Introduction du cardinal André Vingt-Trois pour l’ouverture de la 16 édition du cycle ”Droit, Liberté et Foi” sur le thème « La transmission est-elle en crise ? »
Collège des Bernardins (Paris 5e) – Mercredi 2 octobre 2013
« Une transmission des valeurs en crise : enjeux théologiques et juridiques », avec Jean Duchesne et Olivier Echappé
Mesdames, Messieurs, chers amis,
Je voudrais vous proposer en guise d’introduction pour cette série de soirées sur la transmission, quelques réflexions précédées d’abord par une expression de ma satisfaction et de ma reconnaissance de vous voir participer à ce cycle Droit, Liberté et Foi, et de la joie que nous avons de les accueillir au Collège des Bernardins.
Quand on pense à la transmission, on pense en fait à une réalité paradoxale. En général, on a une vision de la transmission fixée par rapport à un « produit antérieur » dont on se demande comment il va passer à la génération suivante, en sachant que dans toute transmission, qu’elle soit physique ou intellectuelle, il y a de la « perte en ligne » ; de toute façon, on ne transmettra pas intégralement ce que l’on a reçu ou bien cela ne sera pas reçu de la manière que l’on pense. Cette vision de la transmission concerne toutes sortes de patrimoines : physique, génétique, immobilier, financier, culturel ou spirituel. Ce patrimoine dont nous avons reçu la charge et la responsabilité, nous sommes préoccupés de le transmettre aux générations suivantes. Je ne voudrais pas pousser trop loin le paradoxe, mais je pense que cette façon de penser la transmission est marquée par la crise que traverse la transmission. Il me semble que la question n’est pas tellement de savoir ce que nous allons pouvoir transmettre, mais de savoir s’il y a à transmettre, autrement dit : y-a-t-il un avenir ? Car s’il n’y a pas d’avenir, le problème de la transmission est résolu. Et je pense que pour un certain nombre de nos contemporains, l’horizon de leur avenir se bouche et se limite très fortement, si bien que la question de la transmission et de la continuité ne se pose pas avec la même acuité.
Il me semble que, d’une certaine façon, poser la question de la transmission et essayer d’y réfléchir, c’est poser comme postulat que nous supposons l’existence d’un avenir, non seulement un avenir global de l’humanité, mais un avenir de notre propre lignée, de notre environnement, de notre culture, de notre civilisation, bref que nous avons quelque chose à dire pour demain. Et je pense qu’un certain nombre de gens ne croient plus qu’ils ont quelque chose à dire pour demain, qu’ils ont quelque chose à apporter pour un progrès de l’humanité, qu’ils ont quelque chose à transmettre dans la continuité d’une civilisation. Ma première réflexion était donc d’inscrire cette question de la transmission non pas simplement dans une réflexion sur la crise des moyens de transmettre, mais sur la perplexité ou l’incertitude quant au bien-fondé de la question : faut-il transmettre quelque chose, et à qui ? L’homme a-t-il un avenir devant lui ?
Nous voyons bien qu’un certain nombre de personnes sont préoccupées non pas tant d’assurer la continuité de leur famille, ou de leur propriété, ou de leur culture, que d’assurer leur fonction de géniteur ou de génitrice pour avoir la satisfaction de donner la vie. Nous ne sommes plus exactement dans la situation de vouloir coopérer à une lignée historique, mais davantage dans la situation de vouloir combler un vide présent. Ce changement et ce décalage de perspective me semblent révélateurs de la question qui se pose quant à la transmission. Transmettre à qui ?
Ma deuxième remarque concerne notre culture moderne et technologique qui a développé de façon spectaculaire la capacité d’analyser les moyens de transmission, qu’il s’agisse des langues, des techniques de transmission, du développement des neurosciences… Nous disposons d’une palette de capacités et de compétences pour détecter ou pour interpréter la transmission humaine. Et c’est au moment où dans notre culture, on déchiffre de mieux en mieux les processus de transmission, que nous éprouvons, me semble-t-il, un doute sur le bien-fondé de la transmission elle-même. Nous sommes capables grâce à l’ADN d’identifier l’homme ou la femme qui a donné le jour à un enfant, et en même temps, nous établissons des règles de fonctionnement qui donnent à penser que l’engendrement biologique est secondaire. A partir du moment où l’on devient capable de définir cet engendrement, on ne s’y intéresse plus. Je crois que c’est une parabole de la question à laquelle nous sommes confrontés, une technicisation ou une « technologisation » extrême des moyens de transmission peut coexister avec une infirmité dans la motivation à transmettre et les conditions de la transmission entre des êtres humains.
Je me réjouis que cette question de la transmission soit abordée sous l’angle d’une crise car, comme vous le savez, dans ce qui nous a été transmis d’une culture ancienne, la crise peut être l’occasion d’une solution positive ! Parler de la crise de la transmission, c’est poser des questions pour permettre que la transmission se développe, fût-ce sous d’autres modalités, avec d’autres méthodes et d’autres moyens.
Je vous remercie.
+ André cardinal Vingt-Trois,
archevêque de Paris