« La paix s’acquiert »

Paris Notre-Dame du 28 novembre 2019

La paix est une quête commune à toute l’humanité. Qu’elle soit personnelle ou interpersonnelle, la paix est une aspiration profonde, à la fois don de Dieu et fruit d’un combat spirituel sans cesse renouvelé. La paix se travaille, elle se pratique, elle est le fruit concret de la prière et de la miséricorde, comme en témoignent Frère Alois, prieur de la communauté de Taizé, et Valérie Régnier, présidente de la communauté de Sant’Egidio en France.

Paris Notre-Dame – Suivant les époques, la définition de la paix a varié. Pour vous, qu’est-ce que la paix ?

Valérie Régnier – Pour moi, la paix est une aspiration profonde, commune à tous, et à chaque peuple. Paix intérieure, paix avec les autres et dans le monde, tout est lié selon moi. Séraphin de Sarov, grand saint orthodoxe, disait : « Acquiers la paix intérieure et des milliers autour de toi seront sauvés ». La paix, aujourd’hui, manque cruellement dans les cœurs et dans ce monde marqué par les guerres. Et même si nous habitons dans un pays en paix, on sent bien cette violence diffuse autour de nous. La paix peut donc sembler une quête sans fin, mais en fait, c’est très concret : la paix s’acquiert.

Frère Alois – Elle s’acquiert au terme d’un combat intérieur sans cesse renouvelé, où toujours il nous faut choisir la paix. La choisir et l’accueillir. Notre fondateur Frère Roger parlait beaucoup de la paix du cœur comme d’une quête permanente. Lui-même la cherchait dans ses rencontres, ses relations… Je crois qu’il nous faut accueillir la paix du Christ et vivre des signes de cette paix. Croire sans cesse que la paix est une donnée possible. Je dirais que pour moi, la paix est proche de la bienveillance, de la bonté. Toutes choses qui peuvent passer pour de la faiblesse. Je pense au philosophe Paul Ricœur qui a beaucoup écrit sur la bonté, et qui disait qu’aussi radical que soit le mal, il n’est pas aussi profond que la bonté [1]. C’est donc un combat et un pari : je veux construire ma vie sur cette conviction que la bonté est plus profonde. Il me semble que c’est cela une attitude de paix.

V. R. – Je crois que la paix est un acte de volonté, et c’est aujourd’hui un choix non-conformiste, qui va à contre-courant de ce qui nous entoure. Choisir la paix n’a rien d’évident, on le voit quand on discute avec les jeunes pour la Paix de Sant’Egidio. Beaucoup leur dise de manière un peu cynique que leur engagement, c’est du rêve, une utopie. La paix est donc aussi un acte de résistance par rapport à ceux qui nous entourent, nos amis, nos familles…

P. N.-D. – Le charisme de la communauté Sant’Egidio repose sur « 3 P » : la prière, les pauvres et la paix.
Pourquoi ce choix et cet ordre ?

V. R. – Quand le pape François est venu visiter la communauté à Rome la première fois, il y a quatre ans, il a déclaré dans son homélie : « Finalement, vous êtes la communauté des trois P, la prière, les pauvres et la paix ». On s’est dit, c’est magnifique, le pape vient de nous trouver notre devise ! Et il est vrai que nous disons souvent que la première œuvre de la communauté, et peut être la moins médiatique, c’est la prière. Nous sommes une communauté de laïcs qui, à travers le monde, nous réunissons régulièrement pour une prière commune. Nous croyons en la force souterraine de paix qui surgit des sanctuaires de prière au cœur de nos villes. C’est pourquoi, tous les 3e lundi du mois, à Paris comme un peu partout dans le monde, nous prions pour la paix. Durant cette prière, nous nommons tous les pays en guerre. Et la liste est longue. En cela, nous rejoignons Vatican II. L’Église est celle de tous et particulièrement celle des pauvres. En tant que chrétiens, nous ne pouvons pas nous détourner des pauvres. C’est pourquoi nous visitons ceux qui sont dans le besoin, quel qu’il soit : sans-abris du bois de Vincennes, personnes âgées, migrants… Prière, pauvres, tout est lié. Mais pourquoi la paix ? La communauté de Sant’Egidio est connue pour son action pour la paix au Mozambique, au Kosovo, en Syrie, via les couloirs humanitaires… Là encore le lien est évident. À partir du moment où on prie, où on est au milieu des pauvres, on construit la paix, la paix sociale. La prière fonde la rencontre, et la rencontre permet la paix, en créant des liens d’amitié, de confiance. Et quand la paix s’installe entre deux personnes, elle se diffuse : dans un quartier, dans une ville, dans le monde… C’est cette logique qui a été mise en œuvre au Mozambique. Nous avons réuni les acteurs du conflit afin qu’ils se parlent. Nous avons construit des ponts.

P. N.-D. – Dans la communauté de Taizé, la notion de fraternité est essentielle. La conscience de cette humanité commune ne devrait-elle pas inciter à plus de paix ?

F. A. – Dans notre petite communauté nous essayons de vivre cette communion du Christ, qui dépasse les frontières et les nationalités. Et la prière nous met en route, elle nous oblige à l’action. Le Frère Roger a toujours cru aux rencontres. Dans les années 1960-1970, il a pu expérimenter la force de ce lien personnel tissé avec les pays d’Europe de l’Est. Aujourd’hui, nous encourageons les jeunes qui viennent nous voir à faire ce pèlerinage de confiance. Cela permet de débloquer des situations qu’on croyait figées. Au mois de septembre, par exemple, nous avons eu une rencontre avec des jeunes au Cap, en Afrique du Sud, quelques mois seulement après des violences commises contre des étrangers. Deux mille jeunes sont venus de différents pays et ont été logés dans des familles noires, métisses, blanches, dans des quartiers où d’habitude les blancs ne mettent pas les pieds. La rencontre a permis de balayer les peurs. Elle permet également que les blessures de l’histoire ne soient pas transmises à la prochaine génération. À la fin de l’année, nous organisons notre rencontre européenne en Pologne. Je crois qu’il est urgent qu’entre ce pays et les pays d’Europe de l’Ouest il y ait plus de compréhension mutuelle. L’écoute de l’autre est essentielle. On ne tient pas assez compte de l’histoire, des blessures qu’elle a créées.

V. R. – Je rejoins ce que dit Frère Alois : dans tout cela il y a aussi un devoir de mémoire. Nous, chrétiens, avons un devoir de mémoire. Depuis dix ans, nous organisons un pèlerinage entre jeunes européens de l’Ouest et de l’Est. Cet été par exemple, nous sommes allés à Auschwitz (Pologne). Les jeunes n’ont plus la mémoire du passé, ils ne savent plus ce qu’est la Shoah, les témoins disparaissent. C’est une chose de vivre cette histoire, c’en est une autre de la transmettre. De pleurer et de prier ensemble. D’où l’importance de créer des ponts : parler avec un immigré, un SDF, une personne âgée… Rencontrer l’autre, c’est déjà ne pas l’oublier, connaître son histoire, compatir.

P. N.-D. – Peut-on faire la paix avec les autres sans être en paix avec soi-même ? Et comment faire la paix avec soi-même ?

F. A. – Vivre ces rencontres, abattre ces murs, tout cela rejaillit sur nous. Je voudrais aussi souligner ’importance de la prière commune. Et du silence. Souvent à Taizé, après une semaine sur place, les jeunes viennent nous voir pour nous dire que ce qui est le plus important pour eux ici, c’est le silence. Or, aujourd’hui, on a l’impression que les jeunes fuient le silence. À Taizé, ils trouvent un lieu où ils peuvent être accueillis comme ils sont, sans pression aucune. Ni de croire, ni de dire une prière quand il faut la dire. Le silence est source de paix. Il permet de se plonger en nous-même. Se poser, prendre le temps de mieux se comprendre, tout cela peut conduire à une meilleure acceptation de ce que nous sommes. Dieu m’accueille comme je suis. Sans remontrance, sans reproche. Comme le Christ a accueilli ses disciples, qui l’avaient pourtant trahi, en leur disant : la paix soit avec vous.

P. N.-D. – Le pardon est donc nécessaire pour être en paix ?

F. A. – Le pardon est le cœur de l’Évangile. Rien ne peut nous séparer de l’amour de Dieu dit saint Paul, ni l’avenir ni le présent, ni aucune puissance. Mais la faute non plus ne peut pas nous séparer de Dieu, si je me mets devant lui, si je reconnais ma faute.

V. R. – Le Christ Jésus est l’exemple à suivre en la matière. Si on se penche sur sa vie, on se rend compte que Jésus est un homme de paix. Qui a souffert certes, qui a été trahi mais qui a pardonné. Et parce que nous sommes pardonnés, nous nous sentons aimés par Dieu. Cette certitude nous libère, et nous donne envie de pardonner à notre tour. De répandre cet amour et ce pardon autour de nous. Mais pardonner, c’est aussi un combat. C’est aller contre une certaine société conformiste. Cela demande de l’énergie. Et où la trouver si ce n’est dans la prière ?

F.A. – La prière nous permet aussi de changer notre regard sur l’autre, et elle nous change nous. Je crois qu’il est très important que nous puissions témoigner, comme croyants, de la présence et de l’action de Dieu dans l’histoire et dans le monde. Dieu agit à travers les personnes, mais pour cela il a besoin de notre prière car Dieu ne fait rien sans nous. Il veut que nous entrions volontairement dans son projet de paix et d’action dans le monde.

V. R. – Tout cela me fait penser à l’esprit d’Assise. En 1986, Jean-Paul II réunit à Assise (Italie) des hommes et des femmes de convictions très différentes et leur dit : nous allons prier pour la paix. Depuis, chaque année, il y a différentes initiatives, dont celle de Sant’Egidio qui poursuit cette prière pour la paix, à laquelle la communauté de Taizé se joint. On pourrait nous dire : mais qu’est-ce que ces rencontres ont changé depuis toutes ces années ? Je crois qu’il existe une force souterraine de la prière. Tant de fois, depuis 1986, cette prière commune a aidé à libérer des initiatives sur le terrain. Nous célébrons ainsi cette année les trente ans de la chute du mur de Berlin. Bien sûr cela reste un grand mystère, mais nous avons le droit de croire que nos prières ont agi sur l’histoire, sur cette histoire. Olivier Clément, théologien orthodoxe, disait que « l’ermite ouvre l’histoire à Dieu ». L’ermite c’est un homme de prière. La prière change l’histoire.

P. N.-D. – Quel est le rôle des chrétiens dans cette paix ? Comment peut-on être des apôtres de paix dans nos maisons, dans nos communautés, dans nos églises, dans le monde ?

F. A. – Il faut agir avec tous les hommes et les femmes de bonne volonté, avec tous ceux qui cherchent la paix. Mais ce qui peut-être nous différencie, ce qui est spécifique aux chrétiens, c’est la conviction que le Christ a donné sa vie pour tous sans exception et sans condition. Cette conviction doit rester présente dans notre engagement pour la paix. Le Christ a donné sa vie pour les autres aussi. Il faut toujours garder la porte ouverte. C’est l’espérance du chrétien d’une humanité réconciliée, qui n’est pas seulement une utopie dans l’avenir, mais une réalité déjà présente dans le Christ, sa Croix et sa Résurrection. Nous, chrétiens, ne faisons que déployer cela.

V. R. – Prenons l’exemple des couloirs humanitaires que nous avons mis en place [2] entre la Syrie et l’Europe, afin de permettre à des réfugiés de trouver refuge et d’être accueillis de façon sûre et légale. En tant que chrétiens, hommes et femmes de paix, nous ne pouvons nous résigner ou nous détourner devant les morts en Méditerranée. Cette initiative est une manière de vivre concrètement sa foi et d’accueillir l’autre. En tant que chrétien, nous n’avons pas reçu de mission spécifique, mais nous avons reçu une Parole. Que fait-on de l’Évangile ? De Jésus qui nous parle des Béatitudes, du bon Samaritain ? Nous sommes peut-être aujourd’hui une minorité dans la société mais une minorité qui n’est pas négligeable. Que défend-on ? Quelle est notre mode de vie ? Je crois que le monde nous regarde. La question est : qu’avons-nous à lui dire ?

Propos recueillis par Priscilia de Selve

[1Extrait d’une interview donnée à La Croix,
le 28 décembre 2000

[2Une initiative conjointe de Sant’Egidio, de la Conférence des évêques de France, du Secours catholique, de la Fédération protestante de France et de la Fédération de l’entraide protestante.

Article de Paris Notre-Dame – 28 novembre 2019

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