Texte du cardinal Jean-Marie Lustiger – Artistes recherchent peuple désespérément…

Texte publié dans Paris Notre-Dame le 30 mars 1989.

L’art ? C’est devenu un marché ; et les objets d’art, un placement. Et la culture ? Tout autant. Elle se gère et se digère au gré des choix politiques. Pour exporter, il faut exposer. Et réciproquement. Désormais, les foires artistiques ou culturelles son plus réputées que jadis, les foires aux bestiaux. Et le chiffre d’affaire plus élevé.
Mais il est des créateurs qui refusent de vendre, même s’ils ont besoin de manger pour vivre. Des hommes pour qui il est vital de faire retentir le langage du beau, tragique ou serein ; et ils savent que personne ne peut leur acheter ce don qu’ils ont reçu. On les appelle des artistes.

Aujourd’hui, les artistes sont peut-être plus solitaires qu’en aucun autre temps. Les modes et leur commercialisation dépouillent brutalement les peuples et les cultures de leurs sens de la beauté si lentement affiné et si fragile. Ils oublient la sagesse , les paroles et les gestes, le savoir-faire et les signes acquis par des apprentissages immémoriaux. Ils perdent le chiffre de leur message secret qui exprime la gratuité du jeu, la profondeur de la tristesse, la joie et la vie. Et surtout, l’énigmatique beauté de ce mystère qui donne sens à la vie : ce qui dans l’homme est sacré. Nous savons, nous chrétiens , qu’il est l’image de Dieu. Et les créateurs, sans langue commune, ont le sentiment de parler dans le vide. Il n’y a plus de peuple, mais des publics.

L’Église catholique en notre pays- et sans doute dans la plupart des pays du monde - n’a pas les moyens financiers pour entrer en compétition dans la foire aux objets, dans les enchères aux « productions ». Mais les croyants devraient à nouveau devenir le « peuple » nécessaire à l’expérience esthétique qui rejoint si souvent l’expérience spirituelle. Dans le chemin toujours obscur de la création, les croyants peuvent, en écoutant une parole encore inconnue, aider celui qui la prononce à en déchiffrer le sens, à recevoir un message et à trouver par leur foi l’énoncé de la parole qui retentit. Ils devraient, surtout et avant tout, devenir des interlocuteurs désintéressés et capables du respect dont la source est en Dieu, respect sans lequel l’artiste - quel que soit son art, et même s’il récuse ce titre- mourrait plus sûrement de faim.

J’ai été parfois émerveillé par les initiatives de telle paroisse, par les intuitions de tel groupe de fidèles. Quelle joie et quel élan naissent de la rencontre — souvent exigeante ou éprouvante — entre un peintre, un musicien, un poète... et la ferveur des croyants ! Mais comment les soutenir ?

C’est le but du Comité « Art , Culture et Foi » qui vient d’être créé à ma demande. Faire converger et mettre en harmonie les diverses initiatives, permettre qu’elles soient mieux connues et reconnues, favoriser l’accueil mutuel, encourager les créations.

Les mécènes ne manquent pas. Le véritable enjeu est la naissance d’un art vraiment « populaire ». Cet art dont tous caressent le rêve ne récuse ni le savoir ni le savoir-faire des plus compétents et des plus doués. Il est fondé, non sur le snobisme ou le tourisme, mais sur une existence communautaire qui a besoin de signes ; nourri d’une expérience spirituelle qui donne à des hommes et des femmes « ordinaires » une autre sensibilité, une autre finesse de perception, alors même qu’elle est moins armée que celle des critiques et des savants. C’est un pari et c’est aussi un risque. Ce peut être une contribution des catholiques à l’apparition d’une esthétique digne de notre univers technique. C’est une chance pour les non-chrétiens. Merci à ceux et celles qui voudront bien la saisir ».

Jean Marie cardinal Lustiger

Cardinal Jean-Marie Lustiger

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