Intervention du rabbin Philippe Haddad
Rencontre fraternelle du 9 octobre 2023
Après le succès de la première "Rencontre Fraternelle" l’année dernière, Le séminaire de Paris et Judaisme en Mouvement ont partagé un nouveau moment de communion lors de Vêpres solennelles à l’Église de Saint Germain l’Auxerrois.
Intervention du rabbin Philippe Haddad. Judaïsme en Mouvement (JEM)
Frères chrétiens, l’actualité nous bouscule. Ce qui devait être un heureux match retour d’une rencontre fraternelle se trouve au cœur d’une actualité qui nous affecte et nous horrifie. Mon discours en portera la trace, même si c’est à vous, chers séminaristes, que j’adresse d’abord mon propos.
Chabbat dernier nous vivions en France, en Israël et ailleurs, la fête de Simhat Torah, « la Joie de la Torah » ; fête joyeuse où tous les fidèles, grands et petits, sont appelés à la Torah ; où chacun danse avec le rouleau, comme avec une fiancée. A Simhat Torah, nous terminons le dernier chapitre du Deutéronome qui mentionne le départ de Moïse et le deuil de 30 jours qui suivit. Même si nous savons le Juste de l’autre côté, auprès de Dieu, toute expérience de deuil reste traumatique, car c’est une expérience d’amour déchiré ; et l’être aimé nous manquera toujours.
Jeunes séminaristes, vous partagerez un jour cette expérience quand vous accompagnerez des familles affligées.
Mais à Simhat Torah, nous recommençons également la lecture de la Torah sur un 2e rouleau, pour deux raisons :
1. Pour montrer notre amour de la Torah et revenir vers elle après avoir été au bout du rouleau. 2. Pour ne pas s’arrêter sur la mort de Moïse, mais choisir le chemin de la vie. Parfois « il faut laisser les morts enterrer les morts » pour choisir la vie.
Dans ce 2e rouleau nous avons lu le 1e chapitre de Béréchith, de la Genèse, jusqu’au Chabbat de Dieu. Notamment nous avons lu : « Et Elohim dit : Faisons Adam à notre image et comme notre ressemblance… Et Elohim créa l’Adam à Son image, à l’image d’Elohim, Il le créa ; masculin et féminin, Il les créa ».
L’humain, masculin et féminin, reflète l’image totale de Dieu. Même si l’on a fait vœu de célibat, cela n’enlève rien à la dignité de l’homme et de la femme, réceptacle de la présence divine, de la Shékhina, comme vous l’enseignerez dans vos homélies de mariage.
Ce passage a posé beaucoup de questions aux exégètes et théologiens, juifs et chrétiens. Notamment pourquoi ce pluriel « faisons » naâssé, au lieu de « je ferai » comme mentionné pour l’apparition de la femme au chapitre 2.
J’ai reçu la lecture patristique qui voit dans ce pluriel une allusion à la sainte Trinité. Cette lecture possible n’en n’exclut pas d’autres, car la tradition juive aime apporter une autre parole, davar a’her, pour éclairer différemment un même verset.
Parmi ces traditions, je citerai celle-ci : « Dieu s’adresse à cet humain, masculin et féminin, et lui dit : « Toi et moi, ensemble, faisons l’Homme ! Réalisons ensemble ton humanité. »
Dieu n’a donc pas terminé Son travail !
Qu’est-ce que réaliser l’humanité de l’homme ? De perdurer dans son être individuel ? De procréer au nom de l’identité collective ? Mais même les animaux, même les paramécies en font autant !
Réaliser son humanité ne peut s’entendre qu’au plan de l’amour ; par imitatio dei. « Comme Moi Dieu j’aime l’homme, toi aussi homme, masculin et féminin, aime ton prochain » qui porte dans la clarté de son visage la lumière divine.
Même s’il parle une langue différente, même sa couleur de peau est différente, même si sa culture est différente, même si sa religion est différente ; car tout homme naît de notre Père qui est aux cieux. C’est la leçon de la tour de Babel.
C’est pourquoi pour la tradition juive assassiner un homme revient à commettre un déicide, puisque c’est retirer à jamais une part unique de Dieu sur terre.
C’est ainsi que j’entends l’enseignement de Jésus en Mt 22 :
« Tu aimeras l’Eternel ton Dieu, voici le premier et le plus grand commandement. Et voici le second, qui lui est semblable : Tu aimeras pour ton prochain comme toi-même. De ces deux commandements dépendent toute la Torah et les Prophètes »
Curieuse formulation ? S’ils sont semblables pourquoi hiérarchiser entre un premier et un second commandement ?
Réponse : En comprenant que nous n’avons qu’un seul Père à aimer, nous pouvons voir en l’autre le visage du frère. Le défi de l’Histoire depuis Caïn et Abel se pose à travers la fraternité. « Où est ton frère ? » demande l’Eternel à Caïn, à la conscience morale de chacun.
Mais nous savons qu’il est difficile d’être frère, et que l’Histoire avec un grand H s’écrit souvent avec une grande hache, selon le mot de Georges Perec.
Pourquoi ? Parce que nous désirons les biens de l’autre, la terre de l’autre, la vie de l’autre, plutôt que d’apprendre à partager les biens, la terre et la vie. Alors au lieu d’être frères, nous devenons des ennemis.
D’autrefois à aujourd’hui, les hommes, les peuples, les religions ont vécu entre un moi et un autre, entre les fidèles et les infidèles, entre les amis et les ennemis.
Jésus dans son magnifique Sermon sur la montagne enseigne :
Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi. Mais moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent, afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux ; car Il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et Il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes.
Dieu fait pleuvoir la pluie sur les bons et les méchants, pendant que des hommes font tomber des missiles, des roquettes, des balles sur les corps des victimes. Et nous pensons à tous les conflits actuels sur notre planète.
Est-ce à dire que si l’on bombarde le Sud, on invitera à bombarder le Nord ?
Est-ce à dire que si l’on tue nos enfants, on offrira nos petits-enfants en supplément ?
Est-ce à dire que si l’on viole nos filles, on alimentera les pervers par d’autres offrandes féminines ?
Les questions de Jésus interpellent, non seulement la conscience chrétienne, mais la conscience morale tout court, c.à.d. l’image divine en nous ?
Que faire quand cette image de l’amour se métamorphose en faciès de haine ?
Que faire quand l’autre se réjouit de la mort de son ennemi, alors que Salomon a enseigné (Pr 24, 17) : « quand ton ennemi tombe ne te réjouis pas ».
Des chrétiens ont répondu durant la Shoa, ils ont sauvé des Juifs, l’Etat d’Israël les a nommés « Justes des nations ». Que leur souvenir soit source de bénédiction.
Puisque nous sommes dans la maison de Jésus, né dans le mystère d’Israël, alors inspirons-nous de ses leçons.
Nous allons aimer nos ennemis, non pour nous réjouir de leur mort, mais en prenant le deuil de leurs familles, avec celui de nos propres familles.
Nous allons prier pour que nos ennemis, qui au nom d’une idéologie politique ou religieuse, persécutent l’humain, deviennent des amoureux de la paix, des enfants prodigues qui retrouvent le chemin du Père.
Nous allons faire du bien à nos ennemis en leur envoyant des subventions qui permettront, non de fabriquer des roquettes et des missiles, mais des programmes éducatifs pour donner à leurs enfants le goût d’aimer Dieu et d’aimer sa créature humaine qu’elle soit juive, chrétienne, musulmane ou sans croyance.
Nous, Juifs et Chrétiens, jusqu’à Vatican II, nous avions oublié que nous étions les enfants d’un même Père qui nous aime autant les uns que les autres.
Que notre exemple de réconciliation puisse éclairer tous les enfants d’Abraham, et qu’un jour, le plus proche possible, les fils d’Isaac et les fils d’Ismaël vivent un authentique pardon partagé, jusqu’au repas ultime de la joie messianique.