Interview de Mgr André Vingt-Trois par L’Express
L’Express - 4 avril 2007
Mgr Vingt-Trois répond aux journalistes de l’Express sur divers sujets de société et sur la situation de l’Eglise en France.
« Les chrétiens doivent défendre leur foi »
Un homme discret à l’allure bonhomme, mais qui garde son franc-parler. Tel est André Vingt-Trois, qui a succédé il y a deux ans à Jean-Marie Lustiger à la tête de l’archevêché de Paris. A l’heure où la campagne présidentielle bat son plein, les évêques ont rappelé aux catholiques que, si le vote était libre, ils devaient néanmoins tenir compte de la “cohérence” des valeurs chrétiennes. Des mœurs à la spiritualité, Mgr Vingt-Trois observe le débat politique avec l’onction cardinalice d’un défenseur du dogme. Sur la modernité, la perte de racines et le discours récupérateur des candidats, il s’amuse et nous fait partager son regard distancié.
François Bayrou est croyant et pratiquant ; Nicolas Sarkozy s’est déclaré catholique ; Ségolène Royal use d’un style et d’un langage chrétiens ; quant à Jean-Marie Le Pen, il célèbre Jeanne d’Arc. Est-ce pour vous une bonne nouvelle ?
Il y a des références chrétiennes dans les discours, mais elles n’expriment pas nécessairement une appartenance. Il n’y a pas de parti catholique en France et les catholiques ne sont pas affiliés à un parti. Certaines connotations renvoient en effet à une culture chrétienne sous-jacente, dont on nous avait pourtant expliqué savamment qu’elle n’existait plus. Visiblement, elle est encore utile. Mais cela ne me frappe pas davantage que l’église qui figurait sur l’affiche électorale de François Mitterrand en 1981. Apparemment, la mémoire chrétienne reste le soubassement d’un discours politique, d’une pensée politique largement laïcisée, voire totalement areligieuse, qui emprunte néanmoins certains thèmes ou certaines expressions chrétiennes. Si ces indices constituent en eux-mêmes un phénomène, cela veut dire que le christianisme tient plus de place dans la culture française qu’on ne veut bien le dire.
Cette culture chrétienne sous-jacente s’efface dès lors qu’il s’agit de sujets de société. Prenons la biogénétique, par exemple.
Il y a dans ce domaine des ressorts très difficiles à démêler, le ressort économique n’étant pas le moindre. A ce jour, les espoirs de guérison relèvent d’un avenir très lointain. On assiste à un effet de contraction du temps qui consiste à présenter une espérance à long terme comme une réalité immédiate. Ce qui fausse le jugement. Si on demande aux gens : « Voulez-vous que votre grand-mère guérisse ? ", il est évident qu’ils répondront tous oui. Mais ce n’est pas la question qui se pose. Nous devons nous demander jusqu’à quel point nous acceptons que nos capacités technologiques utilisent l’homme comme instrument de leur développement. Il ne s’agit pas d’un problème de foi religieuse ; c’est un problème humain. Par ailleurs, si l’on s’achemine vers une société dans laquelle les institutions vouées aux soins des malades reçoivent le permis de décider s’ils peuvent vivre ou non, on change profondément les rapports humains et la compréhension de l’homme. Sur tous ces sujets qui dérangent, l’Église ne peut pas se taire. Veut-on maintenant la faire taire ?
N’êtes-vous pas inquiet que le débat sur l’euthanasie se déroule sans vous ?
L’Église n’a pas attendu aujourd’hui pour aborder cette question. En 1957, le pape Pie XII a estimé légitime l’usage d’analgésiques pour soulager la douleur, y compris en sachant que cet usage pouvait abréger la vie du patient. De même, nous nous sommes vigoureusement engagés en faveur du développement des soins palliatifs parce que nous considérons qu’il y a là une possibilité technique et médicale de soulager les personnes dans les phases les plus critiques. Mais nous nous inscrivons en faux contre l’amalgame entre effort pour soulager les souffrances et décision de mettre à mort. On parvient désormais à prolonger la vie de gens qui mouraient auparavant, y compris en état de perte de conscience.
On ne doit pas entreprendre des traitements disproportionnés et sans résultats prévisibles. Est-il légitime de mettre en œuvre une technologie hypersophistiquée pour aboutir à maintenir quelqu’un dans un coma artificiel ou naturel pendant des mois ? Il y a un temps humain, qui n’est pas simplement le temps technologique. Est-il raisonnable de se livrer à une sorte de “challenge” du sauvetage “à tout prix”, pour dire ensuite, devant un état végétatif, qu’on doit donner la mort ? Cette contradiction n’est pas une vue de l’esprit, elle est dans la réalité. Cette position n’est pas confessionnelle ; elle touche à la dignité humaine et à l’avenir de l’homme. Je fais confiance à l’intelligence humaine pour trouver des moyens de soulager la douleur et à la solidarité de tous pour aider les malades et leurs familles à l’assumer.
Est-ce que vous n’êtes pas inquiet d’un décalage croissant entre l’Église et la modernité ?
C’est préoccupant de savoir que des enfants peuvent arriver à 12 ou 15 ans en sachant beaucoup de choses que leur grand-père ne connaissait pas et en ignorant superbement que le Christ a existé. On m’a raconté la visite au musée d’une classe d’école primaire. Lorsque les enfants se sont arrêtés devant une toile représentant Jésus et Marie-Madeleine, ils ont demandé qui c’était. Et le professeur leur a répondu : « Vous avez vu le Da Vinci Code ! » Nous avons à fournir un effort analogue à celui qui a été produit au Moyen Âge pour accueillir la philosophie aristotélicienne dans la pensée chrétienne. C’est notre tâche de chrétiens, en ce siècle, de construire une réflexion qui entre en dialogue avec d’autres conceptions du monde. Le cardinal Lustiger, il y a vingt-cinq ans, a mis en œuvre des outils en vue de nourrir cette capacité de l’Église de rencontrer des conceptions du monde différentes et même de proposer que l’Église soit un lieu de rencontre et de dialogue. Nous poursuivons cet effort.
Que pouvez-vous faire contre les affirmations absurdes contenues dans des livres ou films à la mode ?
Faire ce que l’on a fait. Dire la vérité. Par exemple, diffuser des informations par des livres, des articles, sur Internet, ou encore assurer une permanence à Saint-Sulpice pour accueillir les gens, leur dire que ce que leur disait le Da Vinci Code n’était pas exact. Mais, surtout, encourager les chrétiens à ne pas se dérober quand ils entendent à la pause-café que Marie-Madeleine était la femme de Jésus. Les inciter à défendre la réalité de leur foi. Que la parole du Christ telle que les chrétiens essaient de la vivre et de l’annoncer suscite l’étonnement et même le refus, cela n’est pas nouveau. L’étrangeté de l’Évangile est dans l’Évangile. Qu’il y ait une rupture face au Christ, cela est normal. Ce qui ne le serait pas, c’est que nous soyons incapables d’exprimer une culture qui s’alimente dans la foi.
Le courant athée, lui aussi, connaît une véritable progression. Est-ce une autre menace ?
Rappelez-vous, il y a trente ans, on préparait l’enterrement de l’Église. Les sociologues de la religion nous avaient expliqué que c’était la fin. Nous sommes toujours là . Vous croyez que rien n’a été fait ? Quand je vais célébrer la messe dans des paroisses parisiennes, je ne suis pas devant des églises vides. J’y rencontre des communautés très vivantes et multiculturelles.
Est-ce que les notions de choc des civilisations, de fanatisme musulman constituent pour vous une préoccupation ?
Ce qui me préoccupe, c’est ce que cela révèle d’une certaine faiblesse démocratique, de l’incapacité de gérer des relations normales avec les groupes religieux. Car cela a automatiquement pour résultat de créer des groupes fanatiques clandestins. Refuser tous moyens d’expression de leur foi aux musulmans, c’est développer l’islam des caves et favoriser le fanatisme.
La multiplication des mosquées sur l’ensemble du territoire n’est-elle pas un problème ?
Ce n’est pas un problème, c’est un fait. Les musulmans sont là . à‡a ne me dérange pas. Ce qui me dérange ? C’est qu’en Arabie saoudite des chrétiens ne puissent pas célébrer l’eucharistie. Que des musulmans prient en France, je ne trouve pas cela scandaleux. Je trouve scandaleux que des chrétiens ne puissent pas prier dans certains pays islamiques.
Le fondamentalisme musulman peut-il constituer un obstacle majeur à l’intégration ?
Il est très fortement articulé avec les difficultés d’intégration sociale. Il y a parmi les jeunes une volonté de se réidentifier dans leur tradition culturelle, alors que leurs parents avaient plutôt pour objectif de se fondre dans le tissu français. Cette identification est indissociable d’un engagement religieux et, pour un certain nombre, d’une démarche communautaire. D’autre part, le sentiment de n’être pas comme les autres est accentué par les difficultés d’intégration sociale.
La justice vient de relaxer Charlie Hebdo dans l’affaire des caricatures de Mahomet. Est-ce, à vos yeux, une victoire de la liberté d’expression ?
Cette affaire a été instrumentalisée. Quand ces dessins ont paru au Danemark, personne n’en a parlé. Quel était le mobile de Charlie Hebdo en remettant ce sujet en première ligne ? Accomplir un acte stimulant pour aider les musulmans à s’affranchir de l’obscurantisme ? Ou bien faire un bon coup ? C’est légitime pour un organe de presse. Cela va-t-il aider les musulmans à surmonter leurs difficultés ? Ou les enferrer dans leur conviction qu’ils vivent dans un pays païen où la seule solution est de se renforcer entre soi ? Je ne suis pas sûr que la meilleure manière d’aider les musulmans authentiquement religieux soit d’effectuer des opérations de ce type.
La vocation sociale de l’Église incarnée par l’abbé Pierre reste-t-elle pour vous une priorité ?
Oui, bien sûr. Mais dans la personne de l’abbé Pierre il y avait plusieurs aspects : il savait motiver les gens et, grâce à cette mobilisation, mettre en œuvre les moyens d’un certain nombre d’actions. Il y avait aussi une part qui est tout à fait charismatique et intransmissible. On ne décide pas qu’on va fabriquer l’abbé Pierre. Mgr Rodhain, en 1946, a joué un rôle aussi important que l’abbé Pierre en créant le Secours catholique. Il ne faut pas dire que la mort de l’abbé Pierre efface tout. Il est mort et Emmaüs continue, et les chrétiens continuent d’essayer de faire quelque chose. Aujourd’hui, l’attention des communautés chrétiennes doit se porter sur les points négligés. L’aide sociale a pris des dimensions considérables, mais il y a d’autres misères qui ne relèvent encore d’aucun service social. Les chrétiens doivent y être présents avec un certain nombre de gens, mais cela ne fera jamais la Une des journaux.
Comment interpréter la main tendue par le pape aux adeptes de Mgr Lefebvre et de la messe en latin ?
Jamais dans toute l’histoire de l’Église un pape n’a pris facilement son parti de voir se créer une situation d’éloignement et de séparation. Ce n’est quand même pas rien. Le pape essaie de jeter des passerelles, ce qui a été fait régulièrement depuis Paul VI. C’est l’attitude normale face à une situation de rupture ou de déchirement.
Comment faut-il comprendre l’appel du pape dans son exhortation à célébrer en latin ?
C’est d’abord une sorte de test. On dit : si la difficulté est liturgique, voilà une solution. Si vous ne l’acceptez pas, c’est qu’il y a autre chose. On sait très bien que le désaccord porte sur l’acceptation d’un certain nombre de textes du concile Vatican II, sur lesquels le pape ne reviendra absolument pas. Pour ce qui est de la messe en latin, c’est tout à fait autre chose. Le pape propose une solution simple à un problème pratique : pour que l’on puisse chanter ensemble dans les rassemblements internationaux, il faut garder un répertoire latin et la possibilité de célébrer en latin. Des messes en latin, il y en a toujours eu, sans intégrisme.
Benoît XVI n’est-il pas en train, à sa manière, de procéder à une grande remise en ordre ?
Cela ne correspond ni à sa personnalité, ni à sa culture, ni à son expérience universitaire. Je ne vois pas très bien comment il pourrait se situer dans une position “antimoderniste”. Chacun peut remarquer le contraste avec son prédécesseur, Jean-Paul II. Benoît XVI est très populaire. Cela trouble les commentateurs. Beaucoup d’entre eux interprétaient le succès de Jean-Paul II, en disant que c’était un acteur. Et voilà qu’on a un pape qui n’est pas acteur, qui est un théologien, un universitaire, et ça marche.
Peut-on faire un parallèle entre le passage de Jean-Paul II à Benoît XVI à Rome et de Mgr Lustiger à Mgr Vingt-Trois à Paris ?
Je ne vois pas lequel. Je ne suis pas théologien, je ne suis pas universitaire. Diriez-vous que je suis un peu acteur ?
Propos recueillis par Pascal Ceaux, Christian Makarian.