Homélie de Mgr Laurent Ulrich - Quatre-vingtième anniversaire de la Libération de Paris

Saint-Germain-l’Auxerrois - 25 août 2024

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 21e dimanche B
- Jos 24, 1-2a.15-17.18b ; Ps 33 (34), 2-3, 16-17, 20-21, 22-23 ; Ep 5, 21-32 ; Jn 6, 60-69

« Voulez-vous partir, vous aussi ? » C’est Jésus qui interroge ses disciples alors que se signalent les premières défections dans leurs rangs, après son grand discours sur le pain de vie qu’Il est lui-même en annonçant qu’il donnera sa vie pour la multitude des hommes. Et ceci provoque la réaction immédiate de Pierre, le premier des apôtres. Réaction vive, spontanée et assurée ! Chacun sait que Pierre sera surpris, plus tard, au moment de la grande épreuve de l’arrestation de Jésus, à renier celui qu’il entourait pourtant de sa confiance et de son affection : cette faiblesse humaine, Jésus la comprendra et la pardonnera, remettant même la conduite de l’Église à ce témoin, aussi fragile qu’il est impulsif !

Retenons en tout cas, d’une part que personne de nous ne mérite la confiance que le Seigneur distribue pourtant généreusement ; mais d’autre part aussi, que Jésus se révèle, dès cet épisode, comme un homme d’une immense liberté qui autorise chacun à prendre sa propre responsabilité pour la conduite de sa propre vie, voire à se détourner de lui, au moment même où il fait une promesse magnifique et gratuite de vivre pour toujours dans la lumière et la paix. Cette question interroge les disciples du Christ, de génération en génération, jusqu’à aujourd’hui et pour les siècles à venir ; mais elle appellera toujours une réponse libre.

Cette question et cette réponse s’entendent dans une longue tradition de liberté spirituelle que prône le Dieu de la Bible, que l’on soit dans la première alliance, dite autrement ancien testament, ou dans la seconde alliance, le nouveau testament. Pour preuve la première lecture que nous avons entendue il y a quelques minutes. C’est Josué, un nom que l’on peut déjà écrire : Jésus, qui, conduisant le peuple de Dieu en terre promise après la mort de Moïse, lui demande de professer sa foi au Dieu qui l’a sorti de l’esclavage d’Égypte. Là encore, le peuple est sollicité de choisir entre ce Dieu-là et ceux des cultes traditionnels de la terre où ils résident maintenant. L’histoire de ce peuple le montrera souvent infidèle à son choix, l’inconstance est décidément bien humaine ! Mais l’inconstance n’empêche pas le désir de revenir, de faire mieux, de croire que la fidélité est toujours possible et encouragée.

Ce que Josué rappelle, comme argument principal, ce n’est pas la promesse d’un avenir éternel qui n’est pas encore inscrit dans les intelligences d’alors, mais c’est le souvenir des hauts faits de l’histoire biblique, ces hauts faits que sont les événements de la libération d’Égypte pour le peuple d’Israël.

Cette lecture se comprend bien dans la circonstance où nous sommes de la commémoration de la Libération de Paris, il y a tout juste quatre-vingts ans. C’est à juste titre que l’on peut parler de la libération d’Égypte pour le peuple d’Israël comme on parle de la Libération de Paris du joug de l’occupation nazie. De la même façon dans les deux cas, il a fallu la conjugaison de grandes volontés guidées par une vision d’avenir qui ne s’envisageait pas autrement que sous la forme de la liberté, et d’innombrables volontés anonymes et inaperçues, portant aussi un idéal de justice et de paix, de droit et de respect de chaque vie humaine. Comme dans tout combat, les courageux lutteurs de la liberté voient se lever contre eux, non seulement les tenants de l’ordre injuste et violent mais aussi les raisonneurs qui regrettent bien d’être projetés devant un choix trop marqué : dans le peuple hébreu déjà, il y avait ceux qui se souvenaient des oignons d’Égypte : oui, disaient-ils, on était esclave, mais on avait à manger ! L’action humaine est toujours prise entre feux et contre-feux, le combat pour la liberté se déroule toujours entre nuit et brouillard : personne n’est assuré d’avance du succès, la joie de la liberté reconquise vient de la fidélité à cet idéal de travailler pour la paix, pour la justice, pour le bien des peuples.

Mais le jour de la libération n’est pas le jour de la liberté définitivement reconquise. Il faut encore du courage et une grande détermination pour la maintenir, pour tenir en éveil permanent ce goût du respect de l’autre, ce désir d’une fraternité qui reconnaît les différences et les assume sans jamais les mépriser. Le général de Gaulle dont nous honorons la mémoire et l’action victorieuse le savait bien, qui portait haut son ambition pour ce moment et pour son action future. Il écrit, dans ses Mémoires de guerre : « J’ai moi-même fixé à l’avance ce que je dois faire dans la capitale libérée. Cela consiste à rassembler les âmes en un seul élan national, mais aussi à faire paraître tout de suite la figure et l’autorité de l’État. » Il connaissait l’esprit de division qui peut s’emparer des peuples, et le nôtre bien sûr, dans la lutte autant que dans les lendemains de victoire ! L’action politique est par ailleurs appréciée par chacun, et aussi portée au jugement de l’Histoire évidemment. Mais là était l’intention aussi bien exprimée que manifestée.

En faut-il une belle image, emportée par l’enthousiasme coutumier de Maurice Schumann lors de la célébration du cinquantenaire de cette libération, en 1994 ? Le porte-parole de la France Libre en oublie le jour de ce moment unique, le 26 et non pas le 25 août :

« Un peu plus de quatre ans après l’Appel d’un unique 18 juin, de Gaulle, un unique 25 (sic) août, entre dans la cathédrale qui, depuis quelques heures, a cessé d’être celle de la capitale profanée. Bruyante et mystérieuse, une fusillade l’accueille. Quelle sera la riposte ? Le cantique de la Sainte Vierge qui a donné son nom au sanctuaire. Quelle voix sera la première à l’entonner ? La question est bien vaine : ensemble, tous les présents ont obéi au même instinct surnaturel. Il fallait un tel jour, il fallait un tel lieu, pour porter à sa plénitude l’hymne à Celui qui a “confondu les pensées des superbes“ et “renversé les puissants de leur trône”. Il fallait un tel lieu, il fallait un tel jour, pour que le Français qui croyait au ciel et le Français qui n’y croyait pas pussent pareillement ressentir combien les lèvres de tout homme recru d’épreuves ont soif du Dieu vivant. »

Les différences se sont accentuées dans nos sociétés, depuis 1944 et davantage encore depuis 1994 : entre celui croit au ciel et celui qui n’y croit pas, celui qui pratique une autre forme de croyance que celle qui a dominé en France pendant des siècles, celui qui n’est préoccupé d’aucune forme de religion ; et cela nous oblige tous à accroître le respect mutuel si nous visons à établir une véritable fraternité. Malheureusement des événements quotidiens nous montrent que des actions menées contre des Juifs comme hier encore à La Grande Motte, contre des Musulmans aussi ou contre des Chrétiens s’expriment sans retenue partout dans le monde. Nous ne pouvons nous abstenir de crier : assez, cela suffit ! Tenir la dimension religieuse de l’existence de nos contemporains pour négligeable ou nuisible ne pourra jamais prétendre à faciliter cette unité, cette construction d’une « amitié sociale » comme l’appelle volontiers le pape François. Le croyant chrétien, le disciple dont parle l’évangile de ce matin, entend la voix du Seigneur qui l’invite à le suivre, à espérer la réalisation de la promesse faite pour tous et la révélation plénière d’une unique famille humaine désirée par Dieu ; et ceux que cette promesse ne convainc pas et n’attire pas entendent cependant, à travers de tels événements, un appel à grandir en humanité et en fraternité.

Nous ne sommes pas encore dans Notre-Dame reconstruite après le terrible incendie qui l’a gravement blessée il y a un peu plus de cinq ans ; nous y serons dans moins de quatre mois, et ce sera aussi comme une victoire ; mais dès le 15 avril 2019 la ferveur mondialement partagée confondait dans le même cri et la même imploration toutes les voix humaines. Cette nuit-là nous a montré une telle communion que nous pouvons espérer que le moment tant attendu du 7 et du 8 décembre prochain nous révèle une même aspiration au rassemblement, à l’unité.

Que la prière des croyants et notre attitude profonde, nous qui sommes ici ce matin, en donnent le témoignage.

Mgr Laurent Ulrich
archevêque de Paris

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