Intervention du cardinal André Vingt-Trois pour les 30 ans de la Formation des Responsables

Collège des Bernardins – Samedi 12 mai 2012

Dans le cadre du Colloque « 30 ans de mission, quel avenir ? ».

Intervention du cardinal André Vingt-Trois - 30 ans de la Formation des Responsables – Colloque « 30 ans de mission, quel avenir ? »

Introduction : la « Formation des Responsables », pour exercer le partage de la responsabilité dans l’Église

Pour introduire cette matinée de réflexion, je vous propose quelques considérations autour de la question de la formation dans l’Église. Comme le P. Arnaud Gautier vient de le rappeler, l’un des grands champs de travail ouvert par le Concile Vatican II dans notre pratique ecclésiale concerne le partage plus réel des responsabilités dans l’Église. Nous savons que le partage des responsabilités peut rester un slogan, assez satisfaisant pour l’esprit mais sans conséquence effective et sans progrès concret. Or, la responsabilité n’est pas une question de statut, mais une question de moyens. Vouloir associer réellement des laïcs à la responsabilité de l’Église ne peut donc se réaliser que par la mise en œuvre d’une formation des laïcs adaptée, conçue et structurée en vue de ce partage de responsabilité. C’est pourquoi ce parcours de formation a été appelé : « Formation des Responsables ». Cette première remarque justifie aussi la nature des moyens mis en œuvre, sur lesquels je reviendrai.

Si on élargit un peu la perspective, nous voyons aussi que dans notre société et notre culture, la formation, initiale ou permanente, est une sorte de talisman. C’est un thème qui traverse toutes les réflexions, et qui est censé porter toutes les solutions de nos problèmes. Peu de gens peuvent échapper à un discours sur la formation. Mais la question est évidemment de savoir de quelle formation on parle, et en vue de quoi.

La formation pour assumer la fragilité de l’existence
La formation chrétienne pour vivre la fragilité de notre foi

Dans cet engouement généralisé par rapport à la formation, il y a un double registre, une double attente. D’une part, il y a une recherche tout à fait nécessaire de compétences et de qualifications pour exercer certaines charges. Et d’autre part, il y a le désir d’une sécurisation personnelle, pour des gens confrontés à une situation d’ensemble déstabilisante. L’acquisition de compétences en vue de l’action est tout à fait nécessaire, et la recherche de moyens pour assumer l’insécurité l’est tout autant. Beaucoup de nos contemporains croient en effet pouvoir développer une existence solide sans en assumer la fragilité. Souvent, ils finissent par payer les conséquences de cette illusion. Car l’instabilité n’est pas un drame de la vie, c’est la condition normale de l’existence. Selon les âges, les pays ou les époques, nous sommes tous confrontés de diverses manières à la fragilité humaine, et notre capacité et notre détermination à l’accepter fait partie de notre mission ici-bas et même de l’enjeu de notre existence. On ne peut être vraiment adulte tant que l’on n’arrive pas à assumer ce sentiment.

Or, il en est de même dans le domaine de la foi. Nous savons bien, pour l’avoir éprouvé par nous-mêmes ou pour le rencontrer chez d’autres, que nous accédons à la réalité d’une expérience de foi quand nous acceptons que la foi ne soit pas la réponse à toutes les questions. La foi est plutôt le moyen d’assumer notre interrogation sur l’existence humaine en s’appuyant sur notre confiance au « Dieu qui se cache » (Is 45, 15). Nous ne connaissons Dieu que parce qu’il se révèle à l’humanité. Mais, paradoxalement il se révèle comme quelqu’un que nous ne pouvons pas enfermer dans un système de connaissance. Et la sécurité de la foi commence justement quand nous acceptons la fragilité de la foi. Nous devenons vraiment croyants quand nous acceptons de ne pas posséder mais de chercher. La foi, c’est la possession des choses que nous ne possédons pas.

On attend donc d’un itinéraire de formation chrétienne qu’il s’inscrive dans l’instabilité de l’existence humaine et dans la fragilité d’une relation avec Celui qui est à la fois digne de toute confiance, et qui échappe à nos catégories. Cette sorte de basculement intérieur constitue l’essentiel de l’acte de foi. On pourrait illustrer cela par bien des lieux évangéliques, en particulier l’apparition de Jésus aux disciples sur le lac dans le brouillard (Jn 21, 4.12).

Comment favoriser le saut de la foi chrétienne ?
Les moyens mis en œuvre par la Formation des Responsables

Ce basculement intérieur constitutif de la foi est vital pour notre intelligence, mais aussi pour notre capacité relationnelle. Car si notre relation - essentielle et fondatrice - avec Dieu intègre profondément cette dimension d’insécurité, les relations que nous établissons avec nos semblables le feront aussi. Or, nous ne construisons une société vraiment humaine qu’à la mesure où nous progressons dans notre capacité à faire confiance à des gens que nous ne dominons pas, à des gens qui peuvent ne pas correspondre à l’image que nous nous faisons d’eux.

La proposition de la Formation des Responsables n’est pas une garantie contre l’insécurité de la foi. S’il est légitime que tout croyant cherche à fortifier sa foi, il faut qu’il accepte que ce progrès passe par le développement d’une insécurité de la foi. Or, ce passage d’une requête de sécurité à l’acceptation d’une insécurité ne peut se faire que dans un cadre ecclésial. Je ne milite pas pour la déstabilisation radicale de la personne et la déconstruction de ses références, mais pour la construction d’un système de référence ecclésial dans lequel chacun puisse assumer l’insécurité personnelle de la foi. Chercher résolument la fermeté, l’assurance et la confiance de la foi dans l’insécurité de la foi ne peut être qu’une démarche portée par l’Église. Ainsi, vous ne suivez pas cette formation pour qu’on vous distribue des connaissances qui combleront les angoisses de votre esprit. Vous vivez plutôt le partage d’une connaissance qui construit en confiance un système relationnel.

On peut suivre des enseignements de toute sorte, cela peut être enrichissant, utile ou fortifiant. Mais de soi, cela ne construit qu’un système de connaissance. Cela ne construit pas un système relationnel. Nous avons donc essayé de proposer une connaissance qui soit articulée sur ce qu’il faut bien appeler la charité. Nous cherchons une connaissance liée à une adhésion et à une communion avec la personne du Christ plus réelles, plus conscientes et plus organiques. Si bien que le fruit de cette connaissance ne doit pas être de nous permettre de subsister sans le Christ. L’enjeu de ce travail est de mieux vivre la communion au Christ.

Il y a un risque permanent pour tout itinéraire de formation chrétienne, qui serait de susciter ou de développer une capacité de se passer de la source, en l’occurrence du Christ. Ce travers n’est pas du tout illusoire ! Il rejoint une tentation de notre esprit qui est de maitriser suffisamment la connaissance dogmatique pour que la relation personnelle avec Jésus devienne comme un superflu, ou un surcroit pieux ou spirituel, mais annexe. Or ce qui est constitutif de la connaissance de foi, est précisément de ne pas dissocier la foi de la relation personnelle avec le Christ. C’est pourquoi une formation chrétienne est indissociable d’un chemin de conversion, et suppose un accompagnement de cet itinéraire de conversion. Car un tel itinéraire engage une transformation profonde de notre manière de vivre et requiert donc un accompagnement, pour que quelqu’un nous aide à identifier et à harmoniser cette transformation. Le but de l’accompagnement n’est donc pas de mesurer le degré de qualification atteint !

Une deuxième dimension de la relation entre connaissance et charité est que cette connaissance est acquise pour un service. Notre motivation première est de savoir comment partager avec nos frères ce que nous recevons du Mystère de Dieu, et il est clair que l’on ne consacrerait pas autant de temps à se former sans un minimum de motivation altruiste ! Mais pour autant, ce souhait peut rester à l’état d’intention générale et globale. C’est pourquoi pour dépasser le simple désir de faire quelque chose pour être utile à quelqu’un, la méthode de la Formation des Responsables offre le cadre d’une pratique réelle et existentielle de la charité : le fait de se mettre à l’écoute les uns des autres et d’accepter d’ouvrir ce que l’on a compris et découvert – ou ce que l’on n’a pas compris ou découvert ! – le fait de dévoiler ses richesses et ses pauvretés, de partager quelque chose du cheminement dans lequel on est engagé…, tout ceci n’est pas une astuce pédagogique, mais la mise en œuvre concrète d’une démarche de charité. Nous ne pouvons réellement progresser dans la connaissance du Christ que si nous avançons ensemble. C’est pourquoi la Formation des Responsables conjugue investissement personnel, partage de ce travail avec un groupe, apport éclairé des formateurs qui cherchent à construire un itinéraire, à partir de ce que vous-même avez travaillé et des instruments dont ils disposent. Ainsi le chemin parcouru ensemble n’est pas simplement un itinéraire didactique mais une construction ecclésiale.

Enfin, je voudrais revenir sur l’axe méthodologique qui consiste à faire s’éclairer mutuellement l’étude biblique et l’étude de la Tradition. Cet objectif rejoint le cœur de l’expérience catholique de la foi. Se donner de la peine pour accueillir la Parole de Dieu dans la Tradition de l’Église, et éclairer la Tradition de l’Église par la Parole de Dieu ne demande pas d’être justifié par des théories spécifiques. C’est la mise en œuvre de ce que le Concile de Vatican II a si bien formulé à propos de la révélation et de sa transmission. Cette priorité peut sembler aujourd’hui aller de soi. Mais elle n’était pas forcément évidente il y a trente ans. Il nous a fallu sortir d’une certaine conception spécialisée de l’étude théologique, dans laquelle la compétence des enseignants dans tel ou tel domaine pouvait garantir la qualité de leur enseignement, mais pouvait garantir aussi l’isolement de leur parcours ! Par l’implication réciproque des formateurs, nous avons essayé d’acquérir une capacité à sortir d’une spécialité, non pas en renonçant à en avoir, mais en devenant capable, à partir de sa qualification particulière, d’entrer dans un dialogue réel sur le contenu de l’enseignement.

Il me semble que ceci a structuré une manière d’aborder l’Écriture et d’aborder la Tradition. Cet investissement a permis un certain assouplissement mental pour beaucoup d’entre nous et a donc été une source de grande fécondité. Je sais qu’il m’a permis de découvrir que l’Écriture n’était pas un simple réservoir de références éventuellement utilisables en cas de besoin, mais le véritable fondement de la démarche théologique.

Cet objectif n’a pas été mis en œuvre seulement par un accord mutuel ou grâce à la sympathie mutuelle des deux formateurs. Il est d’abord une règle de fonctionnement, et deuxièmement, il est réalisé sous le regard bienveillant d’observateurs qui ne sont pas là simplement pour faire de la critique de rôle. Leur mission n’est pas de regarder comment fonctionne le groupe, et d’écrire sur un papier ce qu’untel comprend ou ne comprend pas. Ils participent par leur observation et leur investissement personnel de cette interaction entre les deux formateurs. Les trois ou quatre membres de cette petite équipe développent une interaction elle-même formatrice puisqu’elle peut servir de référence pour ceux qui sont en formation. Comment espérer que ceux-ci seraient capables de vivre quelque chose si, en vis-à-vis, l’équipe formatrice ne savait pas construire ensemble !? Les observateurs et observatrices ont donc apporté une contribution essentielle pour susciter le dynamisme interne d’une équipe de formation et ne pas limiter l’exercice à un duo.

Conclusion : une approche renouvelée de la vie de l’Église

Pour terminer je voudrais suggérer une piste de « contagion » de ce que vous vivez dans la Formation des Responsables à la vie de notre Église. L’investissement que vous faites est de nature à développer une approche nouvelle ou renouvelée des activités ecclésiales dans lesquelles vous pouvez être impliqués. Il n’y aurait aucun intérêt à faire cet exercice pendant deux ans si à la sortie vous repreniez vos activités comme avant sans que cela ne change rien ! Notre implication dans la vie de l’Église doit s’appuyer sur cette connaissance réelle de l’Écriture, sur cette capacité d’interprétation de l’Écriture, et sur cette habitude de construire avec d’autres. Je suis très frappé que dans beaucoup de circonstances (par exemple autour du programme « Paroisses en mission »), nous rencontrons un certain nombre de chrétiens de bonne volonté et généreux, mais complètements inaptes à entrer dans une relation où leur personnalité devient accessible aux autres. Ils sont capables de faire un certain nombre de choses si on le leur demande, d’être membre de l’Église, mais ils ne savent pas entrer dans une relation ecclésiale. À travers les assemblées paroissiales et les initiatives de ces trois années, nous avons essayé de faire bouger les choses pour qu’un plus grand nombre de chrétiens découvre qu’il y a un enjeu important à entrer en relation avec les autres chrétiens, et que cette relation n’est pas simplement de l’ordre du bon voisinage ou du service mutuel, mais qu’elle est une relation constitutive de l’existence chrétienne. Elle fait partie de l’acte eucharistique lui-même, qui constitue l’Église comme un Corps avec des membres qui sont en relation les uns avec les autres, parce qu’ils sont en relation avec le Christ. Ce que nous avons perçu et vécu doit ouvrir une approche renouvelée de notre activité ecclésiale, de notre manière de faire de la catéchèse ou de s’engager dans des associations de solidarité, etc. Cela doit nous aider à placer l’ensemble de notre activité sous le regard du Christ.

Je vous souhaite beaucoup de fécondité dans la suite, et je souhaite aussi que vous soyez capables d’inviter les autres à suivre le même chemin que vous.

Je vous remercie.

+ André cardinal Vingt-Trois,
archevêque de Paris.

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