Allocution du Cardinal Barbarin
Drancy – 1er mars 2011
Monsieur le Député Maire,
Messieurs les Cardinaux,
Messieurs les Rabbins,
Monsieur le Président du CRIF,
Mes frères évêques et prêtres,
Chère Madame LÉVY, cher Monsieur KLARSFELD,
Mesdames et Messieurs,
Prendre la parole ici, à Drancy, où tant d’hommes, de femmes et d’enfants ont espéré jusqu’au bout en la France, pour ne pas être livrés à la barbarie nazie, c’est pour moi, à la fois émouvant et, ô combien, douloureux ! Je songe notamment aux quarante-quatre enfants de la maison d’Izieu qui nous est si chère, à Lyon. Ils furent arrêtés sur ordre de Klaus Barbie et conduits jusqu’ici, avant de disparaître dans les camps d’extermination. Je porte dans ma mémoire et ma prière ces visages, et la petite colonie de vacances, débordante de joie et de jeux, dans la campagne du département de l’Ain. Nul n’aurait pu imaginer que des hommes en armes viendraient de Lyon pour mettre ces enfants dans des camions, et les conduire vers une mort aussi révoltante !
C’est un 16 juillet, en 2002, que j’ai été nommé archevêque de Lyon, par le pape Jean-Paul II. Tout de suite, on m’a fait remarquer que ce jour de Notre-Dame du Mont Carmel était le soixantième anniversaire, commémoré chaque année, de la rafle du « Vel d’Hiv ». Depuis, j’ai fait des « petits enfants d’Auschwitz » mes amis et, si je puis l’avouer, mes « anges gardiens », dans le nouveau ministère qui m’est confié.
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Nous nous souvenons qu’ici, le 30 septembre 1997, les évêques de France qui, dans leur diocèse, avaient un camp d’internement de juifs, sont venus entourer Mgr Olivier de BERRANGER, lorsqu’il a lu « La Déclaration de Repentance », cette reconnaissance d’un péché contre Dieu, d’une faute accomplie, notamment par un silence coupable.
Cet acte ne s’est pas fait en privé ou au fond d’une chapelle, mais au grand jour, et devant vous, les membres de la communauté juive, en présence de celui qui était président du CRIF, Me Henri HAJDENBERG, ainsi que de M. Joseph SITRUK, alors Grand Rabbin de France. Je souhaite insister sur l’importance de ce qui s’est dit ici ; ce texte, qui n’a pas été si facilement reçu, impliquait un certain courage [1]. Mais il marque incontestablement un tournant pour l’Eglise de France, dans le rapport à sa propre histoire comme dans sa relation avec les juifs, dans notre pays et au niveau international.
Comme beaucoup d’autres, je suis impliqué dans ce dialogue à différents niveaux, par exemple avec le Grand Rabbin Gilles BERNHEIM, que je regarde comme un frère et, s’il me le permet, comme un ami. Parfois aussi, je suis invité à participer à des rencontres internationales, qui ont lieu, comme celle-ci, à Paris, ou aux Etats-Unis. Mais je souhaite surtout mentionner les relations qui se sont tissées depuis longtemps entre les Juifs et les chrétiens, à Lyon. J’ai le sentiment d’être l’héritier d’une grande tradition, dans cette ville où le Grand Rabbin Jacob KAPLAN, pendant la seconde guerre mondiale, avait gardé contact, envers et contre tout, avec mon prédécesseur, le cardinal GERLIER et où, quarante ans plus tard, le cardinal DECOURTRAY voulut régler la douloureuse question du Carmel d’Auschwitz.
Aujourd’hui, les relations avec les responsables des associations communautaires ou avec le Grand Rabbin régional, M. Richard WERTENSCHLAG, sont à la fois fraternelles et spirituelles, remplies d’estime mutuelle. Chaque année, je vais prier à la Synagogue pour le Yom kippour, et je participe à diverses manifestations, comme le dîner du CRIF ou celle qui a eu lieu récemment, lors de l’attribution du nom du regretté Marc ARON à une place de notre ville [2]. Nous avons conscience que le peuple catholique et le peuple juif qui vivent à Lyon, ont une longue histoire commune, quasi bimillénaire. Mais… il aura fallu bien du temps pour que, de Fourvière à la Synagogue, s’établissent les liens de fraternité qui nous unissent désormais !
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Nous préférerions nous taire, à Drancy comme à Pithiviers, à Beaune-la-Rolande comme au Camp de Gurs, à Treblinka ou Sobibor comme dans les fossés d’Ukraine, ou encore à Auschwitz où plusieurs d’entre nous sont allés pour un voyage de mémoire et d’attestation, il y a juste un mois, le 1er février. Mais nous devons parler. Nous devons parler, car le mal est toujours prêt à ressurgir, avec son cortège d’horreurs que nul n’avait pu imaginer. En ce sens, la Shoah n’est pas seulement un événement du passé. Elle est le fruit de tout un cheminement rampant. La gangrène de l’antisémitisme a répandu son poison dans le cœur de tant d’hommes et de femmes qu’elle a permis à un homme d’être élu démocratiquement et de décider l’extermination des Juifs et des Tziganes de toute l’Europe.
Nous devons, ici, à Drancy, rappeler la gravité de l’antisémitisme dont Jean-Paul II a dit qu’il « est un péché grave contre Dieu et contre l’humanité ». Or, un péché ne se combat pas seulement avec la volonté, mais d’abord avec la grâce de Dieu qu’il faut sans cesse implorer. Un jour que ses disciples n’étaient pas parvenus à délivrer un enfant du démon qui le malmenait, Jésus leur dit : « Cette espèce-là ne peut sortir que par la prière et le jeûne » (Marc 9, 29). Nous devons enseigner à temps et à contretemps que le rejet du « peuple élu » est un péché contre Dieu lui-même. La fraternité retrouvée avec le peuple juif aide à mieux comprendre le Mystère de l’Alliance et correspond au plan d’amour de Dieu sur nous tous.
Nous rendons grâce à Dieu pour l’esprit qui a guidé la conférence de 1947 et la rédaction des célèbres « dix points de Seelisberg ». Non seulement ce travail n’est pas resté lettre morte, mais il ne cesse d’avoir des suites. Juifs et chrétiens savent maintenant réfléchir ensemble aux conditions de leur dialogue et à la vérité de leur rencontre. Ils ne craignent pas d’interpeller leur communauté ou de s’interpeller mutuellement, pour dire librement ce qui les réjouit ou les déçoit, pour renouveler et faire progresser ces échanges.
Ainsi, par exemple, quarante ans après la publication de Nostra Aetate, en 2005, le Grand Rabbin BERNHEIM, écrivit un commentaire de cette Déclaration du Concile Vatican II [3]. S’attachant en particulier au paragraphe 4, qui concerne les relations de l’Eglise catholique avec le judaïsme et le peuple juif, il livre un « regard critique » sur ce texte, exprimant sa joie qu’il se prononce sur l’essentiel et indiquant aussi quelques points, à son sens, décevants. Il se félicite qu’une autre vision du lien unissant l’Eglise et le peuple juif se soit aujourd’hui répandue dans les esprits, mais il ose aussi demander « si les juifs dans leur ensemble ont pris suffisamment conscience de la portée de ces textes, et s’ils se sont véritablement impliqués dans le dialogue » [4].
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En octobre 2008, au Synode romain sur la Parole de Dieu, présidé par le Pape Benoit XVI, nous avons accueilli le rabbin Shear Yashouv COHEN, venu d’Israël pour nous dire comment cette Parole est lue, étudiée et priée dans la communauté juive. Au cours du Synode, des propositions ont été faites, qui pourraient être regardées comme de nouveaux points de Seelisberg, par exemple : ne jamais prononcer le nom très saint de Dieu ou encore, faire attention de ne jamais parler des juifs au passé…
En 2009, à New York, nous étions les invités de rabbins qui voulaient relire avec nous les « articles de Soloveitchik » [5]. Quinze ans après la mort de leur maître, nos hôtes américains voyaient que ce texte établissant des normes juives pour un dialogue avec les catholiques, demandait à être renouvelé. Mais ils ne voulaient pas le modifier sans avoir échangé avec nous sur ce sujet. Quelle belle marque de confiance !
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Que nous faut-il faire aujourd’hui ? Poursuivre cette ligne, résumée si simplement par Jules Isaac, dans une lettre à Jacques Madaule : « Au fond, nous sommes pleinement d’accord, fraternellement, sur l’essentiel, qui est d’abord un examen de conscience (pour tous), qui est surtout réconciliation et amour » [6].
Puis-je exprimer, en ce lieu si symbolique, marqué par le péché et la souffrance, par le repentir et la soif de réconciliation, le désir qui m’habite, depuis que notre dialogue a pris une place si importante dans ma vie et ma prière ? Juifs et chrétiens, si l’on me permet une transposition de l’oracle d’Ézéchiel, nous espérons bien ne faire qu’un dans la main de Dieu [7]. Mettons-nous donc ensemble à l’écoute de sa Parole, convaincus qu’elle est ruisselante de tendresse et de miséricorde. Certes, elle fait parfois tomber sur nous la foudre de sa colère, mais ce n’est que l’expression de l’amour blessé d’un Père pour ses enfants qui n’arrivent pas à lui être fidèles. Et c’est certainement toujours pour notre bien. Pourquoi craindrions-nous la parole des prophètes et leurs vigoureux appels à la conversion ? Qu’avons-nous à redouter si tout cela peut porter du fruit dans nos vies et nos communautés, de sorte qu’enfin nous accomplissions notre vocation commune, celle d’être les serviteurs de la miséricorde de Dieu, au milieu de toutes les nations ?
Les hommes ont toujours des reproches à faire à Dieu, mais les croyants ne feraient-ils pas mieux d’écouter ceux que le Seigneur leur adresse ? Chaque matin, dans la prière, je reprends l’apostrophe du psaume : « Aujourd’hui écouterez-vous sa parole ? ‘Ne fermez pas votre cœur comme au désert (…), où vos pères m’ont tenté et provoqué (…). Quarante ans leur génération m’a déçu, et j’ai dit : Ce peuple a le cœur égaré.’ » (Ps 94-95, 7-10). Tous connaissent la réponse de Dieu à nos plaintes récurrentes : « La maison d’Israël dit : ‘La manière d’agir du Seigneur n’est pas juste.’ Est-ce ma manière d’agir qui n’est pas juste, maison d’Israël ? N’est-ce pas plutôt la vôtre ? » [8].
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De ce lieu qui garde la mémoire de la Shoah, avec vous, mes frères juifs, il nous faut regarder vers demain, après-demain, et plus loin encore. Tout d’abord, je pense à notre jeunesse : la jeunesse juive et la jeunesse catholique qui sont notre espoir et notre avenir. Nous devons faire le serment, ici, à Drancy, d’œuvrer de toutes nos forces pour que se lève, chez vous les Juifs, comme chez nous les catholiques, une génération de jeunes qui accueillent cette Parole de Vie dans la foi, et avec ferveur. La sécularisation - que vous appelez assimilation – dissout et flétrit la beauté de ce que Dieu nous a donné pour l’offrir aux autres. Il faut que nos écoles, catholiques et juives, que nos mouvements de jeunesse permettent aux adultes de demain de s’identifier au peuple juif pour les jeunes juifs, et à la grande famille de l’Eglise pour les jeunes catholiques, afin qu’ils soient ensemble des « artisans de paix », et les témoins d’un Amour éternel.
Les jeunes juifs doivent oser porter le témoignage de leur élection -c’est leur grâce- face à un monde qui oublie ou ignore que Dieu a choisi, dans l’histoire, un petit peuple, au Mont Sinaï, et lui a donné la Torah, Loi écrite et Loi orale. Les jeunes catholiques doivent se souvenir de la dernière parole prononcée par Jésus sur cette terre : « Vous allez recevoir une force, celle de l’Esprit-Saint (…). Vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée, la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre » (Act. 1, 8). Ces mots résument la mission qui nous est confiée, depuis vingt siècles Tenir bon pour les nouvelles générations, constitue un véritable défi. Que notre soutien ne leur fasse pas défaut !
Vous me permettrez, enfin, d’évoquer publiquement ici, en adressant à Dieu une prière pour eux, tous nos frères et sœurs chrétiens qui, dans bien des pays, connaissent de façon récurrente et si injuste, de graves difficultés, et parfois de vraies persécutions.
Le moment fort que nous sommes en train de vivre, à Drancy, nous encourage à annoncer l’espérance qui nous habite et à donner le témoignage de l’amitié qui nous unit. Pourquoi ne reprenons-nous pas plus souvent ensemble les Psaumes qui racontent la merveilleuse histoire d’Israël ? Ils sont à la fois des poèmes, des louanges et des prières qui répandent la joie dans nos cœurs et la sèment alentour : « Rendez grâce au Seigneur, criez son nom, annoncez à tous les peuples ses hauts faits, chantez et jouez pour lui, Alleluia ! » (Ps 105, 1).
+ Philippe cardinal BARBARIN
Archevêque de Lyon
[1] Mgr Olivier de BERRANGER, choisi pour prononcer cette déclaration puisqu’il était alors évêque de Saint-Denis, est revenu sur cet événement dans un article intitulé « Genèse de la ‘Déclaration de repentance des évêques de France’ », in Revue d’histoire de la Shoah, 192, janvier/juin 2010, pp. 447-459.
[2] Marc ARON (1930-1998), cardiologue, fut Président du CRIF Rhône-Alpes. C’est lui qui, au nom de la communauté juive, remit un shofar au Pape Jean-Paul II, lors de son voyage apostolique à Lyon, en octobre 1986.
[3] Association Consistoriale Israélite de Paris, Département Torah et Société, 42 p.
[4] Ibid., p. 38. Il poursuit ainsi : « [Les juifs] ont-ils réalisé que l’avenir des retrouvailles qui s’ébauchaient entre juifs et chrétiens dépendait aussi de leur aptitude à accepter la techouva de l’autre. Le dialogue exige l’humilité, la capacité à se remettre en question face à l’attitude de l’autre et à son questionnement. »
[5] Le rabbin Joseph Dov SOLOVEITCHIK (1903-1993) est né en Pologne, dans une famille aristocratique d’origine lithuanienne. Immigré aux Etats-Unis en 1932, il s’établit à Boston, où il enseigna d’abord, avant de devenir professeur dans la célèbre Yeshiva University de New York, jusqu’en 1985-86. En 1964, il rédigea ces « articles » pour donner les conditions juives d’un dialogue avec les catholiques. Vers 1970, il reçut, à Boston, la visite du cardinal Bea, avec qui il entretint ensuite des relations marquées par une grande estime mutuelle.
[6] Lettre de Jules Isaac à Jacques Madaule, du 5 juin 1948. Revue d’histoire de la Shoah, 192, janvier-juin 2010, « Catholiques et protestants français après la Shoah », p. 367.
[7] « Ainsi parle le Seigneur : Voici que je vais prendre le bois de Joseph (qui est dans la main d’Ephraïm) et les tribus d’Israël qui sont avec lui, je vais les mettre contre le bois de Juda, j’en ferai un seul morceau de bois et ils ne seront qu’un dans ma main » (Ez. 37, 19). Peut-on justifier cette interprétation par le fait que la tradition chrétienne dit que le baptême est confère à celui qui le reçoit l’isrelitica dignitas (cf. Catéchisme de l’Eglise Catholique, n° 528) ?
[8] « … Convertissez-vous… débarrassez-vous de tous les crimes que vous avez commis… » (Ez. 18, 29). Combien d’autres références pourraient être données ! Isaïe 58, 1-9 ; Jérémie 8, 18-23 ; Osée 4 à 8 (« Alors que je veux guérir Israël, se dévoilent la faute et les méchancetés… » 7, 1) ; Osée 5. Le même ton prophétique est utilisé par Jésus quand il reprend ses proches ou ceux qui s’opposent à lui (Mat 20, 24 ; Luc 9, 55 ; Marc 7, 1-13 ; Mat 23, 13-32) ou encore Paul qui avertit les communautés qu’il vient de fonder des dangers qui les guettent (1 Cor 5 à 7).