Homélie de Mgr Laurent Ulrich - Messe à la mémoire du Pape émérite Benoît XVI à Saint-Sulpice

Mercredi 4 janvier 2023 - Saint-Sulpice (Paris 6e)

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Lectures : 2 Tm 4, 1-8 ; Psaume 121 ; Jn 15, 5-11

Voici que le Pape émérite, Benoît XVI, est, comme il aimait le dire lui-même, « rentré à la Maison. » Nous comprenons : la Maison du Père. Cela fait référence à une grande tradition chrétienne dans laquelle Joseph Ratzinger avait été élevé en Bavière, dans la première moitié du siècle précédent. Tradition où la connaissance de Dieu s’exprimait avec douceur dans une vie de famille paisible, dans la piété simple et joyeuse de la prière de l’Église, dans la mise en œuvre des vertus chrétiennes qui ne se laisse pas contredire par les aspérités du quotidien ni par les violences des guerres européennes modernes. Mais c’est dans ce contexte que le témoignage de foi du jeune homme va se construire : brillant étudiant, pianiste doué, il est fait pour l’action de grâce à Dieu qui l’appelle à son service.

Aujourd’hui, il peut dire comme le psalmiste : « maintenant notre marche prend fin devant tes portes Jérusalem ! » Ce qu’il a espéré atteindre par toute sa vie est en vue, la longue marche de sa vie est enfin récompensée par la joie d’être dans la lumière.

Mais il n’a pas seulement accompli sa vie personnelle dans la droiture, il a réellement honoré – autant qu’une vie d’homme peut le faire, dans la faiblesse et la fragilité pécheresse – l’alliance que le Seigneur lui a offerte. Suivant l’apologie que l’apôtre Paul fait de sa propre vie, il peut dire : « j’ai proclamé la Parole, à temps et à contretemps … toujours avec patience et le souci d’instruire ; j’ai fait mon travail d’évangélisateur ! J’ai mené le bon combat, j’ai achevé ma course, j’ai gardé la foi. » Quand Paul dit : « j’ai gardé la foi », il ne dit pas seulement qu’il est resté fidèle personnellement à ce qu’il a reçu, mais aussi qu’il a travaillé pour la transmettre de façon fidèle au milieu de bien des incertitudes d’une époque, des insuffisances de la pensée et même des ignorances. De Joseph Ratzinger, dont la langue théologique était si précise, si claire, dont l’écoute des autres était si profonde, on peut vraiment dire la même chose.

Mais la sûreté de sa pensée, de son engagement au service de l’Église et du Seigneur ne le mettait pas dans une attitude fière et orgueilleuse, bien au contraire, il a été connu pour son humilité : « moi qui ne suis qu’un simple ouvrier dans la vigne du Seigneur », avait-il confié au soir de son élection, le 19 avril 2005. Et c’est encore ainsi qu’il a vécu depuis sa renonciation, au cœur du Vatican, continuant à servir l’Église, dans la prière.

L’image de la vigne lui plaisait. Comme Jésus le décrit dans ce passage de l’évangile de Jean, le théologien devenu pape n’avait d’autre désir que de rester attaché au Seigneur. Comme le sarment est attaché à la vigne, il n’a cessé de faire porter tout le fruit que Dieu voulait produire par son ministère, le fruit de la Parole de Dieu habité par son Esprit, le fruit de l’Amour du Père et du Fils.

On peut certes avoir à l’esprit que son travail rigoureux comme préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi a été critiqué, voire mal reçu et que son pontificat a été mouvementé, marqué de circonstances contrariantes : mais existe-t-il des périodes faciles et sans conflit dans la vie de l’Église ? Et le concile Vatican II, dans sa volonté de restaurer les conditions de dialogues féconds entre l’Église et les cultures du monde contemporain, a suscité espoirs et refus ou déceptions. Il a ressenti cela au plus profond de son cœur et de son engagement envers le Christ.

Je dis cela en pensant à ce qu’il disait lors de la messe de l’inauguration de son pontificat le 24 avril 2005. Il exprimait sa joie d’être envoyé dans une mission difficile, voire impossible, où il ne serait cependant pas seul : « Et maintenant, moi-même fragile serviteur de Dieu, je dois assumer cette charge inouïe, qui dépasse réellement toute capacité humaine. (…) Je ne dois pas porter seul ce que, en réalité, je ne pourrais jamais porter seul. La foule des saints me protège, me soutient et me porte. Et votre prière, chers amis. » Allant plus loin, il méditait sur l’appel adressé à tout homme, sur la vocation humaine à montrer Dieu parce que chacun est aimé de Lui : « Chacun de nous est le fruit d’une pensée de Dieu. Chacun de nous est voulu, chacun est aimé, chacun est nécessaire. » Dire cela, c’est s’exposer à être habité d’une grande douleur, celle qui naît du constat qu’il y a tant d’hommes qui l’ignorent et qu’en partie c’est dû à l’insuffisance du témoignage des croyants que nous sommes.

Lorsque nous l’avons reçu à Paris, en septembre 2008, il a donné ce discours très remarqué au monde de la culture, dans le cadre magnifique du collège des Bernardins inauguré justement lors de sa venue. On se souvient comment il avait montré que la vie monastique médiévale, en méditant les Écritures et en conférant au travail une dignité liée à l’œuvre de Dieu qui se fait dans le monde, avait créé justement les conditions pour faire entendre la Parole de Dieu dans ce monde-là : l’annonce de la foi a été porteuse d’un projet culturel. Il soulignait ainsi le sentiment de l’urgente nécessité de faire réapparaître la question de Dieu comme une question non pas marginale et enfouie dans la conscience personnelle de chacun, comme une question décisive pour toute culture et toute société, en chaque époque.

Il avait déjà, des années auparavant, et ici même à Paris, réfléchi à un sujet très proche. C’était en 1992, il était reçu comme membre associé à l’Académie des Sciences morales et politiques, élu au fauteuil numéro deux, occupé précédemment par Andrei Sakharov. Faisant l’éloge du physicien nucléaire, il soulignait qu’aucune spécialisation scientifique ne dispensait d’exercer sa responsabilité éthique et citait le grand savant : « absolument aucun homme ne peut récuser sa part de responsabilité dans une affaire dont dépend l’existence de l’humanité. » Et le cardinal Ratzinger concluait : « C’est en cela que je vois aussi la mission publique des Églises chrétiennes dans le monde d’aujourd’hui. Il est conforme à la nature de l’Église qu’elle soit séparée de l’État et que sa foi ne puisse pas être imposée par l’État, mais repose sur des convictions librement acquises. (…) Il n’appartient pas à l’Église d’être un État ou une partie de l’État (…) mais il lui appartient) de se savoir responsable du tout, et (…) avec la liberté qui lui est propre de s’adresser à la liberté de tous. »

C’est cette tâche qui est immense et infinie, elle est lourde et celui pour qui nous prions en ce soir en avait une vive conscience. Au moment de « laisser le ministère pétrinien », il y a tout juste dix ans, il avait une dernière fois rencontré le clergé du diocèse de Rome et, devant cette assemblée, il avait rappelé ces années où il avait vécu intensément la mission de l’Église depuis que, jeune théologien, il avait été appelé à participer au Concile. Il comprenait que la liturgie avait été, naturellement, le premier souci de ce concile pour exprimer au mieux l’adhésion du croyant au mystère de Dieu fait homme ; il comprenait que l’Église elle-même avait été, de façon tout aussi normale, le sujet central de la réflexion conciliaire, mais pour dire que sa raison d’être n’était pas en elle-même, mais dans son ouverture à tous pour montrer le Christ. D’où il ressort, disait le pape Benoît, que la pratique de l’œcuménisme, la rencontre des autres religions pour nouer de vrais dialogues et le développement continu de la doctrine sociale de l’Église dessinent les contours de sa mission, « cette trilogie très importante, dont l’importance s’est manifestée seulement au cours des décennies qui ont suivi, et nous travaillons encore pour mieux comprendre cet ensemble (…). » Le pape, théologien de ‘La foi chrétienne, hier et aujourd’hui’, titre de son grand ouvrage postconciliaire, théologien aussi du ‘Nouveau peuple de Dieu’, était devenu au fil des ans le pape-théologien de la doctrine sociale, de la liberté de conscience et du dialogue interreligieux, préconisés depuis Vatican II dans les constitutions et décrets Gaudium et Spes, Dignitatis Humanæ et Nostra Ætate.

La tâche n’est pas achevée : en nous quittant, Benoît XVI nous la confie encore. Et c’est pour cela que nous prions pour lui, ainsi que pour toute l’Église et pour notre monde qui aspirent à un vrai renouvellement intérieur.

+Laurent ULRICH, archevêque de Paris

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