Interview du cardinal André Vingt-Trois par Famille Chrétienne : « La famille, lieu de résistance spirituelle »

Famille Chrétienne – 30 avril 2011

Et si Jean-Paul II était le meilleur antidote à la “vision sinistre” de la sexualité propre à notre époque ? Pour l’archevêque de Paris, la famille est au cœur de la pensée de ce pape. Une place forgée au creuset de la résistance au totalitarisme.

Vous avez travaillé avec le pape Jean-Paul II au Conseil Pontifical pour la famille à partir de 1995. En quoi la famille était-elle au cœur de ses préoccupations ?

La création du Conseil pontifical pour la famille par Jean-Paul II est le signe de sa préoccupation pour celle-ci, de l’investissement de l’Église dans son accompagnement. Ce Conseil regroupe épisodiquement 80 à 100 personnes, essentiellement des laïcs, qui travaillent uniquement sur des questions liées à la vie familiale. Ce choix du pape est donc fondateur et significatif.

Dans ce cadre j’ai, entre autre, participé à différents groupes de travail dont un sur la préparation au mariage, j’ai aussi contribué aux journées mondiales des familles, dont la prochaine sera à Milan en 2012.

Jean-Paul II a-t-il révolutionné l’approche du mariage ou n’a-t-il fait que développer ce qui existait ?

Il y a bien sûr une continuité. Mais au niveau social, le plus novateur est l’apport de son expérience polonaise de la famille. Cette dernière, comme dans un certain nombre de pays d’Europe de l’Est, a été confrontée à l’expérience de la vie chrétienne dans un pays totalitaire. Comment continuer à suivre le Christ, à transmettre la foi ?

Jean-Paul II a vu dans son expérience d’archevêque de Cracovie, combien la famille était le lieu de la liberté et de son apprentissage, le lieu de la transmission des valeurs fondamentales. Dans une société totalitaire, seul l’État a le pouvoir de la durée ; or l’engagement matrimonial est définitif, il s’inscrit donc dans une autre durée encore plus fondamentale. Comme les vœux d’une religieuse ou l’engagement dans le sacerdoce. Il y a là un ferment de résistance.

En quoi le personnalisme a-t-il marqué son expérience de pasteur ?

A un niveau plus personnel, Jean-Paul II a enraciné son expérience dans l’accompagnement des jeunes, comme aumônier d’étudiants. Il a vérifié la justesse de sa réflexion morale appuyée sur le personnalisme et la phénoménologie. C’est un regard original, qui porte une approche positive de l’existence humaine ; ce n’est pas uniquement une vision morale, en termes de permis/défendu.

En creusant cette approche, il a montré combien elle n’est pas en opposition avec la tradition biblique et scripturaire, avec l’appel à la sainteté évangélique. Simplement, cet appel rejoint le dynamisme de la liberté humaine. Jean-Paul II a ainsi permis de prendre conscience que l’annonce de l’Évangile ne peut se faire exclusivement en dénonçant. Elle doit aussi s’appuyer sur un versant positif : une empathie à l’égard de l’humanité.

Ces différentes réalités sont à la base de son enseignement, de ce qu’il a apporté dès Vatican II en contribuant d’une façon très affinée à la rédaction de Gaudium et Spes (l’Église dans le monde de ce temps) et plus tard de l’encyclique Humanae Vitae. De même dans ses audiences du mercredi, au début de son pontificat, qui ont porté sur la Genèse et le sens de la sexualité.

« La famille est le milieu dans lequel l’homme peut exister “pour lui-même” par le don désintéressé sociale qu’on ne peut pas et qu’on ne doit pas remplacer : elle est “le sanctuaire de la vie”. »

Jean-Paul II, Lettre aux familles

Dans le domaine de la sexualité, qu’a apporté Jean-Paul II ? Il semble qu’il ait été peu écouté là-dessus…

Il ne regardait pas seulement la sexualité dans sa dimension physique ou physiologique, mais il la voyait comme un langage, un mode d’expression de la spécificité humaine. Le vivant se reproduit de façon automatique, alors que chez l’homme, la sexualité est un acte personnel ; il exprime la personnalité et le don de chacun.

Beaucoup de nos contemporains semblent se résigner à « limiter les dégâts ». Jean-Paul II nous réveille en réaffirmant que l’intelligence est donnée à l’homme pour réfléchir et accomplir un projet plus ambitieux. Son approche positive de la sexualité intègre l’exigence du contenu de l’Évangile. Il s’agit bien de l’annonce d’une vocation à la sainteté adressée à tous, mais qui dépasse les forces personnelles.

Au vu du faible nombre de catholiques qui suivent cet enseignement, peut-on dire que l’élan qu’il a suscité est finalement un échec ?

Non ! On ne sait pas grand-chose de l’intime de chaque couple. Je distingue ce que l’on dit et ce que l’on ne veut pas dire, ce que l’on désire ou espère secrètement.

Ensuite l’appel à la sainteté a un effet sélectif, et face à ce dernier, tout le monde ne marche pas au même rythme, voire même certains le refusent. Je ne vois pas pourquoi Jean-Paul II aurait eu une capacité plus grande que Jésus-Christ à rassembler les foules. Au pied du calvaire il n’y avait pas grand monde.

Pensez-vous que l’enseignement de ce Pape a été l’occasion d’un approfondissement des questions conjugales pour le grand public ?

Il a donné un contenu public à un enseignement qui auparavant était confidentiel, plutôt à l’usage des clercs que des époux. C’était un discours de spécialistes communiqué à travers des sermons, des catéchèses, l’étude de la casuistique pour les confesseurs. On voyait surtout les choses en termes de péché et de réconciliation.

L’influence de Jean-Paul II a commencé à se manifester avec le Concile, puis avec Humanae Vitae sur la contraception, qui a été un électrochoc. Ensuite il a écrit Familiaris Consortio en 1981, la Lettre aux familles en 1994, mais aussi d’autres textes à destination des femmes, des enfants.

Jean-Paul II a beaucoup insisté sur le rôle missionnaire des familles. Comment cela peut-il se manifester ?

Les familles peuvent répondre à cet appel de façon très différente, selon les circonstances, leur lieu de vie, l’âge des enfants…

La première dimension missionnaire, qui demande l’investissement le plus délibéré, est le fait qu’elles existent ; qu’elles soient heureuses d’exister durablement. Nous sommes devant un kaléidoscope de modèles de vie sexuelle et conjugale, dans une culture relativiste qui ne fait plus aucune référence au transcendant. Tout semble possible. Un chrétien peut et doit argumenter philosophiquement, et théologiquement, pour aider ceux qui ont le désir d’avancer. Car toutes les vérités ne sont pas équivalentes : ce n’est pas la même chose d’avoir deux papas ou un papa et une maman.

De leur côté, les familles chrétiennes vivantes, qui ont un « cœur énergétique », sont également à leur manière une démonstration de l’authenticité du message évangélique. Lorsque, malgré leurs faiblesses, elles rayonnent, elles sont attirantes. Car il persiste chez nos contemporains un attrait pour la famille, tous les sondages le montrent.

« La famille est la première école des vertus sociales dont aucune société ne peut se passer. »

Jean-Paul II, Familiaris consortio

Quelle articulation voyez-vous entre la nécessité pour les familles de se protéger, de se soutenir, de se former et la nécessité de s’ouvrir aux autres ?

Il n’y pas que les familles qui sont confrontées à cette réalité... Qu’est-ce que suivre le Christ ? Ronronner entre soi ? Il y a un équilibre à trouver, quelque chose d’instable, continuellement à remettre en question. De même avec l’activisme et la prière : est-on dans une fuite en avant afin d’éviter l’ascèse de la prière ? Ou à l’inverse sans cesse en train de se nourrir spirituellement, de se fortifier mais sans jamais exercer leur force ou redonner ?

En quoi la vision chrétienne de la famille est-elle une bonne nouvelle ?

Contrairement à ce que l’on dit, notre culture développe une vision sinistre de la sexualité. L’éducation donnée aux jeunes se réduit trop souvent à un appel à se protéger de la grossesse, du sida, des MST… La sexualité équivaut à un savoureux danger. On voit monter une génération de jeunes frustrés affectivement, à force de dissocier leur investissement affectif et leur sexualité.

C’est tout le contraire du message de l’Église qui y voit un magnifique langage, l’expression d’un projet à accomplir.

Quel premier bilan de l’année de la famille à Paris ?

Le premier but de cette année est une sensibilisation plus large aux questions familiales. Depuis plusieurs mois, les assemblées paroissiales sont en cours, les conférences de Carême reprennent des questions [1]. J’ai également publié une lettre pastorale et un livre [2].

Beaucoup de gens pensent qu’une fois les époux mariés, il n’y a plus qu’à laisser faire. Mais non ! Une vie de famille doit être « travaillée », « réfléchie » pour s’épanouir et se développer. La famille est une entreprise humaine qui demande temps, efforts, investissements, précautions et conversion mutuelle.

Propos recueillis par Bénédicte Drouin et Aymeric Pourbaix.
Interview publiée dans Famille Chrétienne n°1737 du 30 avril au 6 mai 2011 - Spécial Jean-Paul II.

[1La famille : héritage ou avenir ? Conférences de Carême à Notre-Dame de Paris 2011, Parole et Silence (2011).

[2La famille, un bonheur à construire, cardinal André Vingt-Trois, Parole et Silence (2011)

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