François et les migrants : ce que les critiques révèlent
Tribune du père Laurent Stalla-Bourdillon parue le 28 août 2017 sur le blog La Vie.
Les réactions, souvent désobligeantes, au message du Pape François pour la journée 2018 du migrant et du réfugié, publiée en août 2017, sont révélatrices de deux graves confusions.
La contestation essentielle porte sur la trop grande bienveillance du Pape à l’égard des migrants. Ses propos concernant les conditions de leur accueil semblent à certains totalement délirants. Contrairement aux auteurs des critiques, le Pape serait d’un angélisme naïf, à la limite dangereux, concernant l’identité réelle des migrants : ils sont étrangers (à la culture européenne) et de surcroit ils sont musulmans. Le Pape ignore la menace que l’Islam fait peser sur l’Europe : voilà son tort. Demain, le Pape sera le complice tout trouvé, des attentats que l’on nous prédit. Il n’est pas comme toutes les vraies bonnes consciences qui le critiquent, un défenseur de la supériorité culturelle de l’Europe chrétienne. Ces migrants menacent l’intégrité ethnique et religieuse de l’Europe. C’est pourquoi ces auteurs ne comprennent pas que le Pape ne soit pas le défenseur de l’Europe, telle qu’elle s’est développée dans l’histoire, produisant une culture basée sur la foi au Christ, repoussant vaillamment l’hérésie que représente l’Islam pour le Christianisme.
Ces personnes revendiquant leur identité « catholique » n’hésitent plus à annoncer que Rome tombera sous la domination de l’Islam, et que le Pape en sera responsable. En attaquant ainsi le Pape, ces personnes adressent un triste signal de division à ceux qu’ils veulent combattre. Ce n’est pas parce que Rome est en Europe et est le siège de l’Eglise catholique, que l’Eglise a pour mission d’édifier une Europe chrétienne. Ce serait là une logique de domination territoriale qui consonne avec celle que l’on présume des musulmans, soucieux d’étendre leur empire sur l’Europe et sur le monde. Nous assistons ici à une première confusion : la réduction du christianisme à une identité culturelle, à un détournement de la foi au Christ dans un rapport de force culturel et religieux. Si cela a pu exister dans l’histoire, il semble que l’Eglise soit davantage soucieuse de faire entrer l’humanité dans l’ère de la liberté de conscience et dans la responsabilité personnelle qui en découle. Rome est le lieu du martyr des apôtres Pierre et Paul, témoins de la Parole de Vie qui s’énonce dans le don de soi jusqu’au bout et par amour.
Sans doute faut-il redire que le christianisme n’a pas à mimer des prétentions de conquêtes géographiques comme critères de son action, de sa crédibilité. Ce n’est pas parce que l’Evangile rapporte la parole du Christ « Allez, faites de toutes les nations des disciples, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit » Matthieu 28,19, que cela indique une hégémonie territoriale à atteindre. Ce ne sont pas des nations qui sont à conquérir, mais des disciples : dans toutes les nations, faites naître des disciples ! Or, un disciple du Christ est une personne qui a compris que son humanité n’était pas encore complète et que son achèvement suppose un don de soi, une relation à l’autre et le combat permanent contre l’illusion de la possession, de la jouissance et de la puissance. Autrement dit, le Pape François est d’abord le témoin de la Parole vivante de Dieu qui donne à l’être humain d’atteindre à sa plénitude. Il a pour souci l’accomplissement de l’humanité en toute personne et non pas la protection culturelle d’une Europe dont il sait qu’elle accélère sa stérilisation en se refermant sur elle-même.
Il y a bien dans l’inquiétude de tant de personnes aujourd’hui, une relation inavouée entre l’état spirituel de l’Europe et son appartenance à une religion. Dans une Europe qui a très largement renoncée à fonder son développement intellectuel et spirituel sur la Parole de Dieu, certains reprochent à l’Eglise et à ses pasteurs, cette perte d’emprise sur les âmes. C’est oublier que la foi dans la Parole de Dieu ne se commande pas, ne s’impose pas. S’il devait apparaître que le délitement spirituel et culturel de l’Europe, assommée par l’idéologie du progrès et aveuglée sur la vocation de la nature humaine, viennent d’une apostasie silencieuse des baptisés, ce serait une prise de conscience salutaire. En attendant, s’en prendre au Pape et le rendre responsable de notre état actuel relève de l’imposture.
Il faut donc rappeler que la responsabilité du Pape est d’abord le développement humain intégral, telle qu’il est apparu dans la personne du Christ. La doctrine chrétienne ne peut s’abstraire de la réalité de la personne en chair et en os. Le cardinal Parolin faisait observer, en ce sens, cette sensibilité du pape. Pour François, « la réalité est toujours supérieure à l’idée. Nous nous rencontrons dans le réel, dans la vie concrète, avant de nous confronter avec des idées et des systèmes de pensées différents. En d’autres termes, ce n’est qu’en embrassant l’autre, comme il se présente et là où il se trouve, que je peux entreprendre avec lui un voyage fraternel vers la vérité et la réconciliation ». (Discours à l’Ambassade d’Italie près le Saint Siège, le 10 mai 2017).
Il faut alors noter une seconde confusion dans les critiques adressées au Pape François. On ne distingue plus la personne de sa religion. Or, il faut de toute urgence opérer une distinction entre la personne et sa croyance. Ce n’est pas parce que ces migrants sont musulmans qu’ils ne partagent pas la même et unique humanité qui nous forme. Enfermer une personne dans sa croyance religieuse, c’est lui interdire de changer de religion, d’accéder à la rencontre et à la foi au Christ. Etre de confession musulmane, n’est pas, pour un chrétien, le dernier mot d’une identité humaine. Si les chrétiens voulaient rendre un service bien utile pour faire face aux défis de notre temps, ils seraient bien inspirés de ne pas essentialiser leur propre identité chrétienne. Un chrétien est un baptisé. Un baptisé s’efforce de vivre son baptême et de devenir ainsi « chrétien », disciple du Christ, ce qu’il ne peut vivre sans l’ouverture de son être à l’action de l’Esprit-Saint. Autrement dit, le chrétien atteste que son humanité est encore en genèse, et qu’elle croît à mesure que le Christ grandit en lui. Pour un chrétien, il faut chercher prioritairement à concevoir en soi-même l’amour dont le Christ a voulu aimer chacun de nous.
Tant que nous ne parviendrons pas à distinguer l’accueil inconditionnel des personnes (en tant qu’elles partagent la commune humanité) et l’effort de réflexion critique sur les contenus des doctrines religieuses, nous continuerons à essentialiser les identités religieuses. Il risque de devenir plus courant d’incriminer le Pape que de faire l’effort de comprendre ce qu’est l’être humain. Pour le Pape François, l’humanité est première, c’est elle que le Christ est venu sauver en chacun, en nous permettant de nous accomplir dans son propre passage vers son Père : dans le don de lui-même sans mesure. Pour cela, François est d’abord et « toujours attentif aux situations de mal-être matériel et moral, qui blessent l’humanité de notre temps ».
Si François veut prouver à l’Europe qu’elle conserve quelque chose de son dynamisme évangélique, il ne peut faire autrement que de réveiller en elle sa capacité à prendre soin de ce qu’il y a d’humain en chacun de ces migrants. Il sait que son pontificat se déroule dans une période de craquements de l’histoire. La perte du sens de l’homme en est certainement le plus assourdissant. S’il fallait que le Pape se mette à crier au loup avec tous ceux qui annoncent les nouvelles invasions barbares et sonnent le branle-bas de combat, il aurait abdiqué sa mission d’être le gardien de ce qui fait que l’être humain accède à sa pleine humanité et devient « fils de Dieu », en reconnaissant en un autre homme, fût-il son ennemi, son frère.
S’il appartient aux responsables politiques de gérer la sécurité des Etats face à l’évidente période de violence aveugle du terrorisme fondamentaliste, il appartient au Pape de regarder à ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, car l’horizon authentique de sa vie ne se voit pas à vue humaine, mais dans la Résurrection du Christ, gage de notre avenir commun. Le chef de l’Eglise n’a pas à son agenda la sécurité de l’Europe. Il aurait davantage l’idée de conduire cette génération à se défaire de ses fausses sécurités. Ce monde n’est pas le dernier lieu de l’homme, mais le lieu transitoire par lequel l’homme accède à son humanité en ayant avant tout le goût de « la lutte contre la pauvreté, aussi bien matérielle que spirituelle, la volonté de construire la paix et de construire des ponts. » « C’est un chemin difficile » concluait le cardinal Parolin, « nous restons piégés dans la prison de notre indifférence ; un chemin irréalisable, si nous croyons que la paix n’est simplement qu’une utopie ; un chemin possible, si nous acceptons le défi d’avoir confiance en Dieu et en l’homme, et si nous nous engageons pour reconstruire une authentique fraternité, en prenant soin de la création. Il faut avoir beaucoup de courage et abandonner derrière nous les complaisantes certitudes que nous avons acquises, en nous engageant dans une authentique conversion du cœur, des priorités, des styles de vie ».
– Voir le dossier Migrants-Réfugies sur le site du Vicariat pour la solidarité du diocèse de Paris