Tribune de Mgr André Vingt-Trois : “Le religieux impossible à refouler”
L’ENA hors les murs – juillet-août 2005
La fin des religions n’est pas pour demain. Le pontificat, l’agonie médiatisée et la mort de Jean-Paul Il n’ont cessé d’en apporter des preuves. La tradition laïque française n’impose nullement un agnosticisme social que certains voudraient imposer. Le « retour du religieux » ne peut évidemment pas se limiter au domaine privé.
Spécialistes et publicistes dans le domaine des sciences sociales se penchent aujourd’hui sur le « retour du religieux ». L’intérêt semble venir en partie d’un étonnement devant l’obstination d’un phénomène jugé condamné à disparaître. La vague de la sécularisation était censée avoir eu l’ampleur dévastatrice d’un tsunami. Georges Suffert l’avait pourtant annoncé en 1975 dans son ouvrage Le cadavre de Dieu bouge encore (Grasset). Les esprits les moins rigides étaient donc prévenus. Ils pouvaient soupçonner que la fin des religions serait plus compliquée qu’on ne l’avait sans doute hâtivement imaginé. Les surprises n’ont pourtant pas manqué.
Il y a eu les grands rassemblements autour de Jean-Paul Il à l’occasion des Journées Mondiales la Jeunesse. Ils ont déconcerté. On a tenté d’en minimiser la portée, en les présentant comme des versions chrétiennes de Woodstock, où les jeunes appréciaient l’ambiance festive sans pour autant se convertir vraiment. « Ils aiment la musique, mais pas les paroles », disait-on en insinuant qu’ils écoutaient le Pape sans l’entendre. Or, une ou (déjà) deux décennies plus tard, on les retrouve pour le moins aussi fidèles à leur engagement d’adolescents que les anciens de mai 1968 qui hantent les allées du pouvoir.
Jean-Paul II, une figure paternelle
Plus récemment, il y a eu l’agonie, la mort et les obsèques de Jean-Paul Il, puis l’élection de son successeur. De nouveau, l’émotion massivement ressentie et exprimée devant ces événements du printemps 2005 a mis les commentateurs mal à l’aise. Que la religion et en particulier le catholicisme s’avèrent si puissants sur les esprits, voilà qui détruisait un certain confort moral : celui d’un indifférentisme devant les transgressions en tout genre dont se nourrit l’industrie médiatique.
Est-il permis de tenter de dépasser les schémas simplistes sur lesquels se sont rabattus des chroniqueurs dépourvus des instruments adéquats pour analyser ou simplement comprendre une réalité inattendue ? Qu’on ne voie là aucune récupération : de fait, cette émotion ne saurait être interprétée comme une adhésion au christianisme ni à l’Église. Mais quelques réflexions pourraient renouveler ce qui, dans notre culture, tient lieu de vulgate quand il s’agit de religion.
D’une certaine façon, la médiatisation de la mort du Pape s’inscrit simplement dans la logique de notre système d’information, avec ses moyens sans précédent. Mais ce qui est à relever est le rôle de substitution qu’a pu jouer cette médiatisation au niveau des attitudes désormais habituelles face à la mort. Celle-ci est régulièrement scotomisée dans le langage courant : « Il nous a quittés... Il est parti... », dit-on. Et, dans les pratiques des particuliers, on s’y affronte le moins possible. Tout est fait d’ailleurs pour que soit épargnée l’épreuve de cette vérité ultime... Avec l’agonie médiatisée de Jean-Paul Il, au contraire, nombreux sont ceux qui ont eu la sensation de vivre la mort d’un grand-père, alors qu’ils avaient été tenus à l’écart de la mort de leur grand-père biologique. Avec Jean-Paul Il, on réapprenait à parler de la mort, à la reconnaître et à la méditer.
Mais on découvrait aussi que cette mort, pour une fois non refoulée, était celle d’une figure paternelle. Il n’est pas illégitime de se demander si l’émotion suscitée par la mort de Jean-Paul II n’était pas liée à l’intuition que, avec lui, c’était un « père » que l’on perdait. Les éléments constitutifs de la figure paternelle sont aisément repérables : il est celui qui exprime un amour bienveillant et confiant, en même temps qu’une exigence forte sur la qualité morale de la vie. Le père est celui qui attend beaucoup et qui « dit » la loi – non pas celle de son bon plaisir, arbitraire ou tyrannique, mais celle d’une vérité qui vient de plus loin, de plus haut. Il correspond à un besoin fondamental et irrépressible, auquel la religiosité n’est pas étrangère. Et il n’est guère contestable que les figures paternelles sont rares dans notre société... Quoi qu’on en ait, le Pape en est une (c’est d’ailleurs ce que le mot signifie), et Jean-Paul II a largement tenu ce rôle indispensable, jusqu’à travers sa mort.
Une sorte de coming out du religieux
Tentons de préciser le lien entre l’émotion provoquée par la mort de Jean-Paul Il et la religiosité. N’y a-t-il eu là que le sentiment de se retrouver comme orphelin ? En observant ces dernières semaines les dizaines de milliers de personnes qui ont fréquenté Notre-Dame de Paris et en écoutant les rapports sur la fréquentation des autres églises de la capitale, j’ai eu la nette impression d’une sorte de coming out religieux.
Notre tradition laïque française a (plus ou moins délibérément) érigé en règle intangible que les convictions et expressions religieuses sont d’ordre rigoureusement privé. Dans les versions les plus militantes du laïcisme, la neutralité religieuse de l’État et de ses choix politiques a été confondue avec l’obligation d’un agnosticisme de la société et de tous les comportements collectifs. Toujours est-il que l’idée semble s’être imposée que, dans ses relations sociales, l’homme moderne serait forcément neutre ou « vide » au niveau religieux. Or cette espèce de schizophrénie institutionnelle ne résiste pas à l’invincible besoin d’unité de la personne. L’être humain n’est pas « formaté » pour mener une double vie. Un moment vient, inévitablement, où la tension doit être apaisée dans la reconnaissance d’un registre unique de référence. Pour nombre de nos contemporains, la solution est certes l’abandon de toute repère religieux. Mais pour d’autres, indéniablement, c’est la découverte d’une croyance, et qui n’est pas nécessairement celle de la tradition familiale ou sociale. En ce sens, il convient de parler, pour respecter la diversité des démarches, plutôt que de « retour du religieux », de retour à une religion.
Ce qui déclenche une telle prise de conscience est souvent une expérience heureuse ou malheureuse, d’une importance singulière, où la liberté personnelle est confrontée aux grandes questions de l’existence : la vie, l’amour, la mort – autrement dit une naissance, un mariage, le décès d’un être aimé, etc. Ce qu’a eu d’extraordinaire la mort de Jean-Paul Il, c’est que tant de gens aient pu se sentir personnellement touchés par un événement si éloigné de celles de leurs préoccupations qui sont habituellement présentées comme « normales ». Rejetaient-ils par là l’image qui leur est imposée de leur vie sociale ? « La vie telle qu’on nous la propose, telle qu’on nous la vend même, eh bien on ne s’y reconnaît pas ! » Ou bien ont-ils simplement cherché, sans se révolter, à exprimer qu’ils sont habités par des aspirations qui demeurent méconnues et négligées ?
La médiatisation de l’agonie du Pape ne suffit certainement pas à expliquer une émotion aussi profonde, des réactions aussi massives et unanimes à travers la variété de leurs origines. Est-il raisonnable de supposer que les marchands d’infos auraient décidé, contre leurs intérêts commerciaux sur les moyen et long termes, de provoquer et d’entretenir une pause, un recul, voire une inquiétude qu’il faut bien reconnaître comme d’ordre spirituel ? Il est plus vraisemblable que les grands médias ont simplement mesuré le risque d’une coupure avec leur public.
Pour s’en convaincre, il suffit de comparer avec l’événement presque simultané de la mort du prince Rainier : cette fin et ces obsèques-là ont été abandonnées à une certaine presse à sensation, parce qu’elles n’avaient pas la même portée. Quels qu’aient été ses mérites et sa foi, le prince de Monaco n’était pas une figure paternelle d’une stature comparable à celle du Pape. Sa disparition ne mettait pas en cause l’image du consommateur moyen tel que le définit la publicité ni le modèle du citoyen religieusement amorphe et privé de toute expression sociale de sa foi. Au contraire, la mort de Jean-Paul II et, du coup, les souvenirs (étonnamment ancrés dans les mémoires) de ce qu’il avait dit et fait depuis plus de vingt-six ans rejoignaient et libéraient des préoccupations existentielles d’où les croyances religieuses ne peuvent être exclues.
Ce que signifie la laïcité
Par-delà ce moment exceptionnel, la célébration du centenaire de la séparation des Églises et de l’État a conduit à s’interroger sur la place de la religion dans la vie sociale. Les excès de langage du XIXe siècle finissant peuvent être oubliés devant les développements de notre histoire nationale et européenne. Ce nouveau contexte invite à une réflexion sur le sens et la pratique de la laïcité publique. Dans une démocratie, il est normal – et sans doute fécond – que les interprétations et les options soient différentes. Encore faut-il avoir le courage ou, du moins, l’honnêteté intellectuelle de reconnaître qu’il y a matière à débat. Sous peine de se renier et de sombrer dans le pire des fidéismes irrationnels, la laïcité ne saurait s’imposer selon les modalités qu’elle imagine être celles du dogmatisme qu’elle réprouve.
En France, le moins que l’on puisse dire est que le débat est régulièrement passionnel et donc pas toujours très logique. Que nous aimions nous définir comme un pays d’« exception » ne nous dispense pas de montrer le fondement raisonnable de cette singularité, qu’elle concerne la culture, les services publics, la protection sociale, la laïcité ou que sais-je encore. Notre conviction d’être en tout les meilleurs ne devrait pas nous épargner de regarder ailleurs ni de tirer quelque profit de l’expérience des autres. À ne considérer que les pays européens, je ne sache pas qu’ils réussissent moins bien à respecter les libertés individuelles, même si leurs conceptions et pratiques de la laïcité n’ont pas grand-chose à voir avec les nôtres. Notre supériorité n’est absolument pas évidente quand on observe les différents modes d’intervention de la puissance publique au niveau des comportements religieux. Chez nous, la frontière s’avère parfois ténue (et souvent peu lisible) entre les trois modalités de ces interventions :
– d’une part le maintien de l’ordre public (avec l’application des règles de police nécessaires) ;
– d’autre part le respect de la nonconfessionnalité de l’État (en vertu de sa séparation d’avec les Églises) ;
– enfin l’interdiction de toute manifestation sociale des religions.
Une loi de plus peut aider à gérer l’ordre public. Elle ne résoudra pas le problème de fond qui demeure : la laïcité de l’État ne saurait être identifiée à l’obligation pour la société d’un agnosticisme collectif. Nous n’avons sans doute pas fini d’explorer ce que signifie la laïcité et à en rechercher une mise en pratique équilibrée.
L’équilibre en la matière ne doit probablement pas tenir simplement compte de la nouvelle diversité religieuse ni du fait que les chrétiens ne contestent aucunement la laïcité de l’État. Car ce qu’il est convenu d’appeler le « retour du religieux » signifie que la croyance et les expressions de foi ou de préoccupations spirituelles ne sauraient être cantonnées au domaine privé. La religion a une dimension sociale, parce qu’elle est (entre autres) le propre de l’homme, que celui-ci vit en société et qu’aucune religion ne peut rester secrète ni être refoulée.