Homélie du Mgr Laurent Ulrich - Funérailles du cardinal André Vingt-Trois, archevêque émérite de Paris, à Notre-Dame de Paris

Mercredi 23 juillet 2025 - Notre-Dame de Paris

Lectures : Osée 11 ; Ps 116 ; 1 Jn 4, 7-13 ; Jn 3, 1-21

Les lectures que nous venons d’entendre ont été choisies de longue date par le Cardinal Vingt-Trois lui-même, avec simplement leur référence inscrite sur une carte de correspondance, ajoutant qu’il ne veut ni éloge funèbre, ni fleurs ni couronnes, sauf une croix fleurie. Je voudrais me tenir à cette demande de ne pas donner un éloge funèbre, mais je ne pourrai pas m’empêcher de dire comment la vie du cardinal a été traversée par la rencontre du Seigneur Jésus, recherchée chaque jour dans la Parole de Dieu et dans la célébration de l’eucharistie et des sacrements, recherchée dans la rencontre pastorale de tous les jours. C’est bien ce que nous devons dire d’un fidèle du Christ au moment où il remet sa vie à Dieu, parce que cette rencontre l’a transformé : le Seigneur a bien tracé un sillon dans sa vie, nous en avons vu la trace.

Ce prêtre de Paris qui fut notre évêque ici pendant douze ans, comme précédemment à Tours pendant six ans, comme il l’était pour les Orientaux catholiques en France qu’il a visités régulièrement, a assez répété qu’il ne suffit jamais que l’on parle, que l’Église parle, que les fidèles parlent de l’Évangile si cela ne se voit pas dans leur vie, si la parole ne les traverse pas au point de les transformer, si les discours ne cèdent pas la place aux actes ! Il attendait des chrétiens une manière de vivre différente et des gestes qui orientent les autres vers cette même rencontre avec le Seigneur. Il n’a certes pas manqué de parler avec courage, sur des sujets où on l’attendait comme les questions familiales, mais aussi sur le respect dû à toute personne fût-elle sans abri, ou étrangère et migrante sur notre sol, et encore sur le sens profond de la laïcité dans notre société publique. Faisant allusion à ces demandes qu’on lui adressait souvent de prendre la parole sur tant de sujets de société, il répliquait à sa façon : « Je ne suis pas sûr que le principal objectif soit de porter une parole. Cela fait belle lurette qu’on la porte, qu’on la renouvelle et qu’on la répète et qu’on la redit à temps et à contretemps. Mais ce n’est pas la parole qui change quelque chose, même si la parole est nécessaire pour avoir accès à l’intelligence des gens. Ce qui change quelque chose, c’est la manière de vivre. [1] »

Et la marque qu’il laisse dans notre diocèse de Paris, j’ai pu l’observer déjà en travaillant à ses côtés, pendant six ans, comme vice-président de la Conférence épiscopale qu’il présidait. Au cours de ces six années, je l’ai vu habiter l’héritage du cardinal Jean-Marie Lustiger en y imprimant le mouvement de sa propre personnalité et de sa juste et riche intuition pastorale, si complémentaire de celle de notre prédécesseur, dans des directions nombreuses. J’en retiens trois : la liturgie, le dialogue entre l’Église et le monde, et la charité.

La liturgie d’abord, dont le cardinal Vingt-Trois percevait avec joie et gravité qu’elle est le lieu où le peuple chrétien expérimente la rencontre avec Dieu, avec Dieu aimant – il avait d’ailleurs fait de l’amour de Dieu pour l’humanité sa devise épiscopale, « Dieu a tant aimé le monde ».
C’est pourquoi il avait choisi ces textes de l’Écriture. Du prophète Osée, il a voulu nous faire entendre cette proclamation inouïe parmi les peuples d’alors, et qui surprend encore chaque génération et chaque époque : Dieu aime son peuple comme un père peut aimer son fils. Le prophète en est émerveillé. Et André Vingt-Trois en était réellement ému : à certains moments il tentait de cacher, derrière une timidité bourrue, cette émotion qui l’étreignait – mais on sentait bien son désir profond de manifester cet amour mystérieux et si proche, cette miséricorde si prenante qu’un amour paternel ou maternel est capable au moins de le suggérer. Cet amour, pourtant, est bien au-delà de tout ce que nous pouvons imaginer ! Le prophète ajoute : « je n’agirai pas selon l’ardeur de ma colère, car moi je suis Dieu et non pas homme ; au milieu de vous je suis le Dieu saint, je ne viens pas pour exterminer. »

Le psaume l’exprime, et personne ne s’étonnera qu’il ait choisi le plus bref ! Cet amour est le plus fort, le plus fidèle et il est pour tous les peuples. Il n’est pas réservé au peuple choisi, il s’applique à tous. Cet amour est donc aussi le plus exigeant, parce qu’il ne peut pas se cantonner, il doit nous renouveler, « il nous entraîne à la bataille [2] » quotidienne pour ne pas l’enfermer sur ceux que nous aimons, sur ceux qui nous ressemblent, sur l’égoïsme d’une nation, sur notre culture, sur nos choix spontanés ou entretenus. « Ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, nous redit sans cesse l’évangéliste, c’est Lui qui nous a aimés, et il a envoyé son Fils en sacrifice de pardon pour nos péchés. »

Le dialogue de Jésus et Nicodème, au chapitre trois de l’évangile de Jean, a dû faire l’objet de nombreuses méditations et oraisons de notre ancien évêque. Comment ne pouvait-il pas être touché de la nouvelle naissance à laquelle Jésus invite son interlocuteur ? Oui, on peut naître d’en haut : c’est ce qui arrive quand on comprend que l’amour de Dieu pour tous est la clé d’interprétation du mystère de la vie, la plus ouverte qui soit. Oui, on peut naître d’en haut pour ouvrir à cette intelligence de l’existence tant de gens qui, autour de soi, croient par habitude un peu distraite, ou bien se tiennent à distance prudente de cet amour, ou bien ne peuvent y croire et l’accepter ; oui on peut naître d’en haut en cherchant à aimer ces personnes au point de désirer mettre sa propre vie à leur service.

L’horizon de la conversion intérieure d’André Vingt-Trois, je veux dire du choix définitif qu’il a fait un jour de suivre le Christ, c’était bien l’amour de Dieu pour toute l’humanité. Et c’était l’horizon de son ministère. Il n’avait pas voulu être prêtre pour animer la vie d’un groupe qui serait l’Église, mais pour se faire porteur de cet amour et de la joyeuse annonce du salut proposé à tous : « Si l’Église peut espérer apporter quelque chose, ce n’est pas simplement par la beauté ou la force de ses discours, c’est par le témoignage de vie des chrétiens. Si les chrétiens ne peuvent apporter ce témoignage de vie, la parole est toujours nécessaire, elle a une fonction d’alerte, mais elle ne change rien. [3] »
Et il croyait d’une forte conviction que le prêtre était bien l’homme des sacrements, non pas pour retenir sur lui tout le pouvoir dans la vie de l’Église, mais pour irriguer ces vies d’hommes et de femmes qui seraient changées par la rencontre du Christ.

Il a manifesté cette présence agissante du Christ dans la liturgie, de manière saisissante dans le message adressé aux diocésains de Paris pour la messe chrismale 2017, qu’il n’avait pas pu présider à cause de sa maladie. L’épreuve qu’il traversait, qu’il a traversée au cours des dernières années de sa vie, n’entachait ni sa joie, ni sa confiance en Dieu, ni ne devait occulter la profondeur de la vie sacramentelle dont la messe chrismale permet la réalisation : « Comme souvent dans la vie d’un prêtre, la mission qui m’est confiée ne correspond pas à celle que j’aurais pu choisir ou que j’aurais pu désirer, elle demande que je renonce à présider les offices dans la cathédrale, comme je le fais depuis douze ans, elle demande surtout que je m’identifie davantage à celui qui est venu non pas pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude.
Chacun de ceux qui sont ordonnés au ministère pastoral du Christ, sont confrontés au long de leur vie à des choix identiques. Notre joie et notre bonheur, ce n’est pas de faire ce qui nous plaît, ce qui nous attire ou ce que nous réussissons le mieux, c’est de faire ce que Dieu attend de nous, là où nous sommes, dans l’état où nous sommes. [4] »

Ces mots, qui dévoilent avec acuité l’humilité et la simplicité du cardinal Vingt-Trois, traduisent aussi son souci du service que les chrétiens peuvent et doivent, au nom de leur baptême, rendre au monde, à leurs frères et sœurs. Pour lui, l’Église, au milieu des aléas de l’Histoire, doit continuer de proposer, par ses communautés et toutes leurs initiatives, des projets et des actions qui permettent à ceux que le Christ a rejoints, de se mettre au service des autres et de l’Évangile, comme lui-même l’avait vécu dans sa propre histoire, avec une grande liberté.
Ainsi disait-il que le rôle de l’Église pour le XXIe siècle ne relève ni de la mission de sauvegarde patrimoniale, ni de la reproduction de modèles hérités du passé, mais bien du témoignage de vie des chrétiens, témoignage de la présence de Dieu qui peut bouleverser une existence, une société, l’emporter vers le bien, et sans lequel toute parole tourne comme à vide. Dans un entretien radiophonique, il expliquait : « adhérer au Christ, c’est basculer au-delà de la stimulation culturelle. [5] » Dès lors, il abordait la question de l’annonce de la foi, de la transmission par la capillarité qu’aimait à décrire le pape Benoît XVI : « l’Église ne grandit pas par prosélytisme mais par attraction. [6] »

C’est avec cette conviction qu’il a fait sien le magnifique projet de dialogue qu’est le Collège des Bernardins : « Comment notre patrimoine philosophique et théologique, dont ce chef d’œuvre architectural est un beau symbole, peut-il aider aujourd’hui l’humanité de notre temps à formuler les questions fondamentales auxquelles elle ne peut échapper et comment pouvons-nous contribuer à l’élaboration des réponses à ces questions dans un dialogue permanent avec nos contemporains ? [7] »
Avec le Collège, le cardinal Vingt-Trois a manifesté avec force comment la relation avec le monde est au cœur de la mission de l’Église, en installant au sein du Collège à la fois le lieu central de la formation des futurs prêtres et un parvis de réflexion philosophique, d’échanges, de création artistique, de culture. Au cours de son épiscopat à Paris, nombreux sont les événements majeurs que l’Église qui est à Paris a accueillis au Collège des Bernardins, qui reflètent tout à fait l’ambition première du cardinal Jean-Marie Lustiger qu’il avait faite sienne : de l’accueil du pape Benoît XVI venu parler de la foi qui est créatrice de culture, à la rencontre interreligieuse organisée en marge de la COP21, il y a dix ans …

Parmi les marqueurs de son ministère à Paris, je vois enfin celui de la charité, qui résonne fortement encore aujourd’hui, dans laquelle il a engagé les diocésains de Paris à s’investir avec force et avec joie. En développant les pôles solidarité dans chaque paroisse, en organisant un festival de la solidarité, en créant Hiver Solidaire – qui mobilise aujourd’hui une paroisse parisienne sur deux avec 3400 bénévoles et a permis cette année de mettre à l’abri 200 personnes – le cardinal Vingt-Trois voulait inviter les catholiques de Paris à opérer une véritable et profonde conversion des cœurs, par le don de l’attention et de la présence à l’autre, plus difficiles et plus précieuses encore à donner que le temps ou l’argent. Et cet Hiver solidaire a fait école dans plusieurs diocèses en France.

Frères et sœurs, en ce jour où nous sommes rassemblés autour de lui, écoutons encore l’une des dernières prédications du cardinal pour une fête de Pâques : « La mort est au cœur de notre expérience humaine. Nous comprenons mieux comment notre société, qui a tout fait pour escamoter la réalité de la mort, se trouve complètement démunie devant ce retour de la réalité. Des tombeaux, nous en avons à loisir, tous les jours en bas de l’écran de notre télévision. Vous voyez la somme des morts, la somme des morts en France, la somme des morts dans le monde, et même s’il n’y avait pas cette pandémie et cette efflorescence de morts à travers l’univers ! Oui, ces tombeaux vides ne disent rien. C’est à nous, témoins fidèles du Christ ressuscité, que la question est posée. Que nous disent ces tombeaux vides ? Comment sommes-nous capables, non pas de nier leur existence mais de déchiffrer, d’interpréter leur réalité comme un signe de la résurrection du Christ ? (…)
C’est de cela que nous sommes témoins. Le tombeau vide est le signe que le Christ est vivant. Le tombeau n’est pas le signe qu’on l’a perdu, c’est le signe qu’Il nous retrouve et qu’Il nous entraîne avec lui dans la communion avec Dieu. [8] »

Nous offrons ce matin l’eucharistie pour qu’elle nous emmène vers le Seigneur dans une communion éternelle à laquelle nous croyons qu’André Vingt-Trois, fidèle du Christ, participe déjà.

+Laurent Ulrich, archevêque de Paris


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