Lettres des religieux des Sacrés Cœurs
Extraits de lettres des pères Ladislas Radigue, Polycarpe Tuffier, Marcellin Rouchouze et Frézal Tardieu.
Père Ladislas Radigue
Extrait d’une lettre au R. P. Bousquet
Paris, Mazas, 3 mai 1871.
Mon Très Révérend Père, dans les pages précédentes, je vous ai fait une froide analyse de ce qui est arrivé, sans rien vous dire de nos impressions, de nos souffrances morales, des indispositions de nos esprits et des sentiments de nos cœurs (…). Je vous dirai d’abord que j’ai été soumis à une épreuve un peu forte pour ma faiblesse. Si grâce à Dieu, le courage n’a jamais manqué, les forces physiques ont souvent fait défaut. Vous connaissez mes infirmités : une névrose que j’éprouve dans tout le corps et particulièrement au cœur, m’occasionne, en temps ordinaire, des impressions bien pénibles à la moindre commotion. Jugez par-là de ce que j’ai éprouvé au milieu des circonstances si pénibles même pour les moins impressionnables. Plusieurs fois, j’ai cru que j’allais défaillir, heureusement que l’âme tenait encore un peu pour soutenir le corps qui fléchissait. Tout cela doit encore vous dire que ma santé n’est pas brillante et que ces jours de ma captivité sont pénibles à la nature.
N’allez pas conclure que je suis malheureux. Je puis le dire à vous, mon bien-aimé Père, je n’ai jamais été si heureux de ma vie. J’ai éprouvé combien le Seigneur est bon et quelle assistance il donne à ceux qu’il éprouve pour la gloire de son nom. J’ai même un peu compris, après l’avoir goûté, le superabundo gaudio in tribulatione [1] de St. Paul. N’est-il pas vrai, mon Père, qu’aux yeux de la foi, nous ne sommes pas à plaindre ? Pour moi, je me trouve très honoré de souffrir pour la religion de Jésus-Christ. Je ne me regarde pas du tout comme un prisonnier politique ; je ne veux avoir d’autre politique que celle de mon Sauveur Jésus. Je suis donc saintement fier de me trouver à la suite de tant de glorieux confesseurs qui ont rendu témoignage à Jésus-Christ. Je pense au glorieux apôtre Pierre dans la prison Mamertine : tous les jours je baise avec amour un fac-similé de ses chaînes que je suis heureux de posséder, Je pense au grand S.t Paul, en lisant ses souffrances dans les Actes et dans les Épitres : ce que je souffre n’est rien en comparaison : c’est beaucoup pour moi, parce que je suis faible. Je passe en revue tant d’autres saints et saintes qui sont loués pour avoir souffert ce que je souffre — et je me demande alors pourquoi je ne me trouverais pas heureux de ce qui a fait la félicité des Saints. Les fêtes de chaque jour me fournissent encore des encouragements ; comment se plaindre en lisant l’office de saint Athanase : — et aujourd’hui, 3 Mai, comment n’être pas heureux de porter un peu de cette croix dont on célèbre le triomphe ? Je pense à la Congrégation dont tous les membres prient pour nous ; je pense à vous surtout, bien-aimé Père, qui souffrez autant que nous de nos souffrances. Je suis tout joyeux de tenir votre place ici et de vous savoir en sûreté : vous pouvez consoler la famille et la diriger. Je tâche de m’unir au St. Sacrifice célébré dans nos chapelles, aux adorateurs et adoratrices qui nous remplacent au pied du St. Tabernacle. Je me suis orienté, et comme Daniel se tournait vers Jérusalem, je me tourne vers les sanctuaires de la Maison-Mère et j’adore avec les membres de la famille qui y sont encore, hélas ! dans la captivité ! (…)
Lettre à sa sœur, Mme Flavie (Radigue) Marchand, habitant à Clichy
Paris, Mazas, 15 mai 1871.
(…) Ma position n’est pas brillante, mais il ne faut rien exagérer ; il ne me manque que la liberté. Le citoyen Miot, que j’ai vu samedi, m’a dit que ma captivité ne durerait pas longtemps ; il m’a aussi affirmé que vous auriez la liberté de me voir. En attendant je suis bien enfermé, et je ne vois personne.
Il paraît que je suis arrêté comme otage pour empêcher des massacres à Versailles. C’est ma grande consolation pour moi que ma captivité fait sauver la vie à quelques malheureux prisonniers de guerre. Comme je n’ai d’autre crime que mon caractère de prêtre, j’ai l’âme en paix, sans inquiétude pour l’avenir. (…)
Père Polycarpe Tuffier
Extraits de lettres du 19 avril au mai 1871 du Serviteur de Dieu à son cousin, Charles Tuffier
Paris, Mazas, 30 avril
Mon Dieu, comme Mazas est favorable à une méditation sur la Passion de N[otre] S[eigneur] (…).
Ne nous décourageons pas, marchons quand c’est pour la justice, la société et l’Église (…).
Prenons patience, Dieu l’est bien à notre égard.
Paris, Mazas, 11 mai
Oh Dieu on pervertit les populations, et en nous massacrant, ils croient bien faire ! Pardonnez-leur, ils ne savent ce qu’ils font.
Paris, Mazas, 11-12 mai
Oh ! que c’est dur surtout quand c’est pour des personnes qui jamais ne vous en sauront gré ! Versailles se moque bien de nous. Que sommes-nous pour eux, je vous le demande, cher cousin. Mais peut-être ne peut-on faire mieux. Dieu seul est fixe, immuable, seul immortel, il se souvient des justes. Tout à vous dans les Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie.
Paris, Mazas, 13-14 mai
Il faut se jeter dans les bras de la Providence et souffrir bien. Mais le Ciel est bien beau, le royaume des Cieux donne du courage, il n’y a que les braves qui l’emportent d’assaut.
Paris, Mazas, 17 mai
Mettons tout entre les mains de Dieu, confions-nous-en Lui, après avoir fait toutes les démarches que la Providence commande. Ce soir, fête de L’Ascension.
O quando lucescet tuus… Qui nescit occasum dies : O quando sancta se dabit... Quae nescit hostem patrie ! [2] (…) Je n’aurais pas pensé que les choses durassent si longtemps. Que c’est pénible ! Espérons une fin prochaine, de la Miséricorde divine.
Extrait d’une lettre à Mme Isabelle Langlois-Bergeron, une dame dont la famille est amie de la Congrégation de Picpus.
Paris, Mazas, 26 avril 1871.
(…) Prions les uns pour les autres, acceptant les croix que Dieu nous envoie ; si vous avez eu dans votre vie sans doute des jours de grande tristesse, vous les avez supportés chrétiennement : il faut bien que nous les ministres d’un Dieu crucifié, nous participions à la croix de notre Divin Maître.
Extrait d’une lettre de Polycarpe Tuffier sans adresse.
Paris, Mazas, 22 mai.
V[ivat] C[or] J[esu] S[acratissimum] [3]
Plus d’illusions possibles à moins d’un miracle nous devons nous attendre aux derniers excès. Mon Dieu je n’ai jamais osé demander la grâce d’une telle mort… Mais à Paris ! Pauvre France, si fière de ses progrès ! Custos, quid de nocte [4] ? Il a répondu Oh ! si notre sang était assez pur pour procurer la paix à la France, le triomphe à l’Église ! J’espère en l’immense bonté de Notre Seigneur et en la protection de Marie. Le Purgatoire me fait peur, mais je puis compter sur les Sts Sacrifices de nos Pères et les bonnes prières de nos Sœurs. Que ceux qui ont eu à souffrir de mes brusqueries veuillent bien me pardonner, ils savent que mon cœur n’y était pour rien. Quant à mes ennemis, je n’en ai pas. Mende ! Cahors ! Laval ! Picpus ! Adieu ici-bas. Au revoir là-haut ! ».
Père Marcellin Rouchouze
Extrait d’une lettre de Marcellin Rouchouze à sa cousine. Il a écrit à Mme Magnin, Librairie Liturgique Quartier de St. Sulpice
Paris, Mazas, 8 mai 1871.
Arrêtés subitement au nombre de 13, dans la nuit du 12 Avril, nous arrivions à la Conciergerie à minuit sonnant. Là nous avons passé cinq jours, nous trouvant réunis dans une petite cour pendant dix heures du jour, et enfermés, quatre à quatre, dans une chambre pendant 14 heures et ayant chacun un lit à notre disposition.
Le 17 du même mois, à 3h ½ du soir, nous avons été transférés en voiture cellulaire à la maison d’arrêt de Mazas, et confinés chacun dans une cellule de 32 pieds carrés environ, où nous avons trouvé pour tout objet : un hamac à suspendre le soir ; 2e un matelas ; 3e une paire de draps ; 4e deux couvertures ; 5e une table à tiroir fixée à la muraille ; 6e une chaise ; 7e un bidon ; 8e un gobelet, etc.
Après avoir passé là une huitaine, cinq d’entre nous ont dû à leurs 60 ans passés le privilège d’être transférés dans une cellule d’invalide dans la division dite Infirmerie, où chaque prisonnier a son lit de bois.
Chaque soir, au moment où l’on nous fait allumer notre bec de gaz, on ouvre le guichet de la porte et on le laisse ouvert toute la nuit, ce qui n’a pas lieu dans les autres divisions. Dans chaque cellule, à 8 heures du matin, on sert également à tous les prisonniers un bouillon maigre (ce bouillon est gras deux fois par semaine, le Dimanche et le Jeudi) ; le soir, à 3 heures, on sert une portion maigre, telle que haricots, pommes de terre en purée, lentilles, riz ; on a un morceau de bœuf froid le Dimanche et le Jeudi. Chaque matin, on dépose sur une planche fixée au-dessus du guichet, un pain de munition. Cette pitance serait bien maigre, si chaque détenu n’avait pas faculté de recevoir quelques provisions soit de la cantine, soit du dehors. Le boucher de notre maison nous apporte quelques vivres, tous les deux jours.
Il y a chaque jour une heure de promenade solitaire dans une petite cour triangulaire pour chacun des vingt détenus à la fois ; il y a un surveillant à l’intérieur.
Avec ce système, Mazas est pour moi une véritable école du silence, où je perfectionnerai mon goût pour la philosophie. Du reste, nous aurions tort de nous plaindre des employés soit supérieurs, soit subalternes ; les uns et les autres sont pleins de convenance à notre égard, pas la moindre parole déplacée.
(…) En attendant, me voici prisonnier depuis 26 jours. La sainte et adorable volonté de Dieu soit faite en tout et partout.
Père Frézal Tardieu
Prière rédigée plusieurs années avant son martyre du 26 mai 1871.
V[ivat] C[or] J[esu] S[acratissimum] [5]
Me voici, ô mon Dieu, je viens pour faire votre volonté ; gravez votre loi au milieu de mon cœur et faites-moi la grâce d’accomplir toujours ce qui vous est agréable.
Ô très sainte Trinité, Père, Fils et Saint Esprit, mon Dieu et mon tout, je vous adore et vous rends grâces pour les bienfaits de ma création, de ma rédemption, de ma conservation, des sacrements ineffaçables que vous avez institués pour moi, de ma vocation à la Congrégation des SS.CC. de J. et de M. [6], en un mot, pour tous les autres bienfaits innombrables dont vous m’avez comblé moi et tous les hommes. Prosterné devant vous, ô mon Dieu, et tout couvert du sang précieux de votre Fils, je vous offre et vous consacre tout ce que j’ai, tout ce que je suis, mes pensées, mes paroles, ma santé, mes infirmités, mes maladies, mes biens, ma réputation, ma vie. Vous m’avez tout donné, je vous le rends tout pour être employé à votre gloire et au salut de mon prochain.
Daignez ôter de moi tout ce qui vous déplaît et me donner tout ce qui peut vous être agréable. Dirigez-moi et possédez-moi selon votre bon plaisir. Accordez-moi, par l’intercession de la bienheureuse Vierge Marie, la grâce de ne jamais vous offenser, mais de faire toujours votre sainte volonté. Faites que j’arrive à la perfection de ma vocation selon l’esprit de la congrégation des SS.CC. de J. et de M. [7], afin que ma joie soit parfaite. Donnez-moi une bonne volonté, ferme, persévérante et une profonde paix. Faites que, marchant toujours en votre présence, je vous trouve en toutes choses. Accordez-moi de tendre constamment vers vous, par amour et par reconnaissance, et d’arriver à vous par la palme du martyre, afin que je puisse vous louer, vous bénir et chanter éternellement vos miséricordes. Amen.
Vivat Cor Jesu sacratissimum in secula saeculorum [8].
Source : SSCC archives, Rome.
Les pères Ladislas Radigue, Polycarpe Tuffier, Marcellin Rouchouze et Frézal Tardieu sont inhumés au cimetière de Picpus.
[1] je déborde de joie au milieu de toutes nos détresses (2 Co 7, 4).
[2] Quand donc luira ton jour, qui ne connaît pas de déclin ? Quand donc accèdera-t-on à cette sainte patrie, qui ne connaît pas d’ennemi ? (Extrait d’un hymne.)
[3] Vive le cœur sacré de Jésus.
[4] Veilleur, où en est la nuit ? (Is 21, 11).
[5] Vive le cœur sacré de Jésus.
[6] Sacré-Cœurs de Jésus et de Marie
[7] Sacré-Cœurs de Jésus et de Marie
[8] Vive le cœur sacré de Jésus pour les siècles des siècles.