Discours du Dr Richard Prasquier
27 février 2011
Monsieur Henri de Raincourt, Ministre chargé de la coopération,
Mgr le Cardinal Kurt Koch, Président du Conseil pontifical pour la promotion de l’Unité des chrétiens et de la Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme
Mgr le Cardinal André Vingt Trois, Archevêque de Paris, Président de la Conférence des Evêques de France
M. le Rabbin Richard Marker, Président de l’IJCIC, International Jewish Committee on Interreligious Consultations
M. Gilles Bernheim, Grand Rabbin de France
Messieurs les Ambassadeurs
Monsieur Joël Mergui, Président des Consistoires
Mesdames et Messieurs, vous tous qui êtes venus de loin et de moins loin pour ce symposium, vous tous qui travaillez dans ce domaine,
Mes chers amis,
C’est un grand honneur que de prendre la parole en ce moment, dans ces lieux et devant cette assistance. Je voudrais partager cet honneur avec ceux qui travaillent au sein du Crif, et notamment la Commission des Relations avec les Eglises Chrétiennes, la Crec, présidée par Gérard Israël. Je voudrais ajouter que je suis fier aussi de cette occasion de parler de la France au Comité de Liaison pour les relations entre Juifs et chrétiens. Car je pense que la France, qui fut la fille ainée de l’Eglise, la terre du sécularisme et le siège de la plus nombreuse communauté juive européenne, a depuis la guerre une histoire exemplaire en matière de dialogue judéo catholique et c’est sur cette situation particulière que je voudrais organiser mon exposé.
Je sais exactement quand je me suis ouvert au dialogue judéo catholique, et le père Patrick Desbois y a sa part de responsabilité. Il y a une quinzaine d’années, au cours d’un séminaire de formation sur l’histoire de la Shoah Patrick me parlait de son évêque, Mgr Albert Decourtray, archevêque de Lyon, qui, recevant une délégation de Juifs leur avait dit : « Soyez de bons Juifs, cela m’aidera à être un bon chrétien… ».
Il y avait à l’évidence dans cette phrase des considération théologiques profondes qui m’échappaient alors et qui, je dois le dire, ne me sont nullement évidentes aujourd’hui. Mais l’essentiel n’était pas là. L’essentiel était qu’un chrétien, et en l’occurrence un Prince de l’Eglise, manifestait aux Juifs du respect, non pas en tant que frères en humanité, non pas en tant que victimes de persécutions, non pas en tant qu’objets d’un travail de conversion . Elle signifiait qu’un Juif, parce qu’il se conduisait en Juif, intervenait positivement dans le chemin de vie et l’univers de sens du cardinal.
Cette phrase effaçait la synagogue aux yeux bandés et à la lance brisée, baissant la tête et laissant les Tables de la loi s’échapper de ses mains, c’est-à-dire la célèbre statue de la façade de la cathédrale de Strasbourg, qui avait été sculptée au cours du XIIIe siècle, siècle de la papauté triomphante. C’est aussi en ce siècle, en novembre 1215, pendant les trois semaines du IVe Concile du Latran convoqué par Innocent III que s’est figé pour des siècles le rôle assigné aux Juifs par le monde chrétien. Il avait suffi pour cela de quatre brefs articles sur les 70 décrets de ce concile exceptionnel.
A l’époque de Latran IV, des Juifs vivaient en France depuis déjà plus de mille ans. Le Président de la République, dans son discours au diner du Crif, le 9 février 2011, a insisté sur cet apport juif très ancien, dominé par la figure célèbre de Rachi de Troyes, immense commentateur de la Thora et du Talmud. Rachi vécut au XIe siècle dans une Champagne encore séparée du domaine royal, à une époque où le renouveau religieux qui a conduit aux Croisades voyait s’aggraver la détestation envers les Juifs dans l’Europe chrétienne, avec les accusations de crime rituel, les flambées de violences et les brûlements du Talmud, alors que par ailleurs le développement de l’économie monétaire avec le prêt à intérêt faisait des Juifs les cibles d’un antijudaïsme à base économique et d’un véritable racket de la part des rois toujours à la recherche d’argent.
Après des expulsions et des rappels répétés les derniers Juifs furent chassés du Royaume de France en 1394. Pendant près de 400 ans il n’y eurent pas le droit d’y revenir, en dehors de ceux qui habitaient sur des territoires acquis plus tard par la Couronne, comme la Lorraine et l’Alsace. On fermait les yeux sur les crypto Juifs de Bordeaux et de Bayonne, d’origine portugaise. Et il y avait aussi les Juifs du Pape, dans la région d’Avignon, qui ne devint française qu’en 1791. En tout, environ 50 000 Juifs qui furent émancipés pendant la Révolution française en décembre 1789 et en septembre 1791, en des années exactement contemporaines du Bill of Rights Américain dont le 1er Amendement assure la liberté religieuse sans référence à aucune religion particulière. Pour la première fois en Europe, les Juifs devenaient des citoyens comme les autres. Ils le resteront jusqu’à l’infâme Statut des Juifs de Vichy, le 3 octobre 1940.
Au cours du XXe siècle, les Juifs de France comme ceux du Royaume Uni, des Etats Allemands et de la plus grande part de l’Empire Austro Hongrois ont bénéficié de grands progrès dans le domaine légal comme dans le domaine économique, contrairement aux Juifs de l’Empire russe, largement majoritaires dans le monde dont la situation empirait et provoquait une émigration, essentiellement mais pas uniquement vers le continent américain.
Cette amélioration de leur situation a permis à des protestations de personnalités juives internationales contre les exactions envers les Juifs d’exercer avec un certain succès, probablement pour la première fois de l’histoire, des pressions sur les autorités ottomanes à la suite de l’affaire du meurtre rituel de Damas en 1840, première affaire de meurtre rituel dans le monde musulman importée localement d’ailleurs par un diplomate français. Ce succès alimenta ultérieurement la légende noire d’un pouvoir juif occulte, portée à son incandescence par le Protocole des Sages de Sion, un faux de la police secrète tsariste qui continue aujourd’hui encore et dans le monde musulman en particulier à susciter les fantasmes de haine et de jalousie sur les Juifs.
Les protestations nombreuses n’ont en revanche pas modifié la position intransigeante du Pape Pie IX dans l’affaire Mortara. En 1858, des gendarmes pontificaux enlevèrent à ses parents juifs le petit Edgar Mortara qu’une domestique avait baptisé secrètement. Contre le droit naturel et malgré le caractère techniquement illicite d’un tel baptême, l’Eglise estimait que sa validité canonique persistait et imposait de retirer l’enfant à sa famille pour assurer sa sauvegarde spirituelle. Cette affaire, qui fut à l’origine de la création de l’Alliance israélite de France, a renforcé la très grande méfiance des Juifs envers l’Eglise, suspectée de n’avoir comme objectif que la conversion des Juifs, à court ou moyen terme. C’est exactement cette méfiance que la phrase du Cardinal Decourtray a permis de retirer de mon esprit.
Il faut dire que la création en 1843, par deux Juifs convertis, les frères Ratisbonne, de la Congrégation de Notre Dame de Sion destinée explicitement à favoriser la conversion des Juifs, avait aussi de quoi alimenter la méfiance. Il se trouve que les modifications des objectifs de Notre Dame de Sion depuis la guerre, qui l’ont conduite du désir de conversion au témoignage de fraternité envers les Juifs, sont des baromètres sensibles de l’évolution des mentalités à l’égard des Juifs et je voudrais rendre hommage à cette institution qui fut au premier rang en France du renforcement du dialogue entre Juifs et Chrétiens et saluer ses membres ici présentes.
Il me paraît utile de revenir sur la situation à la fin du XIXe siècle à une époque où les succès des Juifs dans la modernité déclenchaient en Europe de nouveaux prétextes de détestation.
En France, la crise institutionnelle du 16 mai 1877 ruina les espoirs de rétablissement d’une monarchie conservatrice et donna le pouvoir à des républicains soucieux de lutter contre l’emprise de l’Eglise en matière d’éducation et d’influence sur les mentalités. Comme la Papauté qui se voyait emprisonnée dans le nouveau Royaume d’Italie, l’Eglise de France se sentait en proie aux attaques de la modernité dont les Juifs et les Francs-maçons étaient considérés comme les auteurs. L’heure ne pouvait donc pas être au dialogue…
Après avoir écrit en 1886 un véritable best seller, la France juive le journaliste Edouard Drumont fonde en 1889 la Ligue antisémitique de France. Le terme antisémite était alors assez nouveau. Il avait été utilisé par un journaliste autrichien, Wilhelm Marr, dans un pamphlet de 1873, intitulé « La victoire de l’Esprit Juif sur l’esprit Allemand, étudiée dans une perspective non religieuse », suivi en 1880 d’un autre pamphlet, « Les moyens de la victoire de l’esprit allemand sur l’esprit juif ». Le mot antisémitisme permettait de parler de haine des Juifs de façon pseudo-savante en utilisant les apports de la linguistique, associés à des considérations sur les mentalités et les spiritualités collectives ainsi que sur une hiérarchie des races venant conforter l’épopée coloniale. Tout cela était fait d’hypothèses nullement scientifiques et les travaux modernes ont d’ailleurs prouvé leur fausseté, mais ces hypothèses s’appuyaient sur des préjugés profondément ancrés chez les individus.
Drumont qui fonde sa haine des Juifs sur des motifs raciaux fédère les nationalistes de droite, les anticapitalistes de gauche mais aussi les courants antisémites catholiques.
L’Eglise n’a évidemment pas participé à l’élaboration des théories qui, poussées à leurs limites, ont provoqué l’extermination des Juifs. La hiérarchie des races, notamment, qui suppose l’hétérogénéité de l’espèce humaine est contraire au message biblique. Le Pape Pie XI l’a exprimé en 1937 dans l’encyclique « Mit brennender Sorge (avec un souci brûlant) et en déclarant à des pèlerins Belges que spirituellement, l’Eglise était sémite. De telles paroles étaient inhabituelles. Plus tard, en novembre 1941 dans le premier cahier clandestin du Témoignage chrétien, intitulé « France prends garde de ne pas perdre ton âme », le père jésuite Gaston Fessard a appelé, pour la première fois dans l’histoire de la Résistance, à la lutte contre le nazisme au nom des valeurs chrétiennes.
En fait beaucoup de théoriciens du racisme et de l’antisémitisme se targuaient d’être des athées. Il n’en reste pas moins que le terreau sur lequel ces idées ont prospéré avait été préparé par les siècles d’antijudaïsme religieux et il faut dire que beaucoup de gens d’Eglise, des journaux catholiques, des pamphlets paroissiaux ont repris ces thèmes racistes et lourdement participé à la campagne antisémite qui en France se développa avec l’affaire Dreyfus.
Nous devons rappeler tout cela pour nous rendre compte du chemin qui a été parcouru et rappeler ceci qui est important : chaque fois que l’on attaque les Juifs pour un prétexte, quel qu’il soit, religieux (le juif déicide et réprouvé), économique (le juif exploiteur capitaliste), social (le juif cosmopolite communiste), racial (le juif race inférieure) ou politique (le juif sioniste), il est très rare que ce prétexte reste isolé et que les autres stéréotypes ne remontent pas à la surface…
La crise engendrée par l’affaire Dreyfus a eu aussi quelques conséquences positives. D’abord, en soudant un grand courant d’opinion en faveur du capitaine, ce qui n’allait pas de soi : on pense au père d’Emmanuel Levinas qui dans sa Lituanie natale engageait son fils à aller en France, ce pays capable de se diviser en deux pour « rendre justice à un petit capitaine juif ». Ensuite contrairement à l’Allemagne, pendant la Grande Guerre le patriotisme des Juifs n’a jamais été mis en cause et Barrès lui-même, l’écrivain nationaliste par excellence, leur a rendu hommage.
Enfin, et c’est peut-être le plus important, certains catholiques ont soutenu le Juif Dreyfus en s’opposant à la majorité de leurs amis. L’écrivain Charles Péguy fut l’un deux. Les philosophes Jacques Maritain et Emmanuel Mounier, le jésuite Joseph Bonsirven ont, dans les années 30, plaidé pour un catholicisme philosémite, alors que l’antisémitisme grandissait dans toute l’Europe.
Au cours de la Deuxième Guerre Mondiale, 75 000 Juifs, environ 25% de la population juive ont été assassinés après avoir été arrêtés en France. Beaucoup de Juifs ont pu échapper parce qu’ils avaient été aidés par des organisations de sauvetage dans lesquels la participation de chrétiens fut importante. L’implication des protestants, on le sait, fut exceptionnellement forte, mais celle de catholiques fut remarquable également.
Il faut citer l’Amitié chrétienne un groupe lyonnais oecuménique, dirigé par le Père Chaillet, éditeur de Témoignage chrétien, l’organe de la résistance spirituelle contre le nazisme. Il faut citer le père Benoit, capucin actif à Marseille, à Nice puis à Rome. J’ai déjà parlé de Notre Dame de Sion. Il faudrait citer tant de prêtres, moines, religieuses dans toute la France qui ont sauvé l’honneur de l’Eglise… Plusieurs évêques ont reçu la Médaille des Justes de Yad Vashem, dont Mgr Salièges archevêque de Toulouse, Mgr Théas, évêque de Montauban, d’autres encore, mais la réaction générale de la hiérarchie devant l’antisémitisme du régime de Vichy, le silence de beaucoup de ses membres alors que les trains roulaient vers Auschwitz, ne fut pas à la hauteur de la gravité des événements.
Après, longtemps après, le 30 septembre 1997 a eu lieu ce qu’on appelé la « repentance de Drancy ». Au nom des Evêques dont le diocèse se trouve à l’emplacement d’un camp de rétention de Juifs pendant la guerre, l’évêque de Saint Denis lut devant les représentants du judaisme français un texte sur le rôle de l’Eglise de France pendant la guerre. Ce texte est resté exemplaire par sa justesse, par sa précision et par sa volonté de ne rien occulter. Il avait fallu pour cela un long travail préparatoire et un long compagnonnage entre Catholiques et Juifs. Il avait fallu enfin une série de personnalités d’exception dans l’Eglise de France dont les cardinaux Lustiger et Decourtray, mais aussi les secrétaires du Comité épiscopal français pour les relations avec le judaïsme, le père Jean Dujardin, historien de formation, que je voudrais saluer ici, et son prédécesseur, le père Bernard Dupuy, dont l’état ne permet malheureusement pas qu’il participe à notre réunion, mais qui a été le fondateur du service national pour les relations avec le judaisme après Vatican 2 et la cheville ouvrière du dialogue au sein de l’Eglise.
Parmi ceux dont la famille a été assassinée, un homme âgé, Jules Isaac, célèbre professeur d’histoire, prototype du Juif laïc et patriote. Il va consacrer les vingt ans qui lui restent à vivre à faire connaitre les bases de l’antisémitisme chrétien, à développer l’amitié entre Juifs et chrétiens et à se battre pour réformer les pratiques.
Il écrit deux livres fondamentaux : Jésus et Israël en 1947 et l’Enseignement du Mépris en 1962. Dans ce dernier livre, il dénonce la fausseté des bases historiques de cet enseignement : la dispersion a précédé la mort de Jésus et la destruction du Temple, le judaïsme était non pas desséché mais en plein développement et enfin, bien sûr, l’accusation de déicide, la plus grave, dont on ne peut pas faire porter la responsabilité sur Israël.
Jules Isaac développe les liens entre Juifs et chrétiens, c’est le sens de l’Amitié judéo-chrétienne de France qui continue aujourd’hui encore et de façon remarquable la tâche qu’il lui a assignée. Il sera accompagné par les compagnons remarquables de la première génération de l’Amitié judéo-chrétienne, comme Pierre Delmann, Jacques Madaule, Jacques Nantet, Edmond Fleg, sans oublier bien sûr le Grand Rabbin de France Jacob Kaplan.
Jules Isaac veut enfin réformer l’enseignement de l’Eglise. Il organise la conférence de Seelisberg de 1947, dont les dix points serviront de charte à tous les groupes d’amitié judéo-chrétienne. Il intervient auprès de Pie XII, puis de Jean XXIII pour modifier les passages humiliants de la liturgie du Vendredi Saint aux intentions des Juifs, ce qui fut un progressif processus d’une dizaine d’années. Surtout il conforte Jean XXIII dans son idée de modifier l’enseignement sur les Juifs dans le cadre d’un Concile.
Jules Isaac mourut en 1963, trois mois après Jean XXIII. Il vit les débuts du Concile, mais pas la publication, difficile, de Nostra Aetate le 28 octobre 1965. Quand il mourut, l’essentiel de la tâche qu’il s’était assigné était en voie de réalisation. Qui aurait pu imaginer un résultat pareil en octobre 1943, quand, dans le désespoir après l’arrestation de sa famille, il se précipitait pour récupérer le manuscrit caché de Jésus et Israel, sa chair et son sang, devenu sa raison de vivre et sa façon de communiquer avec sa femme et sa fille gazées à Birkenau ?
Il est certain que la Shoah a obligé à une remise en cause des relations entre Juifs et Chrétiens, mais que sa signification n’a pas été reconnue dans les premières années de l’après guerre. A elles seules, les recherches historiques et archéologiques qui, ces dernières années, ont fait progresser notre connaissance du judaïsme de l’époque de Jésus n’auraient pas suffi. Elles ont confirmé aux spécialistes qu’il était absurde de penser un christianisme naissant déconnecté du milieu juif alors que tous les protagonistes y ont vécu et la plupart n’ont pas eu l’impression de l’abandonner. Mais les conséquences de ces découvertes dans le public n’auraient pas eu d’impact s’il n’y avait pas eu Vatican 2, les changements de catéchisme et les initiatives du Saint Siège et des Conférences Episcopales. Ainsi, le retentissement de Nostra Aetate, qui a été accueillie avec des sentiments de déception par certains Juifs car il s’agissait d’un texte de compromis, a été considérable, car le texte a été mis en application et a vraiment ouvert une nouvelle voie.
L’ombre de la Shoah, c’est la tentation du mal absolu qui rode en chaque homme, c’est le hurlement contre l’intolérable qui remonte jusqu’à Dieu et Le remet en cause, c’est l’obscénité de la poursuite des affaires comme si de rien n’était. L’ombre de la Shoah oblige à chercher les culpabilités, mais elle nous oblige encore plus à prendre notre part de responsabilité. Celui pour qui la Shoah n’est un des multiples événements d’un siècle révolu, tragique certes, mais désormais silencieux, ne comprend pas pourquoi la fraternité humaine est vitale. La mémoire de la Shoah ne signifie pas incrustation dans un passé morbide, mais elle marque le souci d’un avenir meilleur qu’il faudra bien arpenter ensemble.
Les préjugés contre les Juifs restaient forts après la guerre, et la tentation de conversion n’avait pas épargné certains sauveteurs d’enfants. L’affaire des deux garçons Finaly qui dura jusqu’en 1953 est l’affaire Mortara française. Les parents avaient disparu dans la Shoah, les bébés avaient été baptisés. Ils furent exfiltrés et cachés pour ne pas être remis à la justice. Finalement la pression fut la plus forte, et les enfants purent rejoindre leur tante en Israël. Le grand Rabbin Kaplan avait mené les négociations avec le cardinal Gerlier. Cet épisode qui fut un moment de grande tension a montré l’importance des relations personnelles entre Juifs et Chrétiens. La crise avait eu son utilité.
Un mot, au fond synthétise les affaires Mortara, Finaly, comme, bien plus tard, l’affaire du Carmel d’Auschwitz : c’est le mot de substitution, celui qui résume les statues de la cathédrale de Strasbourg, c’est le « verus Israël » remplaçant l’ancienne alliance. Ce fut la doctrine de l’Eglise jusqu’à Vatican II.
Quiconque est convaincu de porter la vérité tend à substituer sa vérité à toute autre. Soutenu par Dieu, pourquoi devrait-il se plier à la loi des hommes, et aux croyances de ceux qui persistent dans l’erreur ?
Il ne m’appartient pas de résumer l’affaire du Carmel d’Auschwitz. C’est en 1985 que l’on découvrit que des carmélites s’étaient installées dans les anciens locaux du théâtre, dans l’enceinte du camp. C’est en 1993, c’est-à-dire 8 ans après qu’elles déménagèrent sur la demande expresse du Pape Jean Paul II. Je ne parle pas ici de l’épisode des croix qui a prolongé de plusieurs années une polémique pénible. Plusieurs cardinaux, Decourtray, Lustiger, le Belge Danneels et le polonais Macharsky étaient intervenus ; pourquoi l’affaire fut-elle si longue ? Le principe de substitution, bien sûr. Comment en vouloir à des religieuses qui prient pour tous, Juifs et chrétiens, et qui sont convaincues que leurs prières seront efficaces, car elles ont la vraie foi et qu’elles prient sincèrement ?
Mais, quelles qu’en soient les intentions, et elles peuvent être très honorables, cette position réduit à rien la vie spirituelle de l’autre, du Juif qui pense que dans un endroit pareil il ne doit rien y avoir, pas de synagogue, pas d’église, seulement le silence. Et il faut comprendre la souffrance profonde de celui qui au souvenir des morts gazés parce qu’il étaient Juifs, doit ajouter la négation, ou plutôt la captation par autrui, de ce qui représentait le noyau de leur vie intérieure. Il me semble que la durée de l’affaire du Carmel a été liée à la difficulté, à l’humilité nécessaire aux protagonistes pour appréhender cette souffrance et devenir à cette occasion, non plus des possesseurs exclusifs de la vérité, mais des chercheurs de sens, dans un chemin qui laisse la place à celui qui recherche différemment, dans une pluralité dont l’homme ne comprend pas forcément la logique.
Dans Nostra Aetate il était écrit que l’Eglise découvrait son lien avec le judaïsme en scrutant son propre mystère. Lors de sa visite à la synagogue de Rome en 1986, Jean Paul II avait développé ce thème et l’avait placé au niveau des rapports humains. « La religion juive ne nous est pas « extrinsèque », mais « intrinsèque » à notre religion. Nous avons donc, à son égard, des rapports que nous n’avons avec aucune autre religion. Vous êtes nos frères préférés et dans un certain sens, on pourrait dire nos frères aînés. »
J’ai entendu en 1999 le Pape Jean Paul II, dans l’ancien ghetto de Varsovie, à l’Umshlagplatz, ce lieu où les Juifs prenaient le train qui les conduisait à Treblinka et à la mort. Voici sa prière dont la ferveur contrastait avec la fragilité physique de l’homme.
Exauce notre prière à l’intention du peuple juif, qu’en raison de ses Pères, Tu continues de chérir. Suscite en lui le désir toujours plus vif de pénétrer profondément ta vérité et ton amour. Assiste-le pour que, dans ses efforts pour la paix et la justice, il soit soutenu dans sa grande mission de révélation au monde de ta bénédiction. Qu’il rencontre respect et amour chez ceux qui ne comprennent pas encore ses souffrances, comme ceux qui compatissent aux blessures profondes qui lui ont été infligées, avec le sentiment du respect mutuel des uns envers les autres.
C’est, je crois, cette fraternité de souffrance, ce qui après tout est la définition de la compassion, qui a poussé le Cardinal Lustiger, lui qui ne participait jamais aux manifestations politiques publiques à manifester après l’assassinat de Ilan Halimi.
Et c’est cette même fraternité qu’ont ressentie ceux qui accompagnaient le Cardinal à Birkenau dans sa longue, douloureuse et silencieuse méditation devant la stèle qui marquait l’emplacement de la « petite maison rouge », cette maisonnette derrière le bois de bouleaux où sa mère a probablement été gazée.
On ne peut parler avec l’autre si on ne sait pas ce qui le fait souffrir. Une fois que sa souffrance est reconnue, l’autre n’est plus chosifié, instrumentalisé, il ne peut plus être substitué.
La béatification de Pie XII est, on le sait, l’objet d’une polémique ancienne. Comme d’autres, je pense qu’il faut attendre d’ouvrir les archives pour que les historiens puissent travailler en indépendance et sans présupposé. Mais je me suis demandé pourquoi cette question entrainait chez moi des réactions d’une certaine âpreté. Je pense que j’ai compris. Au delà de la controverse sur ce qu’a fait Pie XII par rapport à ce qu’il aurait pu faire, à ce qu’il a dit par rapport à ce qu’il aurait pu dire, il y a cette réalité indéniable : après la guerre, il n’a pas parlé, il n’a pas trouvé et probablement pas cherché les mots pour exprimer que l’extermination organisée de ces six millions d’innocents marquait une rupture dans l’histoire de l’humanité, que cette rupture interpellait tous les hommes et en premier lieu lui, lui le guide spirituel qui avait vu le crime se dérouler devant ses fenêtres, lui qui connaissait si bien le monde culturel des meurtriers. Quelques mots, rien de plus. Mais en ne prononçant pas ces paroles-là, Pie XII semblait manquer de compassion, refuser tout partage avec la souffrance des victimes. Celles-ci se trouvaient donc substituées, noyées par des abstractions, une fois de plus, une fois de trop. Et cette douleur-là, nous en portons l’héritage.
Mesdames et Messieurs,
Pour ceux qui croient aux miracles, et je suppose qu’il y en a dans cette salle, l’évolution des relations entre les l’Eglise et les Juifs depuis la guerre tient de l’extraordinaire. Du concile de Latran IV à celui de Vatican II, dans la même ville 750 ans plus tard, le regard sur le judaïsme a été marqué par le mépris qui préfigure la damnation. Depuis 1965, malgré les difficultés d’enfantement de Nostra Aetate, les résistances, les compromis et les déceptions, un immense chemin a été parcouru, chemin qui fut solidifié par les pontificats de Jean XXIII, Paul VI, Jean Paul II et actuellement celui de Benoit XVI, chacun à sa manière. Je me rappelle avec émotion Benoit XVI recevant les représentants de la Communauté juive de France à la nonciature en septembre 2008, lors de son voyage en France.
Au regard de l’historien, l’évolution est spectaculaire, au regard de l’individu qui vit le quotidien, c’est une situation qui paraît évidente. On ne connaît jamais les difficultés de construction de la route qu’on arpente. C’est là une des difficultés du dialogue. La commémoration est nécessaire, mais à elle seule, elle est rarement enthousiasmante. Cela étant, nous savons que chaque fois que des transformations ont lieu, un observatoire est nécessaire pour analyser les évolutions et repérer et si possible prévenir les points de contention. Les trains n’arrivent pas à l’heure spontanément.
Une autre difficulté tient au caractère asymétrique de ce dialogue. L’histoire n’a pas mis les protagonistes dans des situations analogues, il y avait un très lourd passé d’enseignement du mépris qu’il fallait apurer avant que l’on pût parler de dialogue interreligieux. Il était donc normal que le travail de rapprochement essentiel fût venu de l’Eglise.
Mais l’asymétrie est plus profonde encore : le christianisme a émergé du sein du judaïsme, ce qui entraîne des réflexions théologiques auxquelles les Juifs ne sont nullement tenus d’adhérer, eux dont la doctrine s’était organisée au préalable. La belle image de frères aînés que Jean Paul II a popularisée n’implique pas forcément que les Juifs vont considérer les chrétiens comme leurs frères cadets. Mais notre souhait est qu’ils s’habituent à les considérer comme leurs frères….
A un niveau encore plus essentiel, le Rabbin Joseph Soloveitchik, le maitre de l’orthodoxie juive américaine, avait déclaré, à la suite de Nostra Aetate, que tout dialogue portant sur la religion était impossible car l’expérience religieuse des uns est irréductible à celle des autres. En tant que représentant d’une organisation non religieuse, je n’ai de toute façon pas à entamer de dialogue sur des points de religion. D’autres, qui en ont la capacité et la légitimité, par exemple le Grand Rabbin de France Gilles Bernheim et le cardinal de Lyon Philippe Barbarin se sont engagés dans ce type d’échanges. La phrase du Rabbin Soloveichik doit donc être discutée aujourd’hui. Je pense par principe, que en toute activité, un regard éloigné, peut nous apporter beaucoup d’éclaircissements sur nous-mêmes et la signification de nos pratiques.
Bien sûr, du côté juif il n’y aura pas l’équivalent de Vatican II, ou de texte comme Nostra Aetate. Mais cela ne signifie nullement que les effets du dialogue et notamment ceux du « moment Jean Paul II » ont été négligeables. On oublie souvent les paroles, on oublie souvent les actions, on n’oublie pas les moments d’émotion. L’image de Jean Paul II glissant sa prière de paix dans les interstices du Mur du Temple à Jérusalem a bouleversé les Juifs plus que toute déclaration. Elle a de fait inauguré une ère nouvelle avec le monde catholique, celle de l’ami.
A New York, il y a quelques années, lors d’une ces magnifiques rencontres entre Evêques et Rabbins organisées par le Cardinal Lustiger avec le Congrès Juif Mondial, j’ai assisté à la réconciliation du Cardinal avec le Grand Rabbin Israël Lau. On se souvient que en 1995, ce dernier avait durement critiqué Jean Marie Lustiger en voyage en Israël pour avoir abandonné la foi de ses pères. Les convertis ont dans la tradition juive une réputation épouvantable. Et de voir ces deux hommes s’embrasser, quelques années plus tard, était non seulement une magnifique expérience humaine, mais l’indice d’un très profond changement dans la mentalité juive. On avait vilipendé le déserteur, on trouvait l’ami, on allait accepter le frère.
Le dialogue judéo-chrétien n’a de sens que s’il maintient la différence, s’il ne recherche pas le syncrétisme, s’il élargit le champ du questionnement comme l’entendait le Père Michel de Certeau, auquel se réfère souvent Gilles Bernheim. J’ajouterai que le dialogue implique non pas uniquement de « vivre ensemble », mais de « faire ensemble », c’est à dire de se donner des projets communs pour transformer ce monde en un meilleur endroit.
Je suis très fier de participer, trop peu, aux activités du Père Patrick Desbois à Yahad in Unum. Son travail, auquel j’associe sa merveilleuse équipe, rend leur densité, la dignité de leur sépulture et l’individualité de leur histoire à ces centaines de milliers de Juifs massacrés en Europe de l’Est, comme les recherches de Serge Klarsfeld que nous entendrons à Drancy, ont rendu leur individualité humaine aux Juifs déportés de France. Mais avec Patrick Desbois, le prêtre, il ne s’agit pas seulement d’un travail de mémoire, il s’agit d’un travail véritable de ce que nous appelons en hébreu le Tiqqun Olam, la réparation du monde.
Finalement, je ne voudrais pas esquiver le contexte et singulièrement la situation au Proche Orient. Je n’ai pas parlé jusque-là en tant que Président du Crif, c’est-à-dire une Association active dans le champ politique. Je pense que nous avons l’obligation, surtout nous qui habitons ailleurs que dans la zone du conflit israélo palestinien, et plus encore dans une manifestation de ce type, à tenir le politique à distance, bien qu’il tende à venir en filigrane. Il y a là aussi une question de respect pour les divers intervenants ; et je remercie tout particulièrement ceux qui viennent de là-bas et qui doivent confronter des situations difficiles et parfois inextricables. Ce que je voudrais simplement est que nous n’utilisions aucun moment de ce colloque comme d’une tribune de propagande.
Dans le bouleversement du monde arabe qui se déroule devant nous, nous avons tous les mêmes espoirs et nous avons tous les mêmes craintes, car nous avons tous les mêmes ennemis. Nous savons que ces craintes et ces espoirs ne sont pas directement liés à la résolution du conflit israélo-palestinien, mais à des problèmes de gouvernance politique et religieuse que nul pays n’a pu ou su gérer correctement Nous savons que la situation de minoritaires sous pression engendre des contraintes particulières. Nous l’avons connu dans notre histoire. Nous savons que le peuple palestinien dans son ensemble aspire à l’indépendance et à la paix, comme le peuple israélien aspire à la paix et à la sécurité. A nous, dans notre périmètre de possibilités, de privilégier l’écoute et de renforcer ces aspirations Et à nous, en particulier, de faire que notre dialogue serve d’exemple au contre exemple du discours intégriste qui sous toutes ses formes menace aujourd’hui nos sociétés et notre civilisation
Monsieur le Ministre, Mesdames et Messieurs,
J’ai mentionné à plusieurs reprises le Cardinal Lustiger. Vous trouverez dans vos documents le texte de l’épitaphe qu’il a voulu inscrire sur sa tombe à Notre Dame. Elle est unique. Dans cette superbe maison des Bernardins, qui, plus que toute autre, est sa maison, je remercie profondément les administrateurs de nous avoir en toute générosité permis d’organiser ce symposium du Comité de Liaison entre le Vatican et l’IJCIC.
Je remercie le Cardinal Vingt Trois, Président de la Conférence des Evêques de France, de nous honorer de son amitié toujours disponible et toujours efficace, dans le commun souvenir de celui qui fut pour lui son maître et son prédécesseur.
C’est à moi qu’il revient de vous faire l’annonce qui explique les photos qui sont devant vous : en accord avec le Cardinal Vingt Trois, nous avons lancé le projet d’un Mémorial dédié au Cardinal Jean Marie Lustiger dans le Néguev, au Sud d’Israël, dans la petite ville de Yeroham, non loin de Arad, sur ce qu’on appelle dans la Bible, la route des Rois. Ce sera, avec l’aide du KKL, le Fonds National Juif, un petit amphithéâtre, entouré d’arbres qui permettra au visiteur et au pèlerin de se reposer pour réfléchir à cet homme exceptionnel qui s’est battu jusqu’aux derniers jours de sa vie pour promouvoir le rapprochement entre Juifs et Catholiques et l’extirpation de l’antisémitisme.
Je rappelle à cette occasion que le Cardinal Decourtray a lui aussi son Mémorial sur le Mont Sion à Jérusalem.
Inscrire ces têtes de pont du dialogue sur la terre d’Israël est en quelque sorte un devoir sacré.
Permettez moi de remercier ceux qui, catholiques ou Juifs, ont œuvré avec acharnement pour que ce rassemblement puisse se dérouler à la satisfaction de tous, et notamment les jeunes avec Marco Gonzalez et toute l’équipe de Yahad, Madame Thaillaud et l’équipe des Bernardins, Stéphanie Dassa et l’équipe du Crif, sans oublier le travail effectué par l’équipe de Salomon Ohayon pour la logistique.
Je vous remercie.
Richard PRASQUIER
27 Février 2011