« Sa parole venait d’une méditation profonde »
Paris Notre-Dame du 2 septembre 2025
Le cardinal André Vingt-Trois était, sans mauvais jeu de mots, un homme de parole ; d’abord parce qu’il était lui-même enraciné dans la Parole de Dieu, ensuite parce qu’il ne se dédisait jamais et enfin parce qu’il était tout entier pétri de la nécessité d’annoncer la Bonne Nouvelle au monde.
Que ce soit dans ses homélies, ses textes ou encore ses prises de position médiatiques, ses déclarations étaient écoutées et même attendues, par un cercle bien plus large que celui de son seul clergé. Un charisme « prophétique » déployé lors de ses mandats comme président de la Conférence des évêques France ou à l’occasion de grands événements qui ont fait l’actualité de la France, comme les attentats de 2015, les lois bioéthiques ou l’assassinat du P. Jacques Hamel. Mgr Éric de Moulins-Beaufort, archevêque de Reims (Marne) et président de la Conférence des évêques France de 2019 à 2025, revient sur cette capacité du cardinal André Vingt-Trois à porter une parole pour le monde.
Charlotte Reynaud

Secrétaire particulier de Mgr Vingt-Trois à partir de septembre 2005 et jusqu’en septembre 2008 où j’ai été ordonné évêque, évêque auxiliaire de Paris jusqu’en octobre 2018, je retiens de lui deux choses et une troisième.

Avant tout, j’ai découvert en lui peu à peu un immense détachement de lui-même. Assez rapidement, j’ai été impressionné par le peu de souci qu’il avait de l’image qu’il pouvait projeter. Revenant à Paris après sept années d’épiscopat à Tours qui l’avaient comblé, il s’était découvert plus fatigable qu’il ne le pensait. Il veillait donc à se ménager, non par goût du confort ou par crainte, tout entier par sens des responsabilités. Il quittait rapidement les réunions et, plus vite encore, les dîners, il ne cherchait pas à séduire. Il lisait beaucoup, surtout des essais sur la vie politique et sociale, des revues comme Le Débat ou Commentaires, parfois des ouvrages de théologie, et surtout il priait et réfléchissait. Son détachement de son image venait, j’en suis convaincu, de sa prière, de sa contemplation du Christ Jésus, de sa méditation de la parole de Dieu. Il avait, ancrée en lui, la conviction qu’il exprimait, sous une forme ou sous une autre, aux moments graves ou moins graves, que le Seigneur Jésus avait sauvé le monde, que cette tâche-là était accomplie et ne dépendait pas de nous. D’où, pour une part, son style, sa manière d’être un peu impénétrable, son immense pudeur dans l’expression de ses sentiments. Il y avait là sans doute une part de caractère, mais beaucoup de détachement de soi par une vertu acquise, désirée et demandée. Il n’était pas très prolixe en remerciements, et certains ont pu sans doute en être déçus, mais sa réserve parfois étonnante ne cachait pas tout à fait la grande affection qu’il avait pour les personnes. C’était particulièrement vrai des prêtres qu’il connaissait étonnement bien, ayant été prêtre de Paris, formateur au séminaire Saint-Sulpice d’Issy-les-Moulineaux, responsable des vocations et de la formation. Cela valait pour d’autres personnes sans qu’il croie nécessaire de le manifester beaucoup. Lui-même n’attendait guère de retour et tout geste ou parole de gratitude l’émouvait beaucoup. D’où la liberté en fait de sa parole, et aussi sa justesse : elle était mesurée, mais attendue, parce que pertinente, rarement convenue, souvent décalée par rapport aux attentes et pourtant s’imposant par une sorte d’évidence.
Autre trait que j’ai découvert chez lui et dont j’essaie de me nourrir : sa capacité à faire confiance et son respect de la délégation. Une responsabilité confiée l’était vraiment. Jamais, en trois ans de secrétaire particulier et, moins encore, en dix ans comme évêque auxiliaire et vicaire général, je ne l’ai vu permettre à l’un de nous d’empiéter sur le domaine de l’autre. Toujours, je l’ai vu se contenter de ce que chacun pouvait lui apporter. Cette attitude a permis un travail facile, joyeux, stimulant entre nous vicaires généraux mais aussi avec l’économe diocésain, le directeur de l’Enseignement catholique ou la déléguée à la communication, pour énumérer les membres du conseil de l’archevêque mis en place après deux ou trois ans. Chacun de nous se savait investi de sa mission et préservé de l’intervention d’un missi dominici plus ou moins secret ou privilégié. Ce mode de gouverner a été fructueux à Paris mais aussi, certainement, à la Conférence des évêques de France où les vice-présidents ont, je crois, eu la possibilité de remplir un rôle plein, Mgr Vingt-Trois ne se souciant pas de remplir l’espace et eux étant sûrs de ne pas être désavoués après avoir été à la peine.
Enfin, une caractéristique de Mgr Vingt-Trois aura été de s’exprimer sobrement et, souvent, avec humour. Sa parole n’était pas tellement argumentative, elle n’était pas non plus exhortative ou combative. Elle aboutissait en des formules ciselées, qui faisaient mouche. Elle venait d’une méditation profonde, continue, en fait, dans laquelle il trouvait assurément son équilibre, sa paix. Je retiens deux formules qui, sous leur apparente banalité, disent beaucoup. Elles datent, je pense de l’automne 2005 : « Aller vers ceux qui ne nous demandent plus rien » et c’était bien avant l’envoi vers les périphéries du pape François et « Notre mode de vie (occidental) doit être transformé parce qu’il ne peut être étendu à tous », et c’était avant Laudato si’ et la COP 21.
Au total, après la mort de Jean-Paul II et le retrait puis le décès du cardinal Lustiger, le cardinal André Vingt-Trois a inspiré confiance. Il lui a fallu un peu de temps pour gagner cette position, mais il l’a bien tenue. Avec lui, l’Église en France avait le sentiment de quelqu’un qui savait vers où et comment il convenait de marcher pour être sur les chemins de Dieu, sans s’inquiéter des passions passagères, sans négliger non plus aucune attente ni aucune souffrance. La société française en son entier l’a perçu parfois. Mgr Vingt-Trois, dès qu’il avait un moment libre, sortait son chapelet. Puisse-t-il rejoindre le nombre de ceux et celles qui intercèdent à jamais pour que notre Église, en France et ailleurs, avance avec force et paix sur les chemins du Seigneur.
+Éric de Moulins-Beaufort