Intervention de Gilles Bernheim, Grand Rabbin de France
Collège des Bernardins – Dimanche 27 février 2011
Au début du Ier siècle, Jésus de Nazareth agit, prie et prêche en qualité de Juif qui veut suivre la Torah et conseille à ses fidèles de le faire. Après sa condamnation et sa crucifixion en l’an 30, la plupart de ses fidèles veulent rester Juifs. Des Chrétiens, exclus du judaïsme, accusent les Juifs d’infidélité. S’ensuivra une longue période de massacre de milliers et de milliers de Juifs. Il faudra attendre la fin de la Shoah pour que se forme l’Amitié Judéochrétienne de France, initiée par des intellectuels catholiques français tels que Henri Marrou, Jacques Maritain ou Jacques Madaule. Ainsi, au prix d’une longue opposition, nous vivons sur cette terre de France le temps de la réconciliation.
Si Lazare Landau a pu intituler en 1980 son livre sur les relations entre Chrétiens et Juifs « De l’aversion à l’estime », c’est parce que la nouvelle théologie catholique romaine sur les Juifs bannit la thèse du « rejet » d’Israël que professaient les Eglises avant le milieu du XXème siècle. D’éminents théologiens chrétiens ont pu dès lors emprunter à l’apôtre Paul le titre d’un potentiel ouvrage sur les relations judéo-chrétiennes : « D-ieu a-t-il rejeté son peuple ? », question à laquelle Paul répond dans l’Epître aux Romains (XI, 1) : « Certes, non ». Depuis l’Antiquité, ces chapitres IX à XI de l’Epître aux Romains subissaient une sorte de purgatoire. Aujourd’hui, ils représentent dans la doctrine de l’Eglise romaine une sorte d’hymne en l’honneur d’Israël et de son éminente dignité dans le plan divin.
Cette considération revêt une importance considérable. Mais elle devient secondaire par rapport à une vérité capitale, restituée dans sa vraie valeur depuis plus de trois décennies : Jésus est né, a vécu et il est en mort en Juif, en Juif de son temps. Si l’on reconnaît sa totale judéité, comment un chrétien pourrait-il détester, mépriser ou simplement ignorer les Juifs, ses frères ? Nous tenons là le plus important résultat de la révolution de ces dernières décennies.
J’ajouterai pour ma part que la déclaration solennelle de repentance, prononcée à Drancy à l’automne 1997 par l’épiscopat français, en apporte un signe irrécusable. Si le remords de ne pas avoir parlé assez tôt et assez fort contre les mesures de discrimination prises par le régime de Vichy à l’encontre des Juifs n’a pas été étranger à ce retournement, le rejet de tout antisémitisme trouve sa source dans des raisons moins circonstancielles, et plus essentiellement religieuses. C’est une prise de conscience de plus en plus vive que le christianisme trouve son origine dans le judaïsme.
Trois remarques ici s’imposent :
- S’il est vrai que pour l’Eglise, refuser le message juif, c’est se couper de ses racines, la situation des Juifs est différente ; ils peuvent enseigner leurs Ecritures sans nulle allusion à l’Evangile, leur message n’en souffre pas. D’où cette fameuse asymétrie où le Chrétien a besoin du Juif sans que la réciproque ne soit vraie.
- Après l’enseignement du mépris, nous voici à celui de l’estime. Mais ce travail de rapprochement n’a mobilisé qu’une très petite minorité de Chrétiens et de Juifs, minorité habitée par l’importance des enjeux.
- La reconnaissance par le christianisme du judaïsme comme religion d’origine dont il se serait séparé ne peut qu’induire des mises en cause cardinales pour l’Eglise. Car si le peuple juif est reconnu comme le peuple de D-ieu dépositaire de la Torah dans sa légitimité, qu’est alors l’Eglise ? Qu’est-ce qui – au-delà du Nouveau Testament – a conduit l’Eglise à faire à ce point du christianisme une religion sinon anti-juive, en tout cas non juive ? Cette question reste la question importante pour le dialogue judéo-catholique de demain. Tout cela ne peut qu’induire de réels bouleversements, et ne peut se faire pour l’Eglise qu’au prix de vivre, pour un temps au moins, dans le doute, hors des certitudes tranquilles.
Après ces quelques rappels, permettez-moi deux observations plus personnelles mais indispensables à l’approfondissement du dialogue.
Première observation : il est normal, en tant que Juif croyant, que j’affirme que le judaïsme est la religion « la plus vraie ». Cette affirmation fait partie de ce qui fait de moi un Juif croyant, et je compte bien que les Chrétiens n’en seront pas choqués. Et vice versa, je ne puis me choquer d’affirmations parallèles de la part des Chrétiens, dans le même ordre d’idée. Vouloir à tout prix que les Chrétiens ne nourrissent pas de semblables convictions au sujet de leur propre foi, ce serait dire que nous Juifs ne pouvons parler qu’à ceux qui sont moins sûrs de leur foi que nous ne le sommes de la nôtre ! Je n’oublie pas, par ailleurs, que le judaïsme constitue une négation du mystère central chrétien et de sa notion de salut. Le judaïsme ne peut donc tout à la fois rejeter la théologie chrétienne et exiger que cette dernière trouve une nouvelle formulation pour servir la légitimité du judaïsme.
Seconde observation : il est une question importante, à savoir dans quelle mesure les Juifs sont capables de prêter attention au projet chrétien en laissant de côté la question de vérité ultime qui sépare les Juifs des Chrétiens. Il est un fait que les Juifs ont – pour beaucoup d’entre eux –organisé le dialogue judéo-chrétien de telle sorte qu’il s’est entièrement axé sur ce que nous Juifs considérons comme les défaillances chrétiennes. Mais c’est là une situation qui ne saurait persister trop longtemps. Non seulement il est peu vraisemblable que nos partenaires chrétiens continueront le dialogue sur ce seul versant, mais – et c’est le plus important – il y a chez certains Juifs, dont j’essaie de faire partie, un besoin de déterminer le sens et les implications des traditions juives dans un monde pluraliste signifiant la mort de tous les intégrismes et des fondamentalismes religieux, et aussi le refus d’un judaïsme se suffisant à lui-même et attaché à son seul salut personnel.
Ce qui signifie qu’il n’est pas suffisant d’invoquer l’ouverture d’esprit de tel ou tel maître de la Tradition rabbinique. Permettez-moi d’insister ici sur la nécessité de réexaminer l’image du christianisme dans la pédagogie et la culture populaire juive, qui tend toujours à être défensive et hostile, « nonobstant toutes les phrases pieuses sur les Bnei Noah, les fils de Noé ».
Sans aucun doute, le souvenir de la souffrance des Juifs entre les mains de l’Eglise rend difficile aux Juifs le fait de prendre au sérieux leurs propres affirmations sur la valeur religieuse du christianisme.
Mais les Juifs ne compromettront pas leur intégrité religieuse – surtout si leur pratique religieuse est rigoureuse – en rappelant, par exemple, que des Chrétiens peuvent être exemplaires, et ce non en dépit de leur foi chrétienne mais à cause de celle-ci.
Faudra-t-il citer une fois encore :
- Juda Halévy (Kouzari chapitre IV) : le christianisme est la préparation et le préambule de la venue du Messie.
- Maïmonide (dans son Code) : Tout ce qui rapporte à Jésus de Nazareth est venu aplanir les sentiers qu’empruntera le Messie, et aussi préparer le monde entier à la Torah et aux Commandements devenus familiers à des peuples nombreux et lointains.
Je crois en tout cas qu’une réponse juive plus authentique au projet chrétien est, en France notamment, en voie de développement et sera plus pleinement réalisée lorsque le peuple juif aura repris une certaine confiance en lui-même ; et qu’il aura retrouvé son équilibre spirituel ébranlé par la Shoah et les diasporas. Un Etat d’Israël assuré et florissant accélèrera sans nul doute ce processus.
Je veux conclure : le rapprochement entre Chrétiens et Juifs que représentent Nostra Aetate, les Orientations, la déclaration des Évêques français à Drancy et notre réunion ici même, ce rapprochement est absolument sans précédent.
Mais une question subsiste : ce rapprochement s’est-il produit trop tard – pour être précis, disons 2000 ans trop tard ?
Ou bien notre entreprise elle-même marque-t-elle une période nouvelle, encore informe de l’histoire ?
C’est la possibilité qui nous est donnée de modeler l’avenir et de le pénétrer de valeurs et de perceptions issues de notre dialogue, qui n’ont pas eu l’occasion de se déployer pendant ces deux millénaires à cause des animosités qui ont caractérisé notre passé – c’est cette possibilité et cette espérance, je le crois fermement, qui revêtent notre dialogue d’un sens et d’une urgence extraordinaire.
Dans ce collège des Bernardins, habité de l’esprit du Cardinal Lustiger, puissent nos efforts être dignes de la présence de la shekhina, de la présence divine.