Homélie de Mgr Laurent Ulrich - Messe à l’occasion des Semaines Sociales de France à Saint-Joseph des Carmes
Dimanche 24 novembre 2024 - Saint-Joseph des Carmes (6e)
– Christ, Roi de l’univers – Année B
- Dn 7,13-14 ; Ps 92,1-2.5 ; Ap 1,5-8 ; Jn 18,33b-37
Certes il vient le Seigneur, il vient des nuées, des cieux et donc nous attendons sa venue. Certes nous nous acheminons vers le royaume dont il est le souverain, lui qui a reçu – comme nous l’avons entendu dans la première lecture – domination, royauté et gloire. Certes nous n’entendons pas le mot de domination dans son sens le plus commun, c’est-à-dire d’une puissance écrasante. Nous savons que la domination du Christ est une domination de service, d’ouverture vers tous les pauvres, d’ouverture vers tous ceux qui cheminent, mus par un désir de justice et de paix pour tous. Certes tout cela nous le voyons célébré ce matin dans un avenir que nous n’atteignons pas encore mais nous savons que déjà nous sommes en marche avec lui. Il est le roi, le roi de l’univers, et déjà nous cherchons à être régis par les lois de son royaume. Et, ce faisant, dans la réflexion des Semaines Sociales depuis 120 ans, nous explorons, vous explorez les divers domaines de la vie personnelle, de la vie sociale, de la vie spirituelle du monde dans lequel nous sommes et des croyants avec lesquels nous cheminons vers ce royaume, croyant y être déjà pour partie.
Et cette année revient le thème du travail qui n’est pas un thème oublié des Semaines Sociales mais, depuis toujours, un thème récurrent, un thème important. Il ne s’agit pas pour moi de faire état en quelques minutes de ce que je n’ai pas eu le temps d’entendre tout entier, mais quand même de noter quelques points qui peuvent faire réfléchir, méditer et prier.
Le premier qui me touche, au sujet du travail, et qui est dans notre expérience à tous je pense, c’est que le travail fait apprendre. Nous ne cessons jamais d’apprendre dans la vie - et heureusement - et du début à la fin de notre vie nous sommes tendus vers la découverte du monde tout entier. Il y a mille et une manières d’apprendre bien sûr, grâce à l’information, en écoutant et en regardant ce monde à la fois difficile mais en même temps magnifique. Mais le travail lui-même nous fait apprendre et nous le comprenons : chacun d’entre nous sait que grâce au travail qu’il a fourni tout au long de sa vie, jusqu’à présent, il a appris énormément et il a grandi en humanité en se laissant transformer par tout ce qu’il a découvert. Tout l’effort du travail a comporté une joie d’apprendre, une joie de connaître, une joie à partager. Et c’est fête que d’apprendre chaque jour. Heureusement que le travail permet cela à chacun d’entre nous.
J’évoquais au début de cette eucharistie ceux qui ont du travail ou ceux qui n’en n’ont pas, ceux qui peuvent en vivre et ceux qui en vivent difficilement, ceux pour qui il y a de la pénibilité au travail bien sûr. Le travail demeure toujours difficile, il n’est jamais un loisir même si on l’aime. L’objet même de pouvoir apprendre à travers le travail est évidemment une joie profonde et un plus qui nous nourrit et qui fait avancer l’humanité en chacun d’entre nous. Heureux sommes-nous de pouvoir vivre cela et de garder du cœur au travail au-delà même de la vie professionnelle bien sûr, dans les engagements que nous avons.
La deuxième chose que je retiens, c’est qu’aujourd’hui se développe fortement le thème de la coaction, de la co-construction, et le vocabulaire extrêmement important dans le monde d’aujourd’hui sur ce sujet est évidemment très intéressant à observer.
On a pu se lasser des visions tellement socialisées du travail et ne plus oser aborder ce sujet de cette façon et tel qu’il avait surtout été considéré à partir des sciences sociales du XIXe et du XXe siècle et qu’il avait été fortement mis en œuvre à travers les options socialistes bien sûr, mais aussi tout simplement à travers les nécessités de reconstruire notre Europe et notre monde après les deux guerres mondiales. Mais en laissant de côté ce thème qui n’a peut-être plus cours exactement comme cela, nous redécouvrons comment travailler est toujours travailler avec. Et je sais que vous avez entendu parler hier du chantier de Notre-Dame, qui a été exemplaire de ce point de vue. J’ai eu souvent à en parler et je l’ai constaté : faire travailler ensemble, dans un programme extrêmement serré qui oblige à se tenir les uns les autres à la rigueur du calendrier, 250 entreprises ; s’obliger dans un espace assez restreint à travailler ensemble, il y a eu jusqu’à 500 personnes sur le chantier lui-même, ensemble ! s’obliger à accepter de rendre cohérents leurs emplois du temps et leurs programmes. Tout cela s’est vécu dans une magnifique co-construction réellement et a créé à l’intérieur et autour de la cathédrale une atmosphère entre les entreprises, entre tous ceux qui travaillaient, que l’on ne voit pas toujours partout mais dont on peut espérer qu’elle transforme un peu les cœurs, qu’elle transforme les pratiques et qu’elle manifeste un grand désir d’être ensemble pour construire ce monde dans l’harmonie la plus grande possible.
Cela nous le retenons comme un exemple, comme quelque chose qui peut guider l’existence à travers le travail.
Et enfin nous avons découvert d’une certaine façon, avec les technologies du monde d’aujourd’hui, une sorte de sentiment de puissance qui pourrait nous égarer. Le sentiment que nous savons faire tellement de choses que l’on peut avoir le sentiment de tout pouvoir faire. Et nous comprenons que, dans la loi même du travail, il est nécessaire d’apprendre à se maîtriser, d’apprendre à maîtriser même les processus pour qu’il soit possible que la vie ne soit pas embarrassée de ce sentiment de puissance. Nous comprenons qu’il est nécessaire de limiter, nous comprenons que dans les processus mêmes il faut apprendre à dominer le désir de dominer, le désir d’être une puissance, le désir d’être capable de tout, le désir d’aller presque sans limite à une construction qui nous embarrasserait finalement et qui embarrasse l’existence, qui empêche et élimine un certain nombre, les laissant sur le bord de la route.
Nous demandons au Seigneur, Roi de l’univers, de nous tenir éloignés de cette tentation et de nous permettre de grandir loin des désirs de possession, loin du désir de domination gourmande et violente.
+Laurent Ulrich, archevêque de Paris