« Prendre part à la société »
Paris Notre-Dame du 3 février 2022
À l’aube des élections présidentielle et législatives, le conseil permanent de la Conférence des évêques de France publie L’Espérance ne déçoit pas afin de contribuer au débat politique. Rencontre avec Mgr Éric de Moulins-Beaufort, archevêque de Reims et président de la Conférence des évêques de France.
Paris Notre-Dame – Pourquoi avoir écrit ce texte et à qui s’adresse-t-il ?
Mgr Éric de Moulins-Beaufort – C’est désormais une tradition : avant chaque élection présidentielle et législative, le conseil permanent de la Conférence des évêques de France (CEF) – c’est-à-dire une dizaine d’évêques chargés d’assurer la continuité du travail entre deux assemblées plénières – publie un document de réflexion. Nous nous adressons, d’une part, aux catholiques – et plus largement à tous les citoyens intéressés – pour les aider à réfléchir aux enjeux des élections, attirer l’attention sur certaines thématiques qui seraient négligées, et rappeler tout simplement l’importance du vote. Chaque chapitre traite d’un point de discernement, et propose à la fin un petit encadré avec des questions pour permettre une discussion en petits groupes ou favoriser une réflexion plus personnelle. Et d’autre part, nous nous adressons aux candidats, à qui ce document sera envoyé, pour les inviter à intégrer cette réflexion dans leurs propositions, non seulement dans leur manière d’affronter une élection mais également dans les mandats qui leur seront confiés.
P. N.-D. – Vous précisez, dès le second paragraphe, que « c’est avec humilité que l’Église catholique intervient dans le débat qui s’ouvre ». Vous craignez de ne pas être audible ?
E. M.-B. – Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas, dans notre démarche, la tentation ni la prétention de faire la leçon à qui que ce soit, surtout au regard des crises que nous traversons. Mais il nous a semblé que c’était notre devoir d’apporter, à la lumière de notre foi dans le Christ, notre contribution au débat en donnant quelques points d’attention et d’éclairage. Je ne sais pas si nous serons audibles, ni même si notre parole suscitera de l’intérêt. Néanmoins, notre point d’insistance, à savoir que chacun est responsable de son vote et doit donc se donner les moyens de la réflexion, me paraît un appel très nécessaire, et nous manquerions à notre devoir si nous ne le faisions pas.
P. N.-D. – Pourquoi avoir choisi le titre L’Espérance ne déçoit pas ? C’est un refus de céder à un regard crépusculaire sur le monde qui nous entoure ?
E. M.-B. – Le diagnostic est sans appel : nos sociétés occidentales sont inquiètes, habitées de peurs et on voit bien qu’en France, on n’a jamais réussi à surmonter cette fracture sociale dont on parle depuis la fin des années 1990. Les motifs d’inquiétudes sont nombreux et valent la peine d’être nommés et considérés. Proclamer notre Espérance, au nom de notre foi chrétienne, c’est rappeler que la destinée de l’humanité ne s’arrête pas à la crise économique, sanitaire et écologique. L’espérance n’est pas un optimisme béat, mais la conviction que nous avons en nous, par la grâce de Dieu, les ressources pour traverser toute sorte de crises et en sortir transformés et grandis. C’est aussi rappeler que la vie sociale est fondée sur le choix de vivre ensemble dans la paix et qu’une élection présidentielle est l’occasion de renouveler ce choix, seul choix chrétien possible.
P. N.-D. – Vous exhortez les personnalités politiques et médiatiques à créer les bonnes conditions du débat afin de légitimer l’issue de l’élection. Vous craignez un temps plus favorable à la polémique qu’à la parole politique ?
E. M.-B. – De fait, cela n’échappe à personne que les moyens de communication ne sont pas à la hauteur des enjeux qui sont devant nous. Nous sommes dans un temps de sollicitation permanente, où il faut réagir à tout et tout de suite, sans prendre le temps de la réflexion... Les personnalités politiques sont tentées de verser dans la surenchère de promesses qu’elles ne pourront pas tenir ; les citoyens sont en attente de solutions miracles, qui en réalité n’existent pas, et sont poussés à un vote hyper-personnalisé, au détriment du programme. Il faut être conscient que l’élection présidentielle ne va pas résoudre tous les problèmes du monde : la politique a certes un pouvoir important, mais néanmoins limité. Si la crise sanitaire nous a appris une chose, c’est qu’il fallait savoir faire face à l’imprévisible. La campagne électorale doit nous permettre – grâce à un débat contradictoire, posé, réfléchi – d’identifier des hommes et des femmes qui paraissent avoir la solidité intérieure pour faire face à l’imprévu de manière sage, prudente et énergique, mais aussi la capacité de tracer quelques perspectives vers un avenir meilleur, avec les atouts qui sont les nôtres.
P. N.-D. – Vous appelez les catholiques à ne pas céder à la tentation de l’abstention, parfois légitimée chez certains au nom des « points non négociables ». Comment concilier vote et conviction ?
E. M.-B. – Les points non négociables viennent d’un discours de Benoît XVI, prononcé en 2006, et rappellent, d’une manière ferme, qu’il y a des voies où les catholiques ne doivent pas s’engager. Mais la politique, c’est l’art du possible. Nous sommes dans une société pluraliste : il faut donc arriver à définir une voie pour que tout le monde puisse vivre ensemble. Le sujet est très délicat… On se rend bien compte, dans notre société postchrétienne, que nous ne sommes pas simplement devant une gamme d’options mais devant des compréhensions qui deviennent inconciliables de ce qu’est un être humain. Cependant, même si la tentation existe, je croirais assez dramatique que les catholiques se disent : la société dans laquelle je vis est tellement mauvaise que je refuse d’y avoir part, donc je ne vote pas. C’est un des grands risques de nos sociétés démocratiques : la disparition d’un dialogue, d’un terrain commun, qui aboutit à une certaine radicalisation, forcément dangereuse. Nous devons accepter de prendre part à la société. Nous sommes appelés à vivre dans ce monde, même si ce n’est pas pour être de ce monde. C’est pour cette raison que nous rappelons cette phrase du cardinal André Vingt-Trois : « Il ne s’agit pas de se résigner au moindre mal, mais de promouvoir humblement le meilleur possible, sans illusion ni défaitisme, et simplement avec réalisme. »
P. N.-D. – En 2017, certains ont reproché aux évêques de ne pas donner de consigne de vote. Vous prévenez que vous n’en donnerez pas non plus pour cette élection. C’est un appel à une certaine maturité civique ?
E. M.-B. – La grandeur chrétienne, c’est de considérer chaque être humain, chaque citoyen, comme un être responsable. Il faut lui donner les éléments de la réflexion, mais il n’a pas besoin que les institutions morales ou autres lui disent pour qui voter. Le contraire ne serait pas un signe de bonne santé démocratique ! Nous voulons respecter la maturité et la conscience de chacun. La maturité, c’est aussi de ne pas tout attendre des élections et de son candidat. Ce qui fera advenir le bien, c’est l’engagement de tous les citoyens, non pas simplement dans leur vie civique, mais aussi dans leur vie sociale, familiale et professionnelle. Si chacun cherche à œuvrer au « meilleur possible », alors le climat global de nos sociétés s’en ressentira. Ce n’est pas la loi qui fait que la société est bonne, c’est l’engagement du citoyen qui permet à la société d’être meilleure.
Propos recueillis par Charlotte Reynaud
L’Espérance ne déçoit pas, Conférence des évêques de France, Bayard, Mame, Éditions du Cerf, 64 p., 4,90 €. Plus d’informations : eglise.catholique.fr
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