Déclaration du Conseil Famille et Société de la Conférence des évêques de France, Paris, le 15 janvier 2015

Changement climatique : un Kairos planétaire - Le moment opportun pour bâtir un monde commun

En décembre 2015 Paris accueille la 21ème conférence internationale sur le climat, appelée COP21, chargée de définir les modalités pour lutter contre le changement climatique. L’enjeu est d’envergure car les risques mis en évidence par le dernier rapport du GIEC (Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat) sont d’une extrême gravité. L’émission de gaz à effet de serre, conséquence directe de l’utilisation d’énergies fossiles et notamment du pétrole, a atteint un tel niveau que des catastrophes majeures sont à prévoir : des événements météorologiques extrêmes (comme la vague de chaleur de 2003, les sécheresses, les inondations, les cyclones et les typhons comme aux Philippines), l’élévation du niveau de la mer et son acidification, des changements thermiques et pluviométriques, ayant comme conséquence une perte de biodiversité et le bouleversement complet de nos écosystèmes. Ces changements risquent d’entraîner la destruction irréversible des moyens d’existence (habitats, troupeaux, champs), la baisse des rendements agricoles, des famines, des manques d’eau, l’extension de maladies parasitaires. Crise économique, migrations massives et conflits internationaux sont ainsi attendus. Le changement climatique est peut -être la plus grave menace qui pèse sur les sociétés humaines à moyen et à long terme.

Un défi pour la communauté internationale

Il est donc urgent d’agir. La communauté internationale en a pris progressivement conscience. En 1992 lors de la deuxième conférence internationale sur l’environnement organisée par les Nations Unies à Rio, une convention sur les changements climatiques fut signée. En 1997, cette convention fut complétée par le Protocole de Kyoto, avec un engagement chiffré de réduction des émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2012. Mais en 2009, la conférence internationale sur le climat tenue à Copenhague, qui a fixé des objectifs entre 2012 et 2020, fut considérée comme un échec. La prochaine conférence qui aura lieu à Paris en décembre 2015 et qui doit définir les objectifs à partir de 2020, est ainsi considérée comme cruciale pour l’avenir de la planète. Or, certaines négociations en cours ne sont pas de bon augure : chaque pays essaye de défendre son intérêt propre, rendant difficile une décision en faveur du bien commun mondial.

Le tragique qui ouvre un nouveau possible

Ce défi auquel est aujourd’hui confrontée la communauté internationale peut être mis en résonance avec une figure majeure de la tradition chrétienne : le kairos. Cette notion grecque renvoie à une expérience particulière du temps, celle du « moment opportun ». Il s’agit d’un instant de grâce où tout peut basculer, mais cette ouverture au radicalement nouveau est toujours précédée d’un événement tragique. Le kairos dit cette conjonction paradoxale entre la mort et la vie, entre la perte et le nouveau possible. Les récits bibliques qui parlent du kairos illustrent bien ce paradoxe. Les évangiles utilisent ce mot au moment où Jésus sort de l’anonymat et commence sa vie publique. Un événement tragique est associé à ce début : la décapitation de Jean-Baptiste. Plus tard ce seront les disciples de Jésus qui partiront proclamer l’Evangile dans le monde entier, et encore une fois c’est la mort en croix de Jésus et l’expérience qu’ils font de sa résurrection qui en constitue l’évènement déclencheur. Au moment où la réalité sombre dans le désespoir, le kairos désigne l’émergence d’un radicalement nouveau. Le dérèglement climatique pourrait être un kairos pour nos sociétés contemporaines.

Nous vivons en effet, la fin d’une époque et d’un modèle : le changement climatique en est le signe. Le modèle sur lequel les sociétés se sont développées est celui de la croissance économique et de la prospérité partagée. L’imaginaire de vie bonne de ce modèle de développement est fondé sur l’idée d’une production et d’une consommation en augmentation permanente. Or, ce modèle qui a permis une amélioration sans commune mesure des conditions de vie, notamment dans les pays dits développés, se révèle aujourd’hui inviable à cause de l’épuisement et de la dégradation des ressources naturelles qu’il a provoqués. Les risques de mort associés au réchauffement climatique en sont la preuve. Serons-nous capables d’inventer une autre forme de développement et de dresser un autre imaginaire de la vie bonne ? Saurons-nous « choisir la vie » entre vie et mort, entre bénédiction et malédiction, comme nous y invite le livre du Deutéronome [1] ?

Un signe d’espoir

Un signe des temps encourage à répondre positivement à cette question : cette même année 2015 où aura lieu la COP21, arrivent à échéance les Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD), définis de commun accord en l’an 2000 par tous les pays des Nations Unies. Certains de ces objectifs ont été atteints, notamment celui de réduire de moitié la pauvreté extrême (les personnes qui vivent avec moins de 1,25 dollars par jour) au niveau mondial. Ce résultat constitue un signe d’espoir : la pauvreté n’est pas une fatalité et son éradication est possible. Mais cette pauvreté reste pourtant très concentrée dans certaines régions du monde (notamment le continent africain) : la pauvreté mondiale s’est réduite mais l’inégalité entre les pays et à l’intérieur même de chaque pays s’est accentuée. Ces résultats porteurs à la fois d’espoir et de déception sont à la base des négociations internationales actuellement en cours, visant à définir de nouveaux objectifs en faveur du développement pour les 15 ans à venir.

Or, cette convergence dans la même année de la conférence sur le climat et de la reformulation des OMD pour les années à venir, constitue une opportunité pour articuler d’une manière nouvelle la question écologique avec la question économique et sociale. Cette coïncidence au niveau du calendrier renforce les conditions pour faire de l’année 2015 une année de kairos pour l’avenir de la planète et de l’humanité. D’autant plus que les OMD vont très probablement être re-baptisés « Objectifs du développement durable » et qu’ils auront un caractère universel, c’est-à-dire qu’ils ne concerneront pas seulement les pays les moins avancés, mais la totalité des pays, qu’ils soient riches ou pauvres. Une chance historique pour redéfinir le développement comme un modèle porteur de vie pour la famille humaine universelle.

La contribution de la foi chrétienne

L’Eglise veut participer et contribuer à ce changement d’époque avec ses ressources propres. Les défis auxquels la planète et l’humanité sont aujourd’hui confrontées touchent les fondements même de la foi chrétienne : l’espérance face à l’avenir, l’universalité du bien commun, et la solidarité comme socle du vivre ensemble. Nous reprenons chacun de ces trois fondements en précisant à chaque fois les termes du kairos, c’est-à-dire le tragique constaté et le nouveau possible qui commence à se dessiner, par rapport à chacun des trois domaines concernés : la représentation de l’avenir, du bien commun et du vivre ensemble.

L’espérance face à l’avenir

La crise – écologique, économique et sociale - trouble notre regard sur l’avenir qui apparaît aujourd’hui bouché et menaçant. Le développement n’est pas seulement compromis au Sud, il l’est également au Nord. Un monde est en train de s’écrouler : celui qui pensait le développement comme croissance infinie. L’humanité fait face à l’expérience angoissante de sa finitude. Sommes-nous capables aujourd’hui de faire entendre à nos contemporains une nouvelle promesse d’avenir ? Comment parler d’infini dans un monde fini ?

L’espérance chrétienne est fondée sur une idée de promesse qui n’est pas celle d’un but prédéfini à atteindre, mais celle d’un appel qui met en marche vers un meilleur possible. L’image de la « terre promise » qui va mettre en marche le peuple de Dieu premièrement derrière Abraham, et ensuite derrière Moïse, illustre bien cette idée d’une promesse qui met debout et en chemin vers un avenir meilleur mais dont on ne connaît pas la forme concrète qu’il pourra avoir. Aujourd’hui c’est le moment opportun pour dessiner à nouveau cet imaginaire de la « terre promise » et d’un développement qui pourrait être porteur de vie « pour tout l’homme et pour tous les hommes ». Un nouveau style de vie qui mobilise une autre manière de consommer et de produire, de se déplacer et d’habiter l’espace est déjà en construction. Une autre expérience du temps qui valorise la lenteur et le long terme plutôt que l’immédiateté et le court-termisme est envisageable. Une nouvelle représentation de « la vie bonne » est aujourd’hui à construire : une vie qui assure à chacun la possibilité d’être reconnu comme co-créateur et pas seulement comme consommateur.

L’universalité du bien commun

Face à la crise, le premier réflexe est celui du repli sur soi : on s’enferme pour mieux se protéger. Les négociations en cours, autant par rapport au climat que par rapport à la suite des OMD, révèlent à quel point, face à la difficulté, chaque pays essaye de défendre son intérêt particulier. Il s’agit pourtant d’un réflexe légitime de chaque responsable d’Etat qui veut protéger sa population. Or, si chaque Etat reste cantonné dans la défense de son intérêt propre, c’est la planète entière qui va couler et chacun des Etats avec elle. Le changement climatique est aujourd’hui la preuve la plus évidente d’une interdépendance irréversible entre tous les pays. Aucun pays ne peut aujourd’hui prétendre à s’en sortir tout seul. Les efforts de réduction de gaz à effet de serre faits par un seul pays n’ont aucun effet s’ils ne sont pas suivis de manière généralisée. La politique fondée sur la défense de l’intérêt particulier conduit aujourd’hui à une impasse de mort.

L’Eglise, par contre, prône l’universalité du bien commun. Les encycliques sociales ont développé au cours des siècles une pensée fondée sur le bien commun considéré comme le bien de toute la famille humaine. Cette universalité s’est même traduite en termes d’une nécessaire « autorité mondiale ». Passer d’une politique nationale à une politique universelle suppose un changement radical de logique. La réflexion et les expérimentations de nouvelles formes de gouvernance et de décision collective se multiplient. L’initiative de la Commission Nationale de Débat Public de co-organiser avec des instances internationales un débat citoyen planétaire sur le climat et l’énergie en amont de la COP21, constitue en ce sens une belle illustration et un beau défi. Il s’agit sans doute d’un lieu où les chrétiens pourraient s’investir.

La solidarité comme socle du vivre-ensemble

Les mutations contemporaines menacent l’ensemble des humains, mais certains le sont plus que d’autres : les plus pauvres sont plus menacés que les plus riches, et les générations à venir plus que les générations présentes. La précarité énergétique dont souffre déjà une bonne partie de nos concitoyens, ainsi que la sécheresse et les inondations qui menacent la vie des populations plus pauvres, en témoignent.

La solidarité fondée sur le principe de destination universelle des biens constitue l’un des socles de la foi chrétienne. Or, cette solidarité ne se réduit pas à l’aide à porter aux plus pauvres. Elle s’érige comme principe organisateur de la vie collective. Elle est fondée sur l’idée que chaque homme et chaque femme ont quelque chose à donner et quelque chose à recevoir d’autrui. Le pauvre ne peut pas être réduit à sa pauvreté. Il est appelé, comme toute personne, à être co-créateur et à mettre ses compétences au service d’un projet commun. L’expérience récente de l’Eglise de France autour de Diaconia 2013 a bien mis en évidence ce que produit une solidarité qui n’est pas pensée « pour » les plus pauvres, mais « avec et à partir d’eux ». Cette expérience pourrait bien inspirer les démarches de solidarité en termes de changement climatique et interroger sur la place des plus pauvres dans les négociations internationales concernées.

Conclusion

L’année 2015 est marquée par des échéances majeures pour la vie de la planète et de l’humanité. Ces échéances constituent une opportunité pour repenser le développement sur de nouvelles bases : un développement visant le bien vivre ensemble plutôt que la prospérité partagée, fondé sur une logique de coopération internationale plutôt que de concurrence et de défense de seuls intérêts nationaux, et permettant la participation des plus pauvres dans les instances de gouvernance. Un monde nouveau est en train de naître, et nous sommes tous appelés à le faire advenir.

Paris, le 15 janvier 2015

Pour le Conseil Famille et Société [2],
Mgr Jean-Luc Brunin, évêque du Havre, président

Lire le dossier de présentation

[1Dt, 30, 15-20

[2Les membres du Conseil Famille et Société sont Mgr Michel Aupetit, évêque de Nanterre, Mgr Yves Boivineau, évêque d’Annecy, Mgr Gérard Coliche, évêque auxiliaire de Lille, Mgr Bruno Feillet, évêque auxiliaire de Reims, Mgr Jean-Pierre Grallet, archevêque de Strasbourg, Mgr Dominique Lebrun, évêque de Saint-Etienne, Mgr Armand Maillard, archevêque de Bourges, M. Jacques Arènes, Mme Monique Baujard, Mme Françoise Dekeuwer-Défossez, Sr Geneviève Médevielle, P. Pierre-Yves Pecqueux, M. Jérôme Vignon.

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