Texte de la conférence de Carême du 17 mars 2013 : « Croire en Dieu, une option ? »

Par Mgr Éric de Moulins-Beaufort, évêque auxiliaire de Paris.

Croire en lui ou ne pas croire, pourrait-ce être une option que l’on prend ou que l’on ne prend pas, ou bien à laquelle on renonce après essai ? Non, bien sûr. Croire en Dieu ou ne pas croire en lui commande toute la façon de comprendre le fait de vivre. C’est pourquoi un croyant a du mal à se représenter la mentalité de celui qui ne croit pas et le non-croyant celle du croyant. En réalité, croire n’est pas simplement avoir quelques opinions en plus et ne pas croire en avoir en moins. Croire en Dieu ou ne pas croire en lui requiert de chacun qu’il affronte le sérieux de la vie. L’acte de foi, dans sa structure même, requiert notre engagement dans l’existence, dans la substance de la vie. Que nous le voulions ou non, nous avons à choisir. Là, dans ce sérieux, Dieu vient à notre rencontre. Nous l’y accueillons ou bien nous le refusons, mais lui, toujours, nous y cherche.

 Biographie de Mgr Éric de Moulins-Beaufort, évêque auxiliaire de Paris.

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Texte de la conférence
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Les conférences seront publiées dans un livre à paraître le dimanche 24 mars 2013 aux éditions Parole et Silence.

Croire en Dieu : une option ?

Dieu serait-il une option ? Dieu serait-il un objet que nous pourrions indifféremment ajouter ou non à notre compréhension du monde ? Croire en lui ou ne pas croire en lui, serait-ce remis à notre fantaisie ? Non, bien sûr, pas du tout. Dieu n’est pas facultatif, croire en lui n’est pas une option si l’on songe aux options que l’on réclame pour la voiture que l’on achète : noire ou verte, avec téléphone mains libre ou sans. Croire en Dieu n’est pas une possibilité que l’on ajoute à ses capacités ou à ses opinions, comme si nous étions dans un supermarché et qu’au fil de notre vie, nous mettions tel ou tel produit dans notre caddie ou bien l’en retirions, tout bien pesé, pour rester raisonnables. Croire en Dieu n’est pas non plus une option comme un de ces choix que la vie parfois nous contraint à faire, quand il faut bien avancer, presque à pile ou face. On vous propose un poste à Dunkerque ou Perpignan, à New-York ou à Shanghai. Vous hésitez : professionnellement, il y a beaucoup de pour et un peu de contre ; familialement, votre conjoint réagit avec enthousiasme ou avec réserve ; il faut tenir compte de vos enfants, de vos parents. Il faut trancher, vous décidez, vous espérez que le résultat vous sera bénéfique à tous les niveaux. L’avenir dira si le pari a été gagnant ou non. Mais, pour ce qui est de croire en Dieu ou de ne pas croire en lui, le plus souvent, nous avons le temps, la vie devant nous. Rien ne presse. La question nous arrive rarement comme une question urgente. Et pourtant, croire en Dieu, c’est une question de vie ou de mort, - soyons plus précis : de vie de plus en plus grande ou de vie de plus en plus petite et étroite

Un philosophe canadien de renom, Charles Taylor, a montré dans un livre récent que nous vivions depuis quelques décennies dans un « âge séculier ». Il parle des pays occidentaux, avant tout. Dans ces pays, dans le nôtre, croire en Dieu est, disons, pour ne pas employer toujours le mot « option », une possibilité parmi d’autres. Rien ne nous y oblige, en tout cas pas dans la vie sociale ni dans la sphère culturelle, et rien, ou très peu, dans nos pays, ne nous l’interdit. A première vue, ce n’est pas l’option la mieux portée, pas la plus ordinairement choisie. Le discours commun explique qu’une évolution inéluctable détacherait fatalement et de plus en plus les hommes de ces pays modernes et technicisés de la croyance en Dieu, devenue inutile, voire encombrante ou dangereuse. Charles Taylor montre très bien, avec quelques autres, que la réalité est plus riche et plus subtile. Dans un monde complexe et compliqué, les options spirituelles se sont multipliées pour chacun. Le jeu est largement ouvert. La gamme complète des positions est possible à tous ou presque, en notre temps, quelle que soit son origine sociale ou ethnique ou sa culture d’appartenance. Le croyant peut-il comprendre dans sa foi, par sa foi, ce moment spirituel où nous sommes ?

D’abord précisons le problème et poursuivons notre comparaison. Les hommes ne sont pas devant ces possibilités comme les clients du rayon des costumes d’un grand magasin : chacun à égalité mais avec des besoins ou des goûts divers qui leur feront choisir des produits différents et répartiront harmonieusement les profits entre les multiples maisons de couture. Une expérience très simple fait percevoir que croire en Dieu ou ne pas croire ne sont pas des options parmi d’autres. Celui qui croit a beaucoup de mal à comprendre celui qui ne croit pas, disons même qu’il ne le comprend pas du tout. Et celui qui ne croit pas ne comprend pas davantage, quoi qu’il en pense ou en dise, celui qui croit. La preuve en est que lorsqu’un non-croyant parle de la foi, tâche d’expliquer ce que serait selon lui croire, le croyant ne se retrouve pas dans la présentation donnée. Mais, réciproquement, lorsqu’un croyant évoque la non-foi, il est vraisemblable que les non-croyants s’estiment incompris, peut-être même pas respectés. Croire en Dieu n’est pas seulement ajouter quelques opinions au stock des opinions qu’une culture véhicule. Croire en Dieu ouvre un regard entier sur la réalité. La foi donne de voir des liens qui n’ont rien d’évidents pour qui ne croit pas ; elle fait ouvrir les yeux sur des aspects que le non-croyant ne peut soupçonner. Mais ne pas croire, ne pensons pas que ce soit moins que cela. Ne pas croire ne revient pas à effacer tel ou tel aspect de ce que d’autres possèdent ou le remplacer par telle ou telle opinion. Le regard porté sur le réel est différent.

Il est vrai que notre monde moderne paraît avoir établi un domaine pour lequel le sens commun juge souvent que croire ou ne pas croire en Dieu ne change rien. C’est le domaine de la science. Là règne l’objectivité. Là, croyants et incroyants ne peuvent que s’accorder sur les mesures que les mathématiques ou les statistiques permettent de faire, sur les observations que l’astronomie ou la biologie réalisent et même sur les théories qu’on en tire. Sans doute. Deux et deux font quatre pour tous, et la terre tourne autour du soleil pour tous. Mais qu’est-ce que cela fait ? Même si le regard scientifique s’étend de l’infiniment grand à l’infiniment petit, même s’il remonte au plus près de l’origine du cosmos et s’il perce les équations de ce qui viendra, que résout-il de la vie et de la mort et de l’amour et de moi tout simplement ? Le domaine scientifique peut tout embrasser, il n’est pourtant qu’un canton découpé dans le réel, une tranche du réel coupée du reste, posée dans la lumière du regard objectif et passée au scalpel de l’ingéniosité et de la curiosité de l’esprit humain. Le regard scientifique ne connaît pas plus le réel que le médecin ne connaît le patient qu’il examine : il sait de lui bien des choses, mais quel accès a-t-il à qui est celui-ci ? Pour d’immenses tranches de la réalité croyants et incroyants se retrouvent dans les mêmes descriptions, les mêmes diagnostics, les mêmes solutions. A vrai dire, ils n’ont guère besoin de savoir s’il est parmi eux des croyants et des incroyants. La réponse à une telle question ne changera rien au problème ni non plus à sa solution. Mais ce sont là des tranches du réel, et moi, - je veux dire, tout homme lorsqu’il vit en première personne, là où il vit en première personne -, mais moi, je ne vis pas le réel comme une accumulation de tranches ou de couches bien distinctes les unes des autres, mais comme un tout global, dans lequel et face auquel je dois me situer. La force de l’homme moderne, lentement construite au long des siècles, est sa capacité à appréhender le réel selon différents regards, chacun laissant les autres jeter leur lumière à leur façon ; mais il faut bien que cet homme moderne soit, de temps à autre, quelqu’un.

Croire en Dieu n’est pas ajouter l’opinion qu’il existe un Dieu à la somme de tout ce que tout le monde sait et pense, comme la fantaisie d’ajouter une cause plus ou moins lointaine à ce réel, tout restant inchangé. Et ne pas croire en Dieu n’est pas refuser cette fantaisie ni même se refuser à une telle fantaisie pour se contenter de ce que tout le monde sait et pense. Croire en Dieu, s’il s’agit vraiment de Dieu, cause première, ultime, toujours présente, indispensable, de tout ce qui est, imprègne tout le rapport au réel, sans empêcher pour autant de respecter les différents regards possibles qui découpent différentes tranches. Ne pas croire en Dieu n’est pas se passer d’une hypothèse de plus, c’est regarder le réel autrement et le vivre autrement. Comprendre cela est important : il y va de la destinée de l’humanité, de la capacité des hommes à se respecter en vérité et à aller au bout de ce qu’ils sont, de ce qu’est un être humain.

Avouons-le. La foi chrétienne a introduit cette complication que nous essayons de décrire. Jusque-là nous avons dit : « croire en Dieu » sans spécifier. Mais que Dieu soit Trinité, que Jésus soit vrai homme et vrai Dieu et non pas l’un sans l’autre, que l’Église soit sainte, qu’il y ait la vie éternelle, sont des articles de foi, et précisément pas des articles à acheter, chacun à son gré, dans une boutique. La foi prend tout ou ne prend rien. Les dogmes ne s’ajoutent pas les uns aux autres comme des accessoires à la mode un temps et puis qui disparaissent avant de redevenir chics. Les articles de foi ou les dogmes ne font qu’expliciter l’acte de foi dans sa plénitude. C’est parce que Dieu est qui il est que l’homme lui répond par la foi. Qu’est-ce que croire en Dieu ? La formule elle-même devrait nous faire réfléchir. Elle a été mise au point par les chrétiens, au commencement du christianisme. Pas seulement croire qu’il y a Dieu : croire en lui. En latin et en grec, les chrétiens ont imaginé de mettre le complément à l’accusatif comme pour un verbe de mouvement : credo in unum Deum, chantons-nous, et aussi credo in Jesum Christum et credo in Spiritum sanctum. Pas seulement donc « croire que Dieu existe » ou « croire à Dieu », lui faire confiance, mais « croire en lui », c’est-à-dire se laisser entraîner dans sa vie à lui. Croire en Dieu, c’est recevoir de lui une autre origine, une autre racine. C’est ne plus tant être descendant d’Adam qu’être fils ou fille de Dieu lui-même, fils bien-aimé ou fille bien-aimée du Père, participant de l’engendrement éternel du Fils où le fait d’appartenir à une chaîne d’engendrements humains reçoit une signification plus pleine. Croire en Dieu, les premiers chrétiens le savaient bien, n’est pas avoir un partenaire surnaturel avec qui négocier quelques avantages ou quelques garanties ici-bas, à tout le moins quelque remise de peine : je suis malade, qu’il me guérisse, je lui donnerai ce qu’il faut pour cela ; si je ne guéris pas, qu’il me donne du moins de la force, il sera payé de retour. De telles prières ne sont pas méprisables, mais que les choses soient claires : croire en Dieu, c’est déposer sa vie entre les mains de Celui qui est le Vivant, qui est la Vie, qui peut seul m’introduire dans la vie en vérité ou en plénitude, dans la vie dont l’intensité et la variation des couleurs et des saisons de la vie ici-bas n’est que la défiguration ou la grimace, au mieux le pâle reflet. Croire en Dieu, c’est vivre, accéder à la vie, enfin et pour toujours ou ce n’est rien. Pour moins que cela, il n’y aurait pas eu de martyrs.

Alors, chers amis croyants, nous devons nous garder d’une pensée trop facile. Devant nos frères et nos sœurs incroyants, ne nous rendons pas la tâche trop aisée. Deux psaumes, - à vrai dire ils sont presque identiques, un doublet de psaumes -, pourraient nous mettre sur une fausse piste face à l’incroyance. Le psaume 13 et le psaume 52 nous font chanter tous deux : « L’insensé dit dans son cœur : “Pas de Dieu” ». « L’insensé » : la parole est terrible. Sont-ce vraiment les insensés, ceux qui ne réfléchissent pas, qui nient l’existence de Dieu ? Pouvons-nous affirmer cela quand tant de gens sages et de grande valeur humaine ne se connaissent pas de Dieu et ne voient pas d’où ils apprendraient à en connaître un. Ces deux psaumes ou ce double psaume, à les regarder de près, ne sont pas si faciles que cela à comprendre. Le priant poursuit : « Tout est corrompu, abominable, pas un homme de bien, pas même un seul. » Mais qui parle ? Est-ce un juste innocent de tout mal qui se plaint que les insensés, ceux qui nient Dieu, sont partout et l’oppriment ? Mais pourquoi celui-là resterait-il fidèle ? Ou bien est-ce quelqu’un qui constate la corruption du monde et en vient à douter de Dieu en qui il croyait ou disait croire jusque-là ? Alors, l’insensé serait celui qui, face aux duretés et cruautés du monde et aux souffrances en ce monde, viendrait à douter de l’existence de Dieu parce qu’il n’en perçoit pas la bonté et la puissance. Qu’est-ce donc que croire en Dieu ? Croire qu’il existe et attendre de lui qu’il améliore ce monde ? Est-ce être d’avis qu’il y a Quelqu’un plutôt que rien mais laisser faiblir cette opinion lorsque le cours des choses nous entraîne ou entraîne ceux que nous aimons vers la souffrance ou la maladie et la mort ? La folie ne consisterait-elle pas à douter de Dieu parce que nous sommes confrontés à la méchanceté des hommes ou à l’injustice du sort ? L’insensé n’est pas l’incroyant mais le croyant qui ne supporte pas que Dieu affronte l’injustice de ce monde et la violence des hommes.

Nous devons, nous tous chrétiens, une certaine reconnaissance à Luther, et à Calvin sans doute, et quelques autres avec eux. Car ils nous ont rappelé avec force, une force parfois excessive et unilatérale dans ses moyens, que croire en Dieu ne pouvait être autre chose que me livrer, moi, à son jugement. Croire en Dieu ne peut être s’en remettre à une cléricature, si compétente et de bonnes mœurs soit-elle, et accepter pour argent comptant ce qu’elle enseigne, sans s’en préoccuper davantage. Et pas plus croire en Dieu ne saurait être laisser une caste sacerdotale, quelle que soit sa nature, exploiter les besoins religieux irrépressibles des hommes en proposant un catalogue entier de choses à faire pour compenser un déficit d’actes bons et saints. Certes, les grands docteurs catholiques le savaient bien, et beaucoup de petits docteurs aussi. Mais dans un monde tout entier chrétien, il était facile de se laisser aller. Non : croire en Dieu ne saurait être vivre selon le Prince de ce monde et compter sur les autres, sur les saints, sur les anges, sur la Vierge Marie, sur l’Église entière et sur la souffrance et le sang de Jésus pour rattraper ce que l’orgueil, la vanité, l’envie, la colère, la gourmandise, m’auront conduit à faire, pour compenser les prédations à quoi je me serai laissé aller sans retenue. Nous, catholiques, savons mieux que Luther que Dieu n’est pas jaloux de notre désir de bonheur, que ce désir lui-même et ce qu’il nous inspire traduit quelque chose de la communion qu’il veut avec nous, mais qui osera nier que parfois seul l’excès se fait entendre, seule la sainte colère remue des habitudes devenues trop confortables ? Croire en Dieu n’est pas espérer de lui des avantages terrestres si légitimes soient-ils ; ce n’est pas certes pas vivre en ce monde comme si Dieu n’y était pas et y donner libre cours à mon besoin de dominer les autres, de les soumettre à mes désirs ou chercher à bâtir ce monde à ma guise, et ce n’est pas non plus, attitude plus banalement partagée, plus facile, plus humaine, me trouver un petit coin de confort suffisant et le protéger contre toute intrusion, contre toute demande non prévue, et ce n’est pas davantage organiser ce monde le mieux possible, c’est-à-dire le moins mal possible pour moi, et appeler cela le « royaume de Dieu sur terre », et puis, pour tout le reste, implorer et faire implorer la miséricorde divine.

Croire en Dieu, c’est attendre de lui qu’il me dise à moi qu’Il veut, Lui, que je vive pour l’éternité. C’est le faire, non comme le caprice d’un insensé qui s’imaginerait être le centre du cosmos, mais avec le sérieux sans limite, le sérieux radical, de celui qui ose vouloir attirer sur lui un tel regard de bienveillance du Dieu vivant, celui qui est venu à nous en Jésus. La rampe dressée devant la cathédrale pour nous permettre de contempler sa façade à l’occasion du jubilé des 850 ans nous offre la possibilité impressionnante d’être à la hauteur du Juge qui s’est fait notre Sauveur, de le regarder et de nous en laisser regarder. Là se joue le fait de croire en Dieu et non pas dans les discussions sans fin auxquels l’esprit humain est prompt à réduire la question essentielle. Veux-je recevoir de Dieu venu à moi la vie en plénitude ou bien est-ce que je me dérobe, est-ce que je prends certaines choses et m’esquive sur l’essentiel ? Qui croit en Dieu dans le Christ se pose cette question, ou plutôt tâche d’y répondre par toute sa vie en acceptant pour mesure le Seigneur Jésus lui-même et ses commandements et l’aide de l’Esprit-Saint et des sacrements et de l’Église entière. Qui croit en Dieu dans le Christ fait de sa vie une réponse en acceptant de découvrir son péché, de plus en plus, mais en se confiant à la puissance de Celui qui s’est approché de nous.

S’il s’agit de cela, - et il s’agit bien de cela -, alors croire en Dieu, croire en Dieu vraiment, en vérité, suppose une attitude préalable, une attitude de fond : prendre la vie au sérieux, prendre ma vie à moi, mon existence, au sérieux. Et, à ce niveau-là, - il est capital que nous, croyants, en soyons convaincus -, tous les hommes sont à égalité. Est-ce que je prends le fait que, moi, je suis vivant au sérieux ? Ou encore : suis-je prêt à chercher toujours plus quel est le sérieux de mon existence, du fait que, moi, j’existe ? Suis-je prêt à honorer le sérieux de ce fait ? Suis-je prêt à ordonner ma vie, à l’orienter, à m’engager moi-même dans mon existence pour me tenir toujours à la hauteur de ce sérieux-là ? On peut être croyant et même pratiquant et ne jamais se placer au niveau de cette question fondamentale. On peut être incroyant ou non-croyant ou mal-croyant et s’y tenir de toutes ses forces. Toutes les configurations sont possibles. Cette question ne se pose pas à chacun de façon explicite ; tous ne la repèrent pas comme telle. Mais tous les hommes y répondent, le sachant ou pas, par leur façon d’être, par leur manière de s’engager dans ce qu’ils font ou ne font pas. Tous les hommes prennent position face à cette question. Rarement en toute conscience, mais jamais sans conscience.

Face au fait que, moi, j’existe, ma manière de vivre, mes actes, traduisent mon option, ils expriment ma détermination ; ils m’aident à l’approfondir ou, au contraire, ils m’entraînent à la fuir. Mais jamais je ne peux rester en position de neutralité, en quelque sorte sans bouger dans une direction ou dans l’autre, vers la prise au sérieux ou vers la négation de ce sérieux. Comprenons-le bien : la question : est-ce que, moi, je prends le fait d’exister au sérieux, n’est pas la sécularisation de la question : y-a-t-il Dieu ou non ? Elle n’est pas une manière d’universaliser une question que beaucoup ne se posent pas. Comprise par un croyant, la question : « Prends-tu ton existence au sérieux ? », c’est la question que Dieu lui-même pose à tout homme du fait même que celui-ci existe. C’est pour tous la question qu’impose le fait d’être un être humain et de vivre comme tel, c’est-à-dire de se penser soi-même face à tous les autres comme unique et pourtant dépendant de tous. Peut-être certains, peut-être beaucoup, s’ingénient-ils à esquiver cette question. Peut-être, dans certains états de la culture ou dans certains systèmes sociaux ou encore par certaines pratiques, quelques-uns cherchent-ils à imposer à d’autres êtres humains que ce sérieux de leur existence ne les concerne pas, eux ? – Je pense ici à l’esclavage, à la torture. Mais peut-on vraiment empêcher cette question de se poser et le seul fait de vivre comme être humain de presser d’y répondre en tout ce que un homme fait ou ne fait pas, pense ou renonce à penser, en amont de toute formulation explicite. En tout cas, dans la profession de foi, que je le veuille ou pas, c’est au sérieux de ma vie que je réponds, et si je ne me tiens pas du tout à ce niveau, ma profession de foi reste verbale, ma foi n’est pas un acte, et je serai jugé sur cette mesure-là. Quant au non-croyant, il peut travailler de mille manières son engagement, il peut puiser en lui-même et dans le patrimoine de l’humanité bien des façons de progresser dans sa prise en compte de cette question.

Croire en Dieu ne se décrète pas. Ne pas croire en Dieu non plus. Parce que l’acte de foi engage l’être humain au plus profond de sa liberté, il connaît des degrés divers. Il peut s’approfondir, se purifier, saisir des zones nouvelles de l’intelligence et de la volonté et de la sensibilité. Il est travaillé par le contenu même de la foi, par la Bonne Nouvelle qu’il s’agit d’accueillir et de prendre au sérieux, mais il est non moins travaillé par la vie elle-même, par la capacité à se disposer pour ses joies ou pour en affronter l’injustice, celle du sort tout autant que celle des hommes. Souvent, les non-croyants disent des croyants qu’ils ont bien de la chance de croire, ou de pouvoir croire, car cela leur simplifie l’existence. Cette manière de comprendre la foi peut traduire une certaine envie de croire ; elle est plus fréquemment marquée de commisération, les non-croyants se jugeant volontiers plus courageux d’affronter, eux, la gravité de la vie sans se rassurer à bon compte. Ce jugement touche, bien sûr, une tentation possible chez les croyants : celle d’aller vite en besogne, de vouloir, parce qu’ils croient, toucher déjà les bienfaits promis. Il en résulte chez certains croyants une vision de l’existence que l’on pourrait qualifier de « kitsch » : tout y est trop beau et trop facile. Il suffirait d’une bonne morale et d’un peu de bonne volonté, peut-être de quelques bonnes lois, et tout le monde vivrait dans l’anticipation du Royaume annoncé. Ce « kitsch »-là fait peur aux non-croyants, et ils ont raison. Seulement, il n’est pas le fruit de la foi, de l’acte de foi en sa vigueur, mais celui de la capacité des hommes d’émousser dans leurs représentations de la réalité la densité de la vie. A cette tentation, des non-croyants peuvent céder aussi.

Le croyant, lui, doit savoir que le Dieu vivant, le Dieu rédempteur et créateur, ne cesse de le travailler pour élargir et approfondir en lui l’acte de foi, plus précieux que l’or le plus fin. Dieu vient vers le croyant à travers la substance de sa vie pour le conduire là où il n’avait pas prévu d’aller, l’obligeant à trouver, dans la Bonne Nouvelle qu’il doit recevoir tout autant qu’en lui-même, des ressources et des profondeurs qu’il ne soupçonnait pas. A chaque pas, le croyant doit surmonter le risque de devenir l’« insensé » qui reprocherait à Dieu de ne pas lui apporter ce que lui réclamait. C’est pourquoi le croyant doit se garder de comprendre la non-foi, l’incrédulité ou le refus de la foi de manière superficielle. Dans cet acte aussi, il y a des degrés, des formes diverses. Le croyant se doit de supposer qu’il y a dans l’acte de ne pas croire le fruit d’une prise au sérieux de l’existence. Il se doit d’y reconnaître une détermination, un choix de la liberté provoquée par la substance de la vie. Si tel homme en tire de quoi nier Dieu, il se trompe assurément, mais son engagement, lui, n’est pas sans valeur. Le Dieu vivant, le Dieu qui révèle, est venu justement affronter ce refus de l’homme. Dans le Christ Jésus, il s’y est confronté et, par sa mort et sa Résurrection, il a acquis la puissance de dépasser, de retourner tout refus. Dieu seul peut faire cela, et il le fait comme il le veut. Ce qui importe, c’est que l’homme se décide. Dieu seul peut juger de la qualité de ce que chacun engage.

Nous sommes ainsi conduits à un diagnostic sur l’époque où nous sommes, où nous avons à croire ou à ne pas croire en Dieu. Son originalité est que nos sociétés se donnent le devoir de satisfaire les désirs de tous et s’organisent pour cela. Pendant des millénaires, il est arrivé que des sociétés entières mobilisent leurs ressources matérielles, culturelles et spirituelles pour répondre aux désirs d’un seul, considéré comme divin. Plus récemment, nos sociétés occidentales ont acquis les moyens de faire face aux besoins de leurs membres, de presque tous en tout cas. Poussées par leurs prouesses techniques, elles s’engagent sur une piste nouvelle. Rien n’y oblige absolument. Faut-il entrer dans ce chemin nouveau ? Au carrefour où nous sommes, d’autres voies sont possibles. Se laisser glisser, se convaincre qu’une fatalité nous conduit là, c’est une option. Pas vraiment un choix, mais une option justement, une détermination, malgré tout. Qu’est-ce que désirer ? Assurément, il est bon d’être « l’homme des désirs ». Mais les « désirs forts, les désirs purs » ont-ils quelque chose à voir avec les innombrables produits tous différents et pourtant tous identiques que la technologie fait briller à nos yeux qui se laissent fasciner ? Que l’enfant lui-même puisse devenir l’un de ces produits, promis par la technique à correspondre toujours mieux aux désirs de ceux qui le réclament, pourrait nous alerter. Dans une société fascinée par ses prodiges technologiques, l’homme ne risque-t-il pas de ne jamais se mettre face au sérieux de l’existence ? D’esquiver la rencontre de la substance de la vie, remplacée à ses yeux par l’exploration du catalogue des objets à sa disposition ?

Grâce à Dieu, ce fait en alerte quelques-uns, croyants ou non, parce qu’il en reste toujours quelques-uns. Les désirs de l’homme ne doivent-ils pas tous être purifiés, creusés, approfondis, éprouvés par l’attente et la frustration pour que jaillisse enfin le vrai désir, celui qui fait vivre ? Puis-je croire en Dieu et réclamer la mobilisation des énergies humaines et cosmiques pour que l’objet de mes désirs me soit procuré ? Puis-je correspondre au sérieux de mon existence en investissant mon désir dans les multiples désirs que l’ingéniosité humaine peut éveiller en moi ? Dans une telle société, la communion des croyants, l’Église, a la responsabilité de faire retentir, à temps et à contretemps, la question du sérieux de l’existence. Elle n’est pas la gardienne des mondes anciens, elle n’est pas la garante d’un ordre dépassé. Sa présence empêche que la substance de la vie soit tout à fait oubliée, niée, et que la liberté des hommes se dispense de s’y heurter. Pour cela, il peut arriver que l’Église soit détestée. Peu importe. Seul compte que les hommes soient mis en état de se déterminer. Dieu alors pourra les rejoindre, à sa manière.

Des croyants peuvent se laisser abuser. Leur seul avantage est que la profession extérieure de la foi leur maintient toujours ouverte la possibilité de se reprendre, de se laisser de nouveau conduire par la Parole qui sauve. Des non-croyants, pour qui sait regarder, se montrent capables de porter cette question et de traverser le détroit dangereux, de prendre la bonne route sans se laisser tromper ou troubler par les promesses vaines, parce qu’ils vivent au niveau de leur liberté réelle. Et ceux-là peuvent être reconnaissants à l’Église du rôle qu’elle joue. L’époque où nous sommes représente un vrai danger et aussi une vraie grandeur. Plus que jamais, il revient à chacun de se placer lui-même face au sérieux de son existence. Il est possible de l’esquiver, de regarder ailleurs, de sauter à un autre niveau, mais c’est un choix, et pas une fatalité.

Le Dieu vivant, le Dieu en lequel il est juste et bon de croire, ne vient pas répondre aux questions des hommes ; il ne vient pas non plus résoudre les problèmes des hommes ; encore moins vient-il combler les désirs des hommes. Il vient provoquer en chacun sa liberté, travailler l’épaisseur des habitudes, des convictions, des principes, des opinions, mettre chacun devant des choix petits parfois, grands à d’autres moments, pour que tout homme ait à se déterminer d’une façon ou d’une autre. Croire en Dieu ou ne pas croire en Dieu ne se décide pas froidement après un temps de réflexion. Ce n’est pas non plus le fait de chaque individu, un à un. C’est une réponse totale de l’humanité, où les hommes s’aident ou se gênent, où des non-croyants peuvent ouvrir des pistes qui serviront aux croyants et où les croyants portent déjà ceux qui n’entendent pas encore. Cette recherche a la taille de l’histoire humaine entière. Elle ne sera dénouée qu’au jour du jugement.

Croire en Dieu n’est pas un fait universel, pas même parmi les religions. Le judaïsme peut être défini pour certains par sa pratique ; l’islam mérite aux yeux de quelques-uns le nom de foi pure parce qu’il est soumission pure à Dieu qui révèle, mais la foi au sens chrétien du terme, croire en Dieu comme le christianisme en représente l’expérience, n’a pas d’analogue. Il y faut une alchimie de la grâce et de la liberté, de l’appel de Dieu, souverainement libre, - pourquoi moi et pourquoi pas toi ? Pourquoi lui et pourquoi pas moi ? -, et de la capacité d’adhésion de l’homme, arraché à ses peurs et ses inquiétudes. Il faut que la Nouvelle ait retenti et il faut que quelqu’un l’ait non pas seulement entendue mais écoutée, mieux encore en ait été saisi, marqué au fer. Mais il est un fait que cette Parole a été proclamée, il est un fait qu’elle est portée, bien ou moins bien, peu importe, par des hommes et des femmes concrets, par l’Église, il est indéniable qu’elle suscite un écho qui parcourt le temps et l’espace. Cette Parole, certains la perçoivent dans la force de sa proclamation, d’autres seulement dans son écho lointain. En chacun elle vient à la rencontre de la question du sérieux de l’existence qui se pose à tout homme. Cette question-là est l’analogue de la foi.

« Que veux-tu que je fasse pour toi ? », a demandé Jésus. Veux-tu vivre, et vivre davantage ? Alors, car c’est la même question, veux-tu qu’autrui vive aussi ? A quoi es-tu prêt pour cela ? Croire en Dieu, vivre et aimer, en effet, c’est tout un.

Je vous remercie.

Conférences de Carême à Notre-Dame de Paris 2013 : “Croire, une chance pour tous”