vie de Dieu.
Je pense qu’il est très important, quand on réfléchit sur la famille, de ne pas la penser d’abord en terme de définition : une famille serait un homme, une femme, des enfants… mesurée par trois générations etc. Il convient plutôt de la voir comme la vie sortant de Dieu et retournant à Dieu. Pourquoi cela ? Parce qu’une femme ou un homme, s’étant marié et n’ayant pas pu avoir d’enfants, quelqu’un ayant été abandonné par son mari ou sa femme, est aussi une famille. Elle vient de Dieu et y retourne. Il ne faut pas appliquer trop étroitement sur la famille un modèle, une forme sociale. Il convient plutôt d’identifier la vie de Dieu qui se donne dans des personnes jusqu’au point le plus ultime qui est ma liberté et la liberté de chacun, c’est-à-dire la vie de l’Esprit. On contemple alors la vie de famille, y compris – et peut-être plus encore – dans le cœur d’une personne abandonnée. Le Christ, seul sur la croix, le cœur ouvert, nous révèle exactement ce qu’est une famille. Il attend son épouse bien-aimée ; il peut dire : « Voici ta Mère » et « Voici ton fils », il retourne vers le Père.
Dans cette sortie de Dieu, un premier aspect est ce qu’on pourrait appeler l’image ou la ressemblance. Qu’est-ce donc qu’une famille ? La communion de trois personnes qui, se donnant l’une à l’autre dans un unique esprit, ne cessent de grandir les unes par les autres. Cela suppose pour nous d’avoir réfléchi la différence entre la chose, l’objet et la relation, la personne. Un beau titre a été proposé par Jean-Paul II parlant de sa vie : « don et mystère ». Comment une femme, un homme, un enfant ou une personne seule est-il à la fois un don et un mystère ? Comment le seul lieu où la personne peut se découvrir comme don et mystère est-il précisément l’esprit de famille ? Quand vous êtes dans une entreprise, vous êtes plus utilisé pour vos compétences qu’accueilli comme une fin. Quand vous êtes dans le monde, vous êtes d’abord ce qu’on peut appeler un acteur, celui qui transforme le monde : vous le façonnez par vos mains. Dans une famille, on n’est pas en train de fabriquer quelque chose. Le père et la mère n’ont pas des enfants pour obtenir un matériau qu’ils pourraient façonner à leur image en disant : « voilà notre œuvre ! ». Par l’esprit de famille, les personnes vont devenir elles-mêmes dans la gratuité de la présence aux autres, en sorte qu’aucune des personnes présentes autour de la table ne se présente aux autres comme un instrument nécessaire. Les frères et sœurs ne sont pas des instruments nécessaires pour fabriquer les autres, ni même le père et la mère. Ce sont toujours des personnes données gratuitement à toutes les autres. Par la parole et par le corps, elles se donnent les unes aux autres et, s’expérimentant comme données les unes aux autres, elles grandissent en intelligence et sagesse. Elles ne sont ni un animal dans un champ pour labourer la terre ni une plante dans un jardin qui remplirait un lieu vide. Chacune est appelée à être le lieu où toutes les autres personnes se rencontrent. Le lieu où je suis assis autour de la table est le lieu où tous les autres se rencontrent. Et je ne peux rencontrer tous les autres que dans le cœur de chacun. Chacun apparaît ainsi comme la demeure de tous les autres. Tout cela s’initie dans le don de l’homme et de la femme qui, se donnant l’un à l’autre, habitent chez l’autre. A partir de cette heure, il l’a reçue chez lui. Etre aimé et aimer, c’est demeurer dans un autre que soi, et découvrir que dans un autre que soi, il y a plus de place pour soi que chez soi ! Cela peut paraître étrange, mais je suis plus à l’aise dans le cœur d’un autre que dans mon propre cœur. De nombreuses personnes souffrent de la solitude. Ils sont à l’étroit parce qu’on ne leur a pas dit ou qu’ils ont oublié qu’on ne pouvait vraiment être à l’aise que dans le cœur d’un autre. Tant que je n’ai pas compris que l’espace de ma vie doit être le cœur d’un autre, voire de l’humanité tout entière, je risque de me sentir à l’étroit en ce monde. Un homme ou une femme qui vivent l’un chez l’autre initient leurs enfants au fait de devenir une personne à l’image de Dieu. Le Fils est à l’aise chez le Père, le Père est à l’aise dans l’Esprit, l’Esprit est à l’aise dans le Fils. Mais personne n’est à l’aise en lui-même. Tel est le mystère de la personne : être la demeure d’autres personnes. Etre homme, c’est accepter d’habiter chez un autre. Vous avez là la réponse à l’individualisme comme à l’instrumentalisation des hommes. Jamais un enfant, un adulte ou un vieillard n’existe isolé de tous les autres. Tant que nous n’avons pas trouvé le cœur d’un autre, nous sommes sans repos, inquiets. On apprend cela autour d’une table, dans une famille, en se parlant, en se découvrant aimés gratuitement et en devenant communion de personnes ; on forme alors une communauté ecclésiale où les uns et les autres sont appelés les uns par les autres. Voilà le premier aspect de cette sortie de Dieu : la communion familiale des personnes s’inaugure dans le mystère du Christ qui nous révèle le Père et l’Esprit.
Soulignons un second aspect : cette communion de personnes est appelée à s’incarner concrètement en chacun. L’image de Dieu, la ressemblance de la famille avec Dieu va recevoir par l’histoire des caractéristiques singulières. Chaque famille, d’une manière ou d’une autre, va avoir ses traits propres. Ce qui est commun au mystère de la Trinité, la communion d’amour entre les personnes, va s’incarner dans une forme insubstituable, irremplaçable. On découvre que la table de chaque famille rend présent le mystère de Dieu sur la terre d’une façon inédite. Personne parmi nous n’est appelé à imiter la Sainte Famille par un copier/coller. Il ne s’agit pas de « jouer » à la Sainte Famille en faisant comme si on était Marie, Joseph et Jésus. Il faut au contraire, pour être vraiment l’image de la sainte famille, que je reçoive pleinement les caractéristiques propres de ma culture, de mon histoire, de mon arbre. Chaque famille, comme chaque visage humain, rend présent le mystère de Dieu sur la terre d’une façon tout à fait différente que toutes les autres familles. Dans la communauté où je suis né, je vois apparaître les traits singuliers du visage familial qui m’entoure. On découvre, à travers l’incarnation du Christ, à travers le mystère d’Israël, le fait que Dieu ne se donne pas comme une « essence abstraite, mais comme une réalité incarnée, certes unique – un seul esprit, un seul amour, une seule communion de personnes – mais façonnée singulièrement par les choix de chaque jour. Lors d’une réunion avec des jeunes foyers, en méditant sur le chapitre 4 de l’épître aux Ephésiens, nous réfléchissions à la façon dont chaque personne et chaque famille vit le mystère pascal d’une façon propre. C’est dans la singularité du mystère pascal vécu par chacun que se développe la révélation de la charité. Il me semble important de prendre conscience qu’une famille, c’est le mystère de l’incarnation de la communion trinitaire dans des histoires singulières, dans des personnes concrètes. On sort alors de tout schématisme sans pour autant nier la vérité de la communion des personnes. Il ne s’agit pas de nier qu’il n’y a pas un ordre de la famille et de la communion de personnes, mais il faut admettre que l’esprit de famille doit recevoir ses traits concrets, charnels. Dans chaque situation, marquée par l’attente des enfants, par un grand nombre d’enfants, par la venue d’un enfant portant un handicap, par des charismes propres de chacun, on découvre Dieu se révélant d’une façon inattendue. Il semble important d’éduquer son œil : au mot « famille », on met un concept ou un schéma et on n’arrive plus à regarder une famille dans la vérité de ce qu’elle est. Pour ceux qui ne rentrent dans aucun schéma, c’est extrêmement douloureux. Chacun doit découvrir comment, dans sa famille, quelles que soient ses grâces et ses blessures, la communion de personnes, l’histoire de ses parents etc., le mystère de Dieu s’est donné à expérimenter. C’est là que la vie lui est donnée. Dieu va très loin dans son mystère incarnation ; il habite des situations absolument incroyables. Pensez à Joséphine Bakhita, petite esclave torturée, qui finalement va être reçue dans une maison italienne et va devenir chrétienne. Elle va comprendre que tous les maîtres qui l’ont blessée, c’était sa famille. Elle a été vendue et découvre que son histoire familiale est ainsi. Elle devient un signe d’espérance. Il est clair qu’elle n’est pas d’une famille bien établie de sept enfants… cela ne signifie pas qu’elle n’a pas de famille. Etant petit, j’avais été marqué par le roman d’Hector Malot, « Sans famille ». Cette expression est intéressante parce qu’il n’y a pas, je crois, de personne sans famille. Simplement, les contours de la famille sont ce que Dieu donne à chaque personne pour devenir elle-même. Pour toute famille, pouvoir découvrir au fur et à mesure de son histoire la force de sa singularité me paraît être un élément vraiment important pour la vie de la famille dans le monde. Ce deuxième élément illustre la vocation spécifique de la famille à partir de 1 Co 12. Aucune famille n’est substituable à une autre puisqu’elle rend présent le mystère de Dieu de façon historique, absolue et c’est ainsi que Dieu poursuit son œuvre dans le monde.
3. Famille, où vas-tu ?
Voici maintenant le dernier point de mon propos, que j’appelle le reditus, le retour à Dieu et qu’on peut appeler aussi : « mission et assomption ». Comment de Dieu est sorti un grand mystère, de ce grand mystère est sortie la vie, la vie de chacune de nos personnes ? Et comment, de cette vie, tout le chemin de l’histoire va nous conduire à la civilisation de l’amour ? En repartant de la personne, de la famille, de l’Eglise, des peuples, de l’unité du genre humain, de toutes les familles de la terre, que l’on trouve dans la bénédiction d’Abraham « En toi, se béniront toutes les familles de la terre ». Projet absurde ? Utopie ? Certains pensent que des quelques personnes que nous sommes ici, il ne peut pas naître grand-chose… Comme certains ont pensé que de Nazareth, il ne pouvait pas sortir grand-chose… Comme certains l’ont aussi pensé de Bethléem… Le grand empereur de Rome avait fait ses comptes cette nuit-là, il mesurait la vie mais ne pouvait imaginer que l’enfant de Bethléem bouleverserait à ce point son empire ! L’enfant qui vient de naître transforme radicalement la face du monde. Il est difficile pour les statisticiens d’être ainsi dépossédés de leurs mesures sur la vie parce que la vie ne se mesure pas. Un autre exemple : un petit Karol Wojtila qui deviendra Jean-Paul II. Qui pouvait penser en 1920 que de ce garçon, de sa croissance, de la mort de sa maman, de la mort de son papa, de ses choix spirituels, de sa formation, allait naître une homme qui allait écrire ainsi le grand livre du XXème siècle et permettre à la planète de se rassembler à Rome au début du XXIème comme on ne l’’avait encore jamais vu sur la terre ? La lettre aux familles n’est pas sortie d’un concept théologique qu’on aurait puisé au XIème siècle : elle est sortie du cœur d’un homme qui est venu à un moment, qui a appartenu à une famille. En sa personne, Jean-Paul II a exploré le mystère de la famille et de l’Eglise ? Il a compris qu’il était mouvement de l’humanité vers le ciel.
Comment une famille est-elle toujours le lieu d’une « création nouvelle » ? Dans une famille, il y a une nouveauté de la vie. L’enfant n’est pas la continuité d’une espèce biologique qui fait que, de génération en génération, on déplace la vie dans de nouveaux individus. Quand un couple s’unit, dans le mariage ou en dehors du mariage –, lorsque la vie est donnée à un enfant, il y a une création nouvelle tout entière qui apparaît, un monde nouveau qui apparaît. Ce monde nouveau est extrêmement important puisqu’il rappelle que le temps de l’homme n’est pas l’horloge, que l’histoire humaine, l’histoire de la personne, n’est pas d’allonger des jours sur un calendrier, qu’une personne ne prolonge pas celle des autres. La famille place dans l’histoire un commencement nouveau qui permet de comprendre que l’humanité, au lieu de se déplacer horizontalement sur une frise chronologique, est toujours le passage du temps qui passe à la nouveauté de l’éternité qui apparaît. Il faut ici une conversion radicale de notre rapport au temps et à l’avenir de l’homme. On considère trop facilement que notre vie est un segment et l’on sacrifie volontiers l’absolu de notre temps pour un avenir que l’on imagine plus digne d’intérêt. C’est toujours un peu inquiétant de penser que l’on va sacrifier notre vie pour que nos enfants aient un avenir meilleur. Chaque génération, chaque personne, doit pouvoir vivre toute son histoire comme un absolu. Nous ne sommes pas les produits d’une évolution pour que demain ouvre à de jours meilleurs. Ils peuvent être meilleurs comme ils peuvent être pires ! J’apprends dans ma famille à recevoir mon rapport au temps comme un aujourd’hui où se joue ma décision face à l’éternité. Je ne suis pas seulement le moyen d’arriver à une époque meilleure : je suis une liberté appelée à se décider pour l’éternité. La famille est le lieu d’apprentissage de la vie éternelle, non pas celle d’un après la mort, mais celle de l’appel concret de la vie de tout homme à se décider pour le Bien reconnu en Dieu. Comment allez-vous parler à vos enfant de leur avenir, comment allez-vous construire leurs études, en les situant, non pas par rapport aux quarante années qui viennent mais par rapport à l’aujourd’hui de Dieu qui maintenant est présent et les appelle ? Le critère de discernement d’une personne pour savoir où elle doit aller n’est pas le temps chronologique qui fait que demain il y aura un monde meilleur mais le temps présent qui fait qu’aujourd’hui j’apprends à vivre à la mesure de l’éternité. Devenir saint dès l’âge de cinq ou six ans est une possibilité réelle – chose importante que l’on oublie parfois. La sainteté n’est pas d’abord le partage des gens de quatre-vingt-quinze ans qui auraient essayé toute leur vie de connaître l’humanité dans sa plénitude. Un enfant de sept ans, dans l’offrande de sa liberté à l’échelle de l’éternité, peut vivre déjà la plénitude de l’homme dans sa relation au Christ. Cela va évidemment purifier l’ambition, non pas l’enlever mais la purifier, la libérer. Finalement, ma vocation dans le temps, ma charge ou mon rôle dans l’histoire, n’ont de sens que par un absolu déjà éprouvé, déjà goûté. Je ne vais pas devenir père ou mère pour réaliser mes ambitions, mais pour accomplir par surcroît cette éternité que je goûte déjà. Sur ce point, la famille joue un rôle fondamental. Dans la famille se donnent en effet toutes les premières paroles sur l’ambition, se dévoile à l’enfant l’horizon de son avenir. Lorsque la famille a comme horizon une réussite sociale, une carrière qu’il faudrait accomplir, c’est plus compliqué de poser votre vie et de la donner à Dieu dans la vie consacrée. La famille est le laboratoire de la foi, le premier lieu où se donne la possibilité concrète, dès l’âge de six ou sept ans, de donner toute sa vie à Dieu. De fait, il n’est pas si simple d’avoir aujourd’hui un échange simple autour d’une table familiale en disant que le véritable avenir de l’homme, c’est d’être comme le Christ et que cette configuration au Christ à l’échelle de l’éternité est possible dès l’enfance dans ce qu’on appelle la première communion.
Enfin, puisque la famille est cette cellule ou cette école de la vie éternelle, sa présence au milieu du monde devient bouleversante pour ceux avec qui elle entre en contact. Quand vous êtes éclairé par cet horizon de la vie éternelle, vous n’êtes pas en dehors du monde. Au contraire, cela vous permet d’être dans la cour de récréation à sept ans, dans les lycées à 15 ans, ou encore à la porte des écoles avec d’autres parents ou dans la vie professionnelle pour discuter, en bouleversant – je dis bien en bouleversant – le rapport que les personnes ont avec leur propre temps, avec leur propre histoire. C’est tout simplement déstabilisant de découvrir des gens libres par rapport à la mort. C’est déstabilisant de découvrir des enfants qui vivent à l’échelle de l’éternité et qui n’ont pas peur de mourir. Avoir appris dans sa famille qu’il n’y a de vie véritable en dehors de la vie éternelle, qu’il n’y a de vie véritable en ce monde que par le don total de soi, change son rapport au temps qui passe. Il est évident qu’un célibat consacré est inenvisageable sans l’expérience concrète de la vie éternelle, déjà concrètement éprouvée. La fidélité conjugale est aussi dans cet ordre-là. La possibilité d’être dans son travail ou dans une communauté scolaire avec une parole libre suppose de ne pas avoir peur. Il y a forcément un moment où la peur de la vérité peut paralyser les exigences de la conscience. La famille apprend, lorsque son horizon est l’éternité qu’il est possible d’aimer jusqu’au bout et de mourir pour la vérité. La famille est en effet le premier chemin de la liberté spirituelle qui permet d’être engagé dans le monde, non pas à le mesure de ses succès, non pas à la mesure des images de succès que le monde projette et dans lequel on serait tenté de conduire l’humanité, mais dans ce qu’on appelle une liberté de conscience qui, parce qu’elle est comblée de grâce, est prête à tout. Préparer un enfant à la première communion à dix ans, ou à treize ans, ou à vingt-ans ou à quarante ans, c’est le situer non pas dans l’horizon de la mort – « un jour, je vais mourir » – mais dans la plénitude de la vie déjà accordée : « aujourd’hui, je vis pleinement ». On voit bien que cet « aujourd’hui, je vis pleinement » qui s’appelle aussi une profession de foi, cela suppose un travail au jour le jour : on ne fait pas de réserve d’amour, on ne fait pas de réserve de vie ! Elle la reçoit comme le pain quotidien, au jour le jour. Quand je me lève le matin, quand je suis assis au milieu de mes enfants, quand je joue avec eux – non pas comme des maîtres qui auraient acquis la certitude de l’éternité, mais avec eux – je vie la possibilité concrète d’aimer jusqu’au bout. Dans une famille, cela se joue ainsi, au quotidien, en faisant la vaisselle, en passant le balai, en donnant la vie sans s’en apercevoir mais en l’éprouvant vraiment. Et cela se vit aussi dans l’échec. Devant l’impossibilité concrète de se donner jusqu’au bout, j’expérimente le sommet de la vie, le pardon. Chacun se découvre débiteur de tous les autres. Comment allons-nous donner jusqu’au bout notre vie ? En pardonnant jusqu’au bout à tous ceux qui ne donnent pas leur vie jusqu’au bout. Un père de famille peut expérimenter cet échec par rapport à ses enfants : il sait aussi qu’il vivra de l’amour et du pardon que ses enfants lui accordent ou lui accorderont. De cet amour et de ce pardon, il se verra appelé à se donner encore plus, à la mesure du pardon donné. On approche de ce retour, de ce reditus où l’homme devient vraiment image de Dieu qui donne vie en pardonnant. Sous prétexte de réussite professionnelle, de réussite familiale et de vocation, on imagine que demain se jouera la vie véritable. La vie familiale est le lieu premier de la vie ecclésiale qui permet, dès l’enfance, et dès aujourd’hui, d’aimer jusqu’au bout. Chacun est conduit à la possibilité réelle d’aimer, de pardonner et d’être aimé. De ces personnes qui se marient et qui donnent la vie, se construit la grande communauté ecclésiale qui devient sel de la terre et la lumière du monde. Par elles, est appelée à s’éprouver, non pas par de grands discours mais par la vie concrète de sa journée, l’avenir de l’humanité, l’avenir réel de l’homme. Aujourd’hui, dans la famille, se joue le grand mystère de l’amour véritable, celui qui construit l’Eglise, celui qui conduit à Dieu.