Intervention du cardinal André Vingt-Trois lors de la rencontre inter-synodale diocésaine sur la famille
Saint-Pierre-du-Gros-Caillou (Paris 7e) – Jeudi 18 juin 2015
Depuis le mois de janvier 2015, des équipes synodales ont été invitées dans les paroisses parisiennes à réfléchir aux questions familiales évoquées lors de la première session du Synode. Le 18 juin, les personnes ayant participé à ces rencontres se sont réunies à St-Pierre du Gros Caillou pour découvrir la synthèse diocésaine de leur travail. Le cardinal Vingt-Trois est intervenu en fin de rencontre pour proposer quelques pistes de réflexion et de travail.
Tout d’abord, je voudrais vous remercier car tout ce que vous avez fait pendant ces mois écoulés aura un effet stimulant sur le travail de préparation de la prochaine session du mois d’octobre 2015. Nous devons recevoir le schéma directeur la semaine prochaine, vous verrez donc à ce moment-là comment tout ce que vous avez fait remonter pourra nourrir la manière d’entrer dans ce schéma directeur. Mais après ce que nous avons entendu je voudrais partager quelques réflexions qui pourront peut-être aider à poursuivre le travail entrepris.
Ma première réflexion consiste à répéter ce que vous avez dit. Ce qui est tout à fait notable, ce sont les effets observés dans les paroisses où une équipe synodale s’est constituée. Cette mise en œuvre a été une expérience tout à fait stimulante. Et, pourquoi ne pas le dire, pour certaines, une expérience assez exceptionnelle ! Il n’est pas si fréquent que des paroissiens qui ne sont pas fonctionnellement engagés dans des actions particulières puissent se retrouver pour parler ensemble sur des sujets aussi importants. Ils ont pu le faire en intégrant leurs différentes approches et expériences. Loin de constituer un motif de ne rien échanger, ces différences ont permis au contraire d’entrer dans un véritable partage. J’ai rencontré plusieurs personnes dans les semaines écoulées qui m’ont dit : cela a construit une véritable expérience de charité, nous avons appris à vivre une relation positive avec des gens très différents de nous. Je crois que c’est un bénéfice important, non seulement par rapport au travail du synode d’octobre dernier, mais aussi sur la manière de vivre de nos communautés. Cela entre tout à fait dans la perspective de l’élan missionnaire que j’ai souhaité nourrir dans le diocèse de Paris, en développant cette capacité d’entrer en relation, en dialogue, parfois en confrontation les uns avec les autres. Tout cela fait partie de cette ouverture missionnaire que je souhaite pour notre Église à Paris.
Le deuxième point que je voudrais souligner a plus de conséquences. Nous sommes pris tous dans un ébranlement social. C’était peut-être vrai à d’autres époques ! Je ne dis pas qu’on vit une époque exceptionnelle… mais elle est toujours exceptionnelle dans la mesure où c’est nous qui la vivons ! Je veux bien croire qu’en d’autres époques, il y ait eu un ébranlement considérable, mais comme nous n’y étions pas… Tandis qu’aujourd’hui, l’ébranlement, même s’il n’est pas nouveau, est nouveau pour chacun d’entre nous. Dans les 40 années qui viennent de s’écouler, nous avons vécu des ébranlements considérables dans la vie sociale et dans la vie ecclésiale. Ces ébranlements sont comme une épreuve du feu : ils nous sollicitent et nous pouvons même dire qu’ils nous acculent à faire l’inventaire des ressources dont nous disposons pour faire face aux problèmes de l’existence et parfois, nous nous apercevons que ce que nous considérions comme garanti, ne l’est pas tout à fait autant que nous le pensions. Par conséquent, il nous faut creuser plus profondément pour trouver de quoi faire face. Quelques exemples. Il y a 50 ans, on trouvait tout naturel que les enfants soient baptisés, aujourd’hui cela ne va pas de soi. Il y a 50 ans, les gens qui se mariaient avaient de fortes chances de vivre ensemble jusqu’à la fin de leurs jours, moins les 20% qui étaient déjà connus comme exposés à la dislocation -mais on ne le disait pas. Aujourd’hui, et cela ressort très bien de vos échanges, l’indissolubilité comme valeur fondatrice ne correspond pas aux effets sociaux de la dislocation. Cela veut dire que nous disposons dans notre patrimoine chrétien, dans notre tradition, dans nos références, d’une richesse, d’un élément, d’un point d’appui, en décalage par rapport à ce qu’il se passe. C’est un ébranlement. Cela ne signifie pas que, ce que dit Jésus sur l’indissolubilité du mariage, ne veut rien dire. Cela signifie que, dans notre situation, l’application de ce que Jésus dit aux situations que nous connaissons n’est pas automatique. Nous avons une expérience d’Église -cela ressort très bien à travers ce qui a été dit- relativement unanimiste ! On dit l’Église demande ceci, demande cela, comme si c’était une organisation qui dispose d’un pouvoir direct, effectif, sur nos vies, alors qu’en fait, elle ne possède pas ce pouvoir-là. Sur 80% de ses membres, ce qu’elle dit peut éventuellement constituer des discours intéressants, mais cela n’est pas prescriptif. Donc, il ne faut pas nous dire : l’Église dit cela, donc cela va se passer ! Ou bien l’Église devrait dire cela pour que cela se passe ! L’Église pourra dire tout ce qu’elle voudra, cela ne se passera pas !
Aujourd’hui, le Pape a publié une encyclique pour inviter le monde à se convertir à une autre manière de vivre. Je ne pense pas que la semaine prochaine beaucoup de choses auront changé ! Sans beaucoup caricaturer, pendant 50 ans, on a dit à ceux qui venaient à la messe : vous ne pouvez pas venir à la messe sans communier, c’est comme si vous veniez vous mettre à table sans manger ! Il y avait des raisons bien sûr. Mais maintenant, on leur dit : vous pouvez très bien venir à la messe sans communier… Vous conviendrez avec moi que c’est un certain ébranlement. Ce n’est pas simplement une question disciplinaire, d’interdit ou de non interdit. Cela veut dire que dans l’éducation, dans tout ce qui se transmet sans être appris, c’est-à-dire ce qui se passe dans les familles précisément, on a fait passer des mœurs, et aujourd’hui on dit : est-ce que c’est absolument sûr qu’on ne peut pas être chrétien, qu’on est chrétien, qu’on est chrétien sanctionné, qu’on est chrétien exclus ? Il faudrait voir… Autre exemple, nous vivons dans une société imprégnée de slogans de non-discrimination, c’est-à-dire qui interdit de faire des différences. Cela présente un gros avantage : escamoter tous les conflits. Chacun fait ce qu’il veut et la tolérance suppose que tout soit possible et que tout se vaille. Mais la vie n’est pas ainsi. Si les gens divorcent, c’est précisément parce qu’ils ne sont pas d’accord. S’il y a des conflits, c’est bien parce qu’il y a des discriminations. Vouloir escamoter ces différences constitutives de la vie sociale, c’est imaginer un autre univers, ce n’est pas le monde dans lequel on vit. La difficulté, est-ce la norme ou est-ce l’accident ? On me dit : vous faites des difficultés parce que vous demandez que le mariage soit unique et définitif… mais la difficulté, c’est quand même que des gens ne peuvent pas vivre ensemble ! Je pense que cela dit quelque chose sur notre vie, sur notre vie collective, sur notre vie sociale. Cela dit qu’on a du mal à accepter que tout le monde ne soit pas au même endroit du chemin. Tout le monde ne vit pas la conversion sur commande. La conversion de notre vie demande du temps. Notre travail pastoral dans l’Église, c’est simultanément d’annoncer que ce que le Christ nous dit est une ressource et une espérance pour tous les hommes, et en même temps d’accepter que tous les hommes ne l’accueillent pas en même temps, au même moment et avec la même plénitude. Ce n’est pas parce que certains marchent moins vite que d’autres qu’il faut dire que personne ne peut y arriver. Ce n’est pas parce que certains y arrivent qu’il faut dire : ceux qui n’y arrivent pas, tant pis ! D’une certaine façon, on a résolu le problème en disant qu’il n’y aurait pas de jugement et que tout le monde passerait la barrière… ce n’est donc pas la peine de se fatiguer ! Mais les gens ne croient pas à cela. En réalité, ils ne pensent pas que ce que l’on fait, ce que l’on pense ou ce que l’on dit est sans importance, ils ne pensent pas que leurs actions sont sans conséquence. Tout ce chemin conduit à la conversion, appelle l’accompagnement, c’est-à-dire la présence fraternelle. Je trouve que cela éclaire un aspect de la vie de nos communautés. Je vais prendre un exemple simple qui éclaire ce que je veux dire. Quand on parle dans le document du synode de la préparation au mariage, immédiatement après, et ce n’est pas nouveau, on dit : les diocèses veilleront à ce qu’il y ait des services de préparation au mariage, etc. En réalité, depuis 50 ans, je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de domaines de la vie humaine où l’Église ait investi autant de forces, autant de temps, et autant d’énergie que la préparation au mariage. C’est un terrain où l’on a été présent constamment, de façons différentes mais avec beaucoup de persévérance, et je pense que cela a porté du fruit. C’est normal qu’il y ait besoin de changer certains aspects. Mais ce que j’entends, c’est qu’à travers le travail des équipes synodales, l’expérience communautaire de la paroisse ouvre une porte à une parole sur l’intimité personnelle. On ne peut pas assumer cette évolution simplement par des organisations nouvelles. C’est un changement de manières de faire ce n’est pas un changement d’organisation. Cela veut dire que nos communautés chrétiennes doivent progresser dans leur capacité d’accueillir, d’assumer l’expérience particulière des uns et des autres. Mais cela ne passe pas simplement par un service, paroissial ou diocésain. Cela passe par l’implication de chacun vis-à-vis des autres, de l’intérêt que les paroisses portent les unes aux autres… De la même façon, certaines paroisses peuvent préparer 10, 30 mariages ou davantage sans que les paroissiens du dimanche soient le moins du monde concernés… Ceci me fait dire quelquefois que dans une paroisse, il y a… 3 paroisses ! Il y a la paroisse de ceux qui ne viennent jamais à l’église, ce sont quand même les plus nombreux ! Ensuite, il y a la paroisse de ceux qui viennent le dimanche. Et il y a la paroisse des gens qui viennent pour des sacrements et qui ne viennent pas à la messe le dimanche. Va-t-on pouvoir faire communiquer ces trois mondes ? Comment va-t-on briser la glace et aider des gens à sortir de leurs protections ?
Le genre de travail que vous avez entrepris pose ces questions. Cela nous demande de réfléchir à cela, de travailler là-dessus.
Dernier point, nous sommes confrontés à une difficulté réelle si l’on ne peut plus attribuer aux mots un sens. Je connais très bien le débat qui affleurait à travers les comptes rendus au sujet de la manière de parler d’une famille, comme si un père, une mère, un enfant c’était une famille, mais on nous dit que cela n’est pas ça la famille… D’accord, mais quel vocabulaire va-t-on pouvoir utiliser pour désigner la réalité ? Est-ce que le mot « famille » peut désigner n’importe quelle réalité ? A la dernière session du synode, un évêque d’un pays lointain a dit : « Je vous écoute, et quand je vous entends, je comprends que la famille c’est : un homme, une femme et deux enfants. Mais chez moi, ce n’est pas cela du tout ! Chez moi, la famille, c’est 40, 50 personnes ! Quand on parle de la famille, on parle non seulement du noyau parents-enfants, mais des alliés, des cousins, cousines… Souvent les parents partent en Amérique ou en Europe pour gagner de l’argent et faire manger des enfants restés et confiés à un oncle, à une tante, à un grand-père, -et il a même ajouté : quelquefois, ils n’ont été confiés à personne et on les retrouve sur les trottoirs. » Alors, peut-être y a-t-il des interférences entre la situation économique, politique et la réalité familiale, mais je ne suis pas sûr que nous soyons prêts, dans notre extension, dans notre compréhension de la famille à intégrer toutes ces données. Sommes-nous prêts à accepter que notre modèle familial ne soit pas universel ? C’est déjà un premier résultat du synode : notre modèle familial n’est pas universel, il fait partie d’un ensemble, mais nos à-peu-près institutionnels que nous essayons de faire reconnaître comme équivalents ne sont pas plus universels. J’ajoute cette réflexion -publique- d’un évêque : « toutes vos situations m’intéressent beaucoup, mais chez moi, le problème c’est la polygamie ; alors je comprends que chez vous, la polygamie est successive mais chez nous elle est simultanée, alors comment faire ? Je ne crois pas que vos solutions pourront nous servir ». C’était intéressant parce qu’il nous faisait comprendre qu’il y a des situations humaines pour lesquelles on n’a pas de solution. Et cela, c’est difficile. Si je demande à un polygame de renvoyer deux de ses trois femmes qui ont vécu 30 ou 40 ans avec lui, qui ont travaillé pour lui, qui ont élevé ses enfants, cela signifie qu’une fois dehors, elles seront sans statut. Elles seront seules dans un univers où les femmes seules n’ont pas d’existence. Tout le monde comprend bien que c’est immoral. Cela ne veut pas dire que la polygamie soit morale ! Cela veut dire qu’on ne sait pas quoi faire. Mais pour nous qui avons un esprit cartésien… il n’y a que le bien et le mal. Et il faut être dans le camp du bien et pas dans le camp du mal… Mais la réalité humaine n’est pas tout à fait ainsi. Il faut que nous acceptions qu’il existe des situations insolubles, et qu’il nous faut alors porter le fait qu’il n’y a pas de solution. Je ne peux pas dire à quelqu’un qui a divorcé, fondé une nouvelle famille, élevé des enfants : il faut que tu quittes ta famille, que tu laisses ta femme et tes enfants ! C’est immoral, ce n’est pas pour autant que je trouve que c’est bien. Mais je ne peux pas lui demander quelque chose d’immoral. Alors, la tâche pastorale, c’est d’assumer cette incapacité où nous sommes. Nous sommes dans des situations où nous n’avons pas de bonnes solutions. Notre mission, c’est de tenir la main des gens et de les aider à marcher, ce n’est pas de leur donner des brevets de moralité, en se contentant de leur dire : ce que vous vivez, c’est très bien, de toute façon, tout est pareil, Eh bien, non ! Tout ne se vaut pas. Et pour cela, il faut que nous arrivions à assumer qu’il y a des choses qui ont une définition, pas d’abord une définition biblique mais une définition humaine et que cette définition dit quelque chose sur l’homme et on ne peut pas l’effacer.
Je vous redis combien tout ce que vous avez exprimé rejoint un certain nombre de questions auxquelles notre prochaine session du synode va être confrontée. Pour terminer, je voudrais ajouter que ce que nous avons vécu, qui est très frustrant, forcément, est encore plus frustrant à l’échelon du synode ! Mais le Pape a voulu que cette démarche soit vécue comme un temps d’épreuve spirituelle, un temps de discernement, un temps où nous sommes habités par des aspirations, des attentes, des désirs, des refus, qui ne sont pas tous compatibles. Ce « combat » extérieur, qui va se dérouler dans les réunions du synode, est en fait le reflet du combat intérieur auquel les hommes sont soumis. Mais le Pape a défini très clairement sa position en précisant qu’il était là pour entendre, observer, ressentir les dynamismes, les aspirations, les impossibilités. Après, il tirera les conclusions. Mais avant tout, il a voulu ce temps nécessaire de travail.
Je vous remercie beaucoup de votre participation, de votre soutien, et je vous encourage à poursuivre ce travail pour fracturer les barrières et parler les uns avec les autres.
+ André cardinal Vingt-Trois,
archevêque de Paris