Reportage et texte du 3e module "La famille, ferment de la société"
La 3ème rencontre de formation de l’année "Famille et Jeunesse" de Paroisses en mission a porté sur le thème "La famille, ferment de la société" et s’est déroulée à Saint-François de Sales le samedi 12 mars 2011.
– Lire le compte-rendu paru dans Paris Notre-Dame
Synthèse de la formation par Monsieur Jean CARON
"La famille, ferment de la société"
(Ce texte est la version transcrite à partir d’un enregistrement et en garde le caractère oral )
Merci pour votre travail, qui vous a permis un vrai partage et une réflexion féconde. C’est à partir de la table ronde de tout à l’heure, de vos remontées et de ma réflexion personnelle que je vais tenter de vous proposer quelques pistes en sachant bien que nous sommes devant une question énorme.
Commençons si vous le voulez bien, par cette orientation que nous donne la Lettre de Paul aux Romains : « Ne prenez pas pour modèle le monde présent, mais transformez-vous en renouvelant votre façon de penser pour savoir reconnaître quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, ce qui est capable de lui plaire, ce qui est parfait ». Rappelons-nous en même temps – en ayant dans le cœur les familles, les nôtres, celles que nous rencontrons, celles vers lesquelles nous sommes envoyés – les mots de Paul dans la même lettre : « Soyez joyeux avec ceux qui sont dans la joie, pleurez avec ceux qui pleurent ».
La bonne nouvelle de la famille : le constat d’une différence, la nécessité d’une parole
A partir de ce que je suis - laïc, marié, du diocèse de Versailles, père de famille, professeur de philosophie, passionné par l’éducation - je voudrais essayer d’expliciter ce que nous ressentons en commun, je crois, sans toujours pouvoir le dire. J’aimerais pour cela partir d’un constat qu’il nous faut faire simplement et sereinement. Vous pourrez prolonger cette réflexion en lisant le livre du Père Philippe Bordeyne, professeur à l’Institut catholique de Paris, intitulé Ethique du mariage, la vocation sociale de l’amour (Edition DDB). L’expression qui nous intéressera ici est « vocation sociale de l’amour ». L’amour, en effet, est fait pour irriguer la société, et cela à partir d’une certaine manière de le vivre et de le dire.
Quel est ce constat que nous pouvons faire très simplement ?
C’est d’abord le constat d’une différence. Il existe une différence chrétienne sur la manière de parler de la famille et surtout sur la manière d’essayer de la vivre. Nous ne pouvons pas ne pas prendre simplement acte de la différence entre ce que la tradition catholique dit de la famille et du mariage à temps et à contretemps, et ce que beaucoup de nos contemporains pensent, nos enfants parfois, nos proches, et nous-mêmes qui avons du mal à vivre ce « modèle » là. Une différence donc entre ce que l’Église catholique dit de la famille et la manière dont beaucoup de nos contemporains conçoivent, perçoivent la famille. Une différence qui dit peut-être une distance, mais qui renvoie à une spécificité, peut-être à un trésor.
Constatons aussi, et dans le même temps, que, malgré cette différence, à cause de cette différence, nous avons pour mission commune – et j’ai conscience ici de m’adresser à des catholiques engagés dans leurs communautés – de chercher, là où nous sommes, à rendre cette différence crédible, à la rendre intelligible pour nos contemporains, pour le plus grand bien de la société et pas seulement pour les chrétiens. Et beaucoup l’ont dit dans leurs groupes, cela passe beaucoup plus par un témoignage authentique de vie que par une théorisation abstraite. Cela peut sembler facile de dire ce que la famille doit ou devrait être, c’est plus difficile de vivre cette réalité et c’est pourtant cela qui nous est demandé. Nous avons à rendre crédible, intelligible cette idée de la famille dans la réalité du monde qui est le nôtre à Paris ou ailleurs, et avec le souci d’être réalistes.
Nous savons bien que le plus grand écueil dans le discours sur la famille, c’est de perdre de vue la tension entre l’idéal - nous sommes guidés par une étoile, nous cherchons à aller vers quelque chose qui oriente le désir et qui est notre bonheur - et le regard humble sur la réalité, notre réalité, qui est toujours assez éloignée de ce que nous voudrions vivre. Devoir de réalisme et de gradualité, pour nous-mêmes bien sûr et dans le discours que nous tenons sur les situations que vivent nos contemporains… Reconnaissons en effet que le risque de l’idéalisation menace toujours le discours sur la famille. Dans un groupe, un dialogue riche s’est ainsi noué entre l’un d’entre vous, tout récemment engagé dans le mariage, fort de ses convictions et de sa soif d’idéal et un autre, plus âgé, soulignant ce que lui a enseigné l’expérience sur les difficultés, l’importance du temps, la sagesse qu’il permet d’acquérir : éternel équilibre à tenir entre idéal et réel, entre humilité et désir d’absolu ! Le dialogue entre les générations permet de prendre conscience, sans la durcir, de la différence qu’il y a entre le discours sur le couple et la famille, nos intentions, l’idéal même et la manière dont, au quotidien, à travers les joies et les difficultés, se cherchent et se construisent les familles réelles.
Il s’agit bien de rendre crédible, de rendre audible l’idée de la famille pour que le discours sur la famille n’apparaisse pas comme un moyen de culpabiliser ceux avec qui nous parlons, mais au contraire comme une bonne nouvelle, et pour qu’il puisse rejoindre aussi bien ceux qui cherchent avec force, avec conviction, à vivre cela qu’à ceux qui peinent et se sentent découragés dans l’édification de leur projet de vie. Un discours sur la famille qui serait sans exigence ne construirait pas ; il ne serait même pas entendu. Mais un discours exigeant qui ne serait pas nourri par l’amour et l’attention au réel, qui ne serait pas attentif aux difficultés des personnes, découragerait et susciterait le rejet.
Il s’agit donc bien d’annoncer la bonne nouvelle de la famille pour la société en osant une parole publique. Nous sommes en effet dans des sociétés qui refusent l’intolérance mais qui acceptent que s’affirme la différence, si elle est vécue dans la tolérance de l’autre et avec authenticité. Nous l’avons constaté avec le succès étonnant du film « Des hommes et des dieux » : nos contemporains attendent et accueillent des témoignages forts de vie ; que l’on partage ou non des options fondamentales, on est capable de les reconnaître quand elles sont vraies et, même si on ne les vit pas, on s’y rend attentif, on s’en nourrit même, parfois sans le dire ni toujours oser le reconnaitre.
La famille, ferment de la société : pour un regard anthropologique
Du coup il s’agit maintenant de montrer que l’importance que le discours de l’Église catholique accorde au mariage et à la famille, et même la manière spécifique dont elle en parle, s’appuie sur une anthropologie – une réflexion sur ce qu’est l’homme – qui cherche à se rendre attentive aux conditions concrètes du développement de l’être humain. Tout dialogue avec nos contemporains doit en effet partir de là : comme l’homme devient-il lui-même ? De quoi l’homme, comme individu et comme membre d’une société, a-t-il besoin pour qu’il puisse se développer de manière intégrale ? Notre discours, les caps que nous proposons ne peuvent être pris au sérieux par ceux avec qui nous dialoguons que si nous sommes bien persuadés pour nous-mêmes et que nous pouvons faire sentir par autrui que l’idée chrétienne de la famille permet réellement de faire advenir des sujets, des sujets humains. Une « idée » de la famille, un discours sur la famille – sur ce qu’elle est, sur ce qu’elle est appelée à être – n’a de sens et de portée que si elle permet de rendre les humains plus heureux, qu’elle permet une croissance plus harmonieuse d’un enfant, et qu’elle correspond aux attentes les plus profondes de l’homme, dans toutes les dimensions de son être. Ainsi l’accent mis par l’Eglise – à temps et à contretemps – sur la famille comme condition de l’humanisation de l’homme et de la société s’appuie sur la conviction, qu’il nous faut fonder en raison, qu’une certaine manière de définir la famille permet de rendre les humains plus sociaux, plus capables de s’intégrer en société, plus aptes à construire avec d’autres une société harmonieuse, « une civilisation de l’amour » comme le disait si fortement le pape Jean-Paul II.
Il s’agit donc plus particulièrement ce matin de montrer que la famille est le lieu où la dimension sociale de l’homme peut se déployer. Aristote disait déjà au IV° siècle avant JC que l’homme était un animal politique, qu’il ne pouvait exister vraiment qu’en société, que c’était au sein d’une communauté que sa dimension d’être doué de parole (logos) pouvait prendre toute sa force. La famille est cette première école où la dimension sociale de l’homme se développe et se forme. La famille a toujours été considérée dit le pape Jean-Paul II dans la Lettre aux familles de 1994 comme « l’expression première et fondamentale de la nature sociale de l’homme ».
Regardons un instant ces deux mots qui donnent à notre matinée son titre : famille – société. Et ne perdons pas de vue le troisième terme qui cherche à penser leur relation : ferment.
Nous sommes orientés vers une constatation : à un certain type de famille, un certain type de société... De la manière dont la famille va se développer, la société va croître. Les richesses de la famille vont être les richesses de la société, les pathologies de la famille vont se retrouver dans les pathologies de la société. Ainsi édifier une famille c’est déjà construire une société. Cela implique pour la société, vous l’avez souvent dit dans les groupes, la nécessité d’en avoir conscience, en reconnaissant l’importance de la famille, en aidant les familles qui éprouvent des difficultés et bien sûr aussi en promouvant la famille. Il y a sans doute ici de grands chantiers à ouvrir. Osons les (r)ouvrir !
Mais c’est aussi l’autre sens de la relation qui doit être regardé : à un certain type de société, un certain type de famille(s). La manière dont la société est construite et dont certains schémas s’imposent, la façon dont les discours sociaux sont relayés dans l’espace commun vont avoir des conséquences directes et indirectes sur la vie et le développement des familles. Pensons notamment à la télévision, aux médias, à l’école, etc. Là aussi se trouve interrogée l’importance que nous accordons ou non à l’engagement sur ces terrains. La manière dont une société existe, se construit ou se déconstruit, a forcément des conséquences positives ou négatives sur la famille, c’est-à-dire sur les conditions concrètes d’existence des hommes, des femmes, et particulièrement des enfants.
Le terme proposé pour penser de manière renouvelée la relation famille/société est celui de « ferment ». La consultation des dictionnaires m’a appris qu’en chimie ou biochimie on n’emploie plus "ferment" mais "enzyme". Que pensez-vous alors du titre « La famille, enzyme de la société » ?! Une enzyme est un agent chimique qui permet une catalyse, c’est-à-dire qui vient rendre possible une réaction, une transformation. Ferment de la société pourrait signifier alors que dans nos sociétés qui tendent à être individualistes, et dans lesquelles l’isolement est en train de dominer de plus en plus la manière d’exister de nos contemporains, où la solidarité se fait de plus en précaire, la famille est - ou peut être - le lieu qui accélère - ou qui retarde - la socialisation, le devenir social. Il y aurait là comme un ferment dans une pâte, comme un levain permettant de soulever et de faire croître !
Dès lors la métaphore nous met sur la voie : dire qu’elle est le ferment, c’est affirmer que la famille n’est pas le tout de la société. Nous savons bien que l’enfant devenu adulte aura à certains moments à quitter sa famille. Nous savons bien qu’il peut y avoir une pathologie des familles fermées sur elles-mêmes. Mauriac en a été le cruel analyste. La famille n’est pas le tout de la société et peut-être y a-t-il un risque dans certaines familles à cause d’une certaine peur de la société considérée comme négative, agressive, de se fermer ainsi sur elle-même. Mais la famille est le lieu où comme avec un levain, la société « prend » ou ne « prend » pas, se construit et devient elle-même. Ainsi il y aurait quelque chose à la fois de faux au plan anthropologique, et de très risqué au plan social et politique, si on ne reconnaissait pas ce rôle joué par la famille. Il devient alors important de réfléchir à la manière dont on peut aider les familles telles qu’elles sont à jouer leur rôle dans l’édification de la société. A quand la famille comme l’un des thèmes fondamentaux d’une campagne électorale ? Cela permettrait peut-être d’éviter de s’enliser dans de faux débats en nous concentrant sur l’essentiel car il y va du devenir humain des humains, à commencer par les plus fragiles : les enfants et les jeunes.
Famille et société : d’une réalité qui va de soi à un modèle devenu incertain
Quel regard porter sur la famille ? Commençons par reconnaître qu’il est bien difficile de parler de la famille comme s’il s’agissait d’une réalité unique et homogène. Vous êtes ici les témoins de la grande et belle diversité des familles.
On peut dire – à grands traits – que cette idée de la famille comme ferment de la société a pu longtemps sembler une évidence, une affirmation qui va de soi, anthropologiquement et socialement. Le seul fait de prendre aujourd’hui cette expression comme titre de notre matinée d’échange montre que cela ne va plus sans dire, ni dans les réalités vécues ni dans les discours. Nous sommes donc dans un contexte qui oblige, individuellement et avec d’autres, à (re)prendre conscience d’une vérité – la famille est condition du développement humain social. Il y aurait donc un nouvel enjeu : reconnaître cette donnée – méconnue, perdue de vue – et tenter en dialoguant avec tous ceux que nous rencontrons, dans les associations, sur les terrains de l’école, de l’engagement social, syndical, politique, d’aider la société à en prendre mieux conscience.
Et d’abord, de quoi parlons-nous ? Qu’est-ce que la famille ? Le dictionnaire Petit Robert renvoie à trois dimensions différentes, permettant d’articuler en une totalité trois niveaux :
– la famille renvoie d’abord aux « personnes apparentées vivant sous le même toit ». Ici le point de départ est dans une réalité concrète, le toit commun, la cohabitation. Appartiennent à une même famille ceux qui habitent ensemble. Permettre aux humains de vivre avec ceux avec qui ils sont apparentés, de vivre sous un même toit, tout commence par là. Cohabiter c’est donc déjà être pris dans un mouvement qui construit la famille, qui oriente vers elle. Ainsi à un premier niveau, fondamental, la famille est une unité spatiale, un rassemblement, une communauté de vie. Nos familles sont-elles aidées pour vivre ensemble sous le même toit ?
– plus encore, la famille est « l’ensemble des personnes liées entre elles ». On dépasse le niveau de la cohabitation. Ici, on le voit, c’est le lien qui fait la famille. Dès lors se pose une question toute simple : quel lien constitue la famille ? Un lien non-durable, un lien seulement contractuel et provisoire peut-il construire une famille apportant à ses membres la sécurité qui lui permettra de croître dans la confiance ? De quelle garantie de durée doit bénéficier ce lien pour permettre l’accueil et la croissance des enfants notamment ? Ici le mot même de famille renvoie à une exigence de cohésion et de durée portée par sa définition même. Que ce lien puisse faire difficulté, qu’il soit difficile à penser dans la longue durée, on ne le voit que trop bien… Mais cela vient-il remettre en question l’idée de la famille induite par l’attention à sa définition ? La question est alors moins de savoir s’il faut changer de définition que de se demander comment permettre aux familles de s’orienter vers l’idée qui les sous-tend et les soutient : « Famille, deviens ce que tu es ! », écrivait Jean-Paul II dans son Encyclique sur la famille. Ce lien se trouve précisé par le dictionnaire lui-même faisant de la famille « l’ensemble des personnes liées entre elles par le mariage et par la filiation ». Ici la famille se trouve définie par référence à une institution - le mariage –et par l’ouverture à la filiation comme dépendance des générations entre elles : père-mère et fils-fille, etc… La famille renvoie donc à un lien entre ses membres, lien établi socialement qui construit des devoirs, des responsabilités et des droits. A la base donc un mariage et des relations marquées par le lien de parenté des époux, des enfants, des parents, etc. : la famille ou un système de relations qui produit du lien à partir d’une institution première constituée par cette alliance scellée entre un homme et une femme.
– Enfin le dictionnaire articule aux deux précédentes une troisième dimension de la famille : « succession des individus qui descendent les uns des autres, de générations en générations ». Ainsi la famille est un lien de descendance qui ancre un individu dans toute une lignée, dans une durée qui dépasse son champ de conscience. Il s’agit bien d’une continuité temporelle qui transcende la mortalité. Ainsi une cérémonie d’obsèques est un moment où l’on perçoit cette dimension de la famille ; à travers la famille c’est comme une profondeur temporelle qui se construit.
On voit bien que, à ces trois niveaux à la fois, les choses tendent aujourd’hui à se brouiller. Qu’en est-il de l’unité d’habitation, de la communauté de vie ? Qu’advient-il du lien qui relie les uns aux autres les membres de la famille ? Que devient, dans une société qui tend à se centrer sur l’instant la profondeur temporelle qu’implique l’idée même de famille ?
Cette dimension sociale de la famille a longtemps été perçue comme une évidence. Le couple et la relation entre les membres de la famille se pensaient le plus souvent, non seulement comme un ensemble de relations marquées par l’affectivité, mais comme une institution de la société, la première même des institutions.
Car la famille était pensée et perçue – l’est-elle encore ? - comme une charnière. Charnière dit ici médiation, articulation entre la nature, la naissance, la relation sexuelle et la société, la culture. Pourquoi ? parce qu’était le plus souvent reconnu que c’est dans la famille instituée, établie comme telle, que se transmet tout ce qui est nécessaire à la croissance de l’humain, à commencer par la nourriture, par la première éducation et par la langue, toute la première éducation, les règles et les comportements qui rendent possible la socialisation. Plusieurs d’entre vous ont dit que c’est dans la famille que les valeurs et notamment la manière de se rapporter aux autres, la manière d’intégrer la loi morale, les façons de se comporter (la politesse par exemple) peuvent se transmettre et se mettre en place. Si la famille n’accomplit pas ce rôle-là, quelque chose n’aura pas eu lieu que la société aura par la suite beaucoup de difficultés à transmettre. Autrement dit, la subsidiarité commence dès ce stade. La société comprend que si elle ne laisse pas faire à la famille cette tâche qu’elle a vocation à réaliser, quelque chose d’essentiel ne sera jamais accompli. On pourra essayer de suppléer, à travers toute une série d’institutions sociales, mais on aura du mal à rendre possible un chemin.
A la charnière du naturel et du social, la famille est aussi, par l’institution du mariage, ce qui vient en quelque sorte « socialiser » la sexualité. Car la sexualité, en même temps qu’elle est possibilité d’une joie humaine et qu’elle détient la possibilité de faire croître le couple et de transmettre la vie et donc de produire le social, contient potentiellement une puissance affective telle qu’elle peut mettre en danger la société. Beaucoup de récits mythologiques, notamment gréco-romains, présentent la pulsion sexuelle comme cause de la violence, à commencer bien sûr par le texte fondateur de la pensée grecque : la guerre de Troie dans l’Iliade d’Homère. La famille apparaît alors non seulement comme le lieu où l’on apprend à régler son affectivité mais surtout comme la charnière qui fait passer de la sexualité à la nuptialité. Dans le lien matrimonial, la pulsion sexuelle se construit dans la durée au service d’un amour stable et durable. Sans la famille et dans le contexte d’une société qui exacerbe la pulsion sexuelle, comment nous situer les uns par rapport aux autres et par rapport à notre commune condition sexuée ?
Charnière la famille l’est encore en constituant cette médiation fondamentale venant socialiser la fécondité, afin de la vivre de manière humaine. En permettant au couple, dans la stabilité d’un lieu commun, de déployer sa relation affective commune, le mariage vient donner une sécurité fondamentale à chacun des membres du couple, au plus intime de l’être. Et c’est dans ce creuset de sécurité qu’est appelé à naître et à grandir l’enfant. Au coeur de la vie amoureuse, à partir de son dynamisme vital, s’épanouit alors le mouvement du « devenir-famille ». Et c’est dans la famille, rendue possible par la garantie de durée que signifie l’engagement des parents, que l’enfant va pouvoir se développer. La famille est bien ce milieu humanisant permettant, dans la communauté de vie avec des parents et des frères et soeurs, de devenir une personne. Elle est ainsi le premier lieu – décisif le plus souvent – d’éducation. Et l’on sait que dans cette dimension éducative, la famille, pour que l’enfant s’ouvre progressivement à toutes les possibilités qu’il porte en lui, a besoin d’institutions relais : les écoles, les mouvements de jeunesse, les associations, les clubs sportifs, etc.
On peut même dire que la famille est ce qui rend possible la société en étant le lieu de l’apprentissage du bien commun. Petite société, la famille conduit, dans la relation aux parents, aux frères et aux soeurs, à se confronter à l’autre, à tenir compte d’autrui, à apprendre à donner et à échanger ; dans le frottement des égoïsmes l’enfant, à condition qu’il puisse se sentir aimé et reconnu, découvre ce qu’apportent la réciprocité et l’entente. Ainsi, par et dans la famille, les individus deviennent aptes à entrer dans des communautés de plus en plus larges, jusqu’à la nation et à la grande famille humaine.
Un modèle brouillé ? La nécessité d’un engagement au service de la famille
On dira sans doute devant ce tableau trop simple que nous sommes partis bien loin de la réalité des familles dont nous parlions au début. Ce modèle de la famille ferment de la société paraît non seulement brouillé mais remis en question. Et en même temps… Ne faut-il pas parler d’une résistance de la famille ? Certes nous connaissons la moderne aspiration à l’individualité, la revendication générale de la liberté individuelle qui tend à faire vaciller toutes les institutions. Or la famille n’est-elle pas l’institution humaine qui en un sens a résisté le mieux à cette désinstitutionalisation généralisée, quitte à faire évoluer la forme ? Beaucoup de nos contemporains cherchent, parfois en tâtonnant, à rendre compatible la famille avec leur aspiration au bonheur et à la liberté qui leur semblaient mise en danger dans certains modèles anciens de l’institution familiale. Une manière de vivre la famille de façon nouvelle se cherche, notamment à travers une manière renouvelée de penser la relation de l’homme et de la femme dans la famille. Mais à travers ces changements, n’est-ce pas encore et toujours la famille qui se trouve recherchée comme le lieu de l’épanouissement humain ? En effet la famille continue d’être vécue et d’être revendiquée comme valeur ; c’est encore à elle qu’on se réfère, quitte à en adapter le modèle aux exigences nouvelles de la société, marquée par des réalités inédites. La famille continue d’avoir la cote même si beaucoup y voient une côte bien raide à gravir ! Quand on interroge des adolescents ou des jeunes adultes pour connaître leur idéal de vie, une grande majorité parle d’un rêve de famille. Le problème serait plutôt qu’ils oscillent entre l’idéalisation de la famille et le découragement devant ce qui leur paraît hautement improbable et difficilement accessible. Ils se demandent s’ils seront aidés dans la construction de leurs projets.
C’est sans doute ici que nous avons à réfléchir avec soin afin de devenir capables de dire pour quoi la famille continue d’être, pour toutes les raisons anthropologiques que j’ai évoquées, le lieu d’apprentissage et de développement de soi qui permet un chemin d’épanouissement et de bonheur. Il s’agit non seulement de dire mais d’accompagner ceux qui vivent ou veulent vivre cette aventure heureuse de la famille. Tous ceux d’entre vous qui sont engagés dans la préparation au mariage ont témoigné de cette aspiration qu’ils voient dans les jeunes générations. Mais comment passe-t-on d’une aspiration parfois idéalisée à la construction d’un cheminement réel qui part de ce que sont les personnes et de la réalité de leurs expériences vécues, marquées souvent par l’épreuve, la blessure voire l’échec. Faisons la relecture pour nous-même de notre propre chemin. Dans quelles familles avons-nous vécu ? Quels types de témoins avons-nous rencontrés ? Qu’est-ce qui nous a fait croire que le mariage était possible ?
Face à la nécessité de cet accompagnement des familles, de toutes les familles, la première urgence – je l’ai déjà dit- me semble être celle d’une réflexion anthropologique fondamentale. Comprendre, en mobilisant les ressources de la philosophie et des sciences humaines, qu’un individu ne peut véritablement devenir lui-même - une personne - que s’il est capable d’entrer dans des relations avec d’autres. Un individu fermé sur lui-même, qui n’apprend pas à vivre de manière heureuse avec l’altérité, à commencer par cette altérité qui structure toutes les autres, l’altérité de l’homme et de la femme, un individu qui n’apprend pas la relation non seulement ne pourra vivre en société mais aura de grandes difficultés pour épanouir toute sa dynamique de vie. Approfondissons cette idée, toute simple et tellement féconde : l’homme, essentiellement, est un être qui n’est pas fait pour être seul, mais qui se fait en nouant avec d’autres des relations, et des relations d’amour. Que nous soyons mariés ou célibataires, nous le savons, nous n’avons pu devenir nous-mêmes que parce que nous avons existé au sein de communautés vivantes, personnalisées, hommes et femmes, à commencer par notre propre famille. Et c’est dans le creuset d’une communauté de personnes que nous avons pu acquérir la confiance en nous-mêmes qui nous a permis de développer notre liberté. Cette confiance en soi qui rend possible la juste estime de soi ne peut s’acquérir qu’au coeur d’une famille dans laquelle on se sent inconditionnellement reconnu et aimé. Est-ce par hasard que dans l’Évangile, à chaque fois qu’il s’agit d’expliquer ce qu’est Dieu, on passe par la relation de paternité et de maternité ? Vous avez tous en tête l’extraordinaire tableau de Rembrandt où l’on voit le fils prodigue accueilli par les deux mains du père : une main masculine, une main féminine. Vivre et revivre suppose l’existence d’un lieu où puissent s’expérimenter le pardon et la réconciliation.
On commence à voir ce dont il s’agit de témoigner. Non pas tant d’une famille « modèle », idéalisée, mais d’une communauté faite d’hommes et de femmes reliés par des relations d’amour et de confiance et sachant surtout se refaire confiance quand la relation a été abîmée par l’égoïsme, par la routine, par le manque d’attention…
On découvre alors que la famille est peut-être encore plus qu’un ferment pour la société. Elle peut devenir une école de la société, un lieu où ont pu se vivre et se transmettre des manières d’être ensemble qui peuvent renouveler la société. Seule la famille en effet rend possible l’engagement. Parce que l’homme possède des lieux de sécurité, il peut aller se risquer à l’extérieur. La famille, quand elle a pu se constituer comme une vraie communauté de vie et d’amour, est bien le lieu des ancrages nécessaires. Des enquêtes sociologiques montrent que si la même personne connaît à la fois un choc professionnel et une déstructuration familiale, le risque de dépression et de disqualification sociale est extrêmement fort. On sait aussi que, souvent, la réalité familiale est la seule structure de solidarité efficace. Mais il est également certain que seuls sont pleinement humanisants les ancrages « dynamiques », si j’ose dire.
La famille est ce lieu qui donne la force de s’engager, d’oser et de créer.*
L’action pour la famille : quelques priorités
Comment aider les familles à toujours mieux devenir ce qu’elles sont en vérité et profondément ? Comment la société peut-elle aider les familles à mieux jouer leur rôle au service du devenir humain des personnes qui la composent et en direction du bien commun ? Permettez –moi de terminer en esquissant quelques priorités :
Et d’abord la priorité de l’éducation. On ne dira jamais assez le rôle éducatif de la famille, non seulement l’importance des parents mais aussi celle des grands-parents. Ces derniers sont souvent des médiateurs fondamentaux, venant soutenir les familles. On oublie souvent que le mariage fait explicitement des parents les premiers éducateurs de leurs futurs enfants. Il serait intéressant d’en tirer toutes les conséquences concernant le rôle et la place des parents dans l’école. Il est alors essentiel que l’institution scolaire, quelle que soit sa nature, reconnaisse et encourage cet engagement des familles dans la tâche de l’éducation. De ce point de vue, est-il devenu tabou de souligner l’importance des parents, et sans doute concrètement et particulièrement des mères dans la stabilité de la cellule familiale, au profit notamment de la petite enfance ? Est-il normal de rendre pratiquement impossible la revendication du droit de l’un des parents, quand il le souhaite, à éduquer leurs enfants dans le foyer familial ? Il est alors essentiel de réfléchir aux conditions concrètes qui permettent à la famille d’être ce ferment au service de l’éducation des enfants : conditions de logement, de travail, de transport, etc. Ainsi il est essentiel que la société, à travers les politiques publiques, reconnaisse le droit des familles à jouer tout leur rôle dans l’espace intime de la vie privée mais aussi dans l’espace public. La famille, moyennant le respect dû aux lois communes, est alors souveraine dans le droit qui est le sien d’éduquer. Une telle conception de la famille et de son rôle social implique alors des engagements concrets, notamment au service des familles blessées ou démunies.
La deuxième priorité – la table ronde l’a mise en valeur et vous en avez témoigné dans les groupes - est alors de réhabiliter la politique familiale. Si l’on prend conscience et que l’on affirme que la famille est bien le ferment de la société, il devient nécessaire de s’engager pour la famille. Il s’agit à la fois de tirer les conséquences d’une réflexion anthropologique de bon sens et de rendre possible une discussion ouverte avec les différentes familles d’esprit présentes dans la société dans l’intérêt du développement intégral des personnes et pour le bien commun.
Car la famille est à la fois un trésor et une réalité vulnérable confrontée à bien des obstacles dans la situation actuelle. Affirmer à temps et à contretemps la valeur de la famille, ce n’est pas défendre un modèle « ringard » mais contribuer à l’enrichissement de la société à laquelle nous voulons collaborer en partageant avec ceux qui nous entourent les convictions qui nous font vivre.
Oui, reprenons à notre compte pour en porter le message la manière dont le Concile Vatican II parle de la famille, de toute famille et de toutes les familles : « La famille est en quelque sorte une école d’enrichissement humain. (…) Ainsi la famille, lieu de rencontre de plusieurs générations qui s’aident mutuellement à acquérir une sagesse plus étendue et à harmoniser les droits des personnes avec les autres exigences de la vie sociale, constitue-t-elle le fondement de la société. Voilà pourquoi tous ceux qui exercent une influence sur les communautés et les groupes sociaux doivent s’appliquer efficacement à promouvoir le mariage et la famille. Que le pouvoir civil considère comme un devoir sacré de reconnaître leur véritable nature, de les protéger et de les faire progresser, de défendre la moralité publique et de favoriser la prospérité des foyers. Il faut garantir le droit de procréation des parents et le droit d’élever leurs enfants au sein de la famille. Une législation prévoyante et des initiatives variées doivent également défendre et procurer l’aide qui convient à ceux qui, par malheur, sont privés d’une famille ».
Ainsi la famille peut véritablement devenir véritablement ce qu’elle est, le creuset d’une société humanisée et humanisante. C’est alors notre responsabilité commune de l’annoncer, de la proposer à tous ceux qui veulent bien y croire si on leur propose un chemin concret et praticable, et si on leur propose, pour ce faire, un accompagnement.
Attentifs à votre propre expérience, essayez là où vous êtes de faire que vos paroisses soient non seulement des lieux d’annonce de la bonne nouvelle de la famille, mais des communautés d’accompagnement pour tous ceux qui aimeraient vivre la famille, mais qui ont du mal à faire face aux difficultés de la vie familiale, et qui ont besoin pour cela d’être aidés, de trouver autour d’eux des personnes qui ne jugent ni ne condamnent, mais qui les aident à progresser vers ce qu’ils devinent parfois confusément comme étant leur bonheur et leur réalisation intégrale.