Conférence de Mgr Laurent Ulrich - L’apport de la synodalité à la recherche théologique

Jeudi 17 octobre 2024 - Centre Sèvres, Facultés Loyola Paris

Cinquante ans du Centre Sèvres, Facultés Loyola Paris

Ouverture du colloque

L’apport de la synodalité à la recherche théologique, voilà une affirmation qu’il m’est demandé de commenter. Je veux bien consentir à l’affirmation, car je crois en effet que le Pape François nous oblige à avancer sur ce chemin des pratiques synodales et que la théologie se nourrit des pratiques que la foi inaugure et développe. Par ailleurs, la charge épiscopale comporte une responsabilité de vigilance théologique et devrait réveiller chez le pasteur un goût pour la recherche ; cependant, la période très dense de ces dernières semaines avant la réouverture de Notre-Dame ne m’a pas laissé toute la disponibilité d’esprit et le temps nécessaire à la concentration, pour m’y investir profondément. Aussi je prie pour que l’on prenne mon propos sous le mode d’une interrogation humble et modeste.

C’est évidemment une banalité de dire que le terme même de synodalité n’apparaît pas dans les textes du Concile Vatican II, et que le plus grand nombre de citations concernant les synodes s’applique à la pratique des Églises orientales. Et ce n’est déjà plus très nouveau de dire que le Pape François nous convoque à relire ce concile à l’aune de ce critère. Le mot de synode figure bien dans le corpus conciliaire, mais il évoque l’institution du synode qui est un événement dans la vie d’une Église particulière, d’une province, voire d’une région regroupant plusieurs provinces, d’un pays ou de l’Église universelle. Penser l’ensemble de la vie ecclésiale sous l’angle de la synodalité impose une reprise, ou une relecture de la pratique de l’Église depuis soixante ans, et des doctrines qui se sont élaborées à partir de ces expériences à tous les niveaux de notre vie ecclésiale. Tel ou tel de mes confrères évêques plus âgés que moi et donc plus proches de l’événement du concile lui-même, ont beaucoup regretté que cette piste n’ait pas davantage été suivie dans les vingt à trente années immédiatement postérieures à Vatican II.

J’ai eu la chance de participer à cinq synodes : deux où j’étais un membre actif – j’étais vicaire général à Dijon ; deux que j’ai présidés, un diocésain, l’autre provincial ; et le cinquième est le synode des évêques à Rome sur la vocation et la mission de la famille auquel le Saint-Père m’avait nommé en plus des évêques élus par notre Conférence épiscopale.

Selon mon souvenir, la pratique de la synodalité a commencé à s’installer, du moins chez nous en France, après la parution du Code de Droit canonique de 1983, dans la mesure où ce Code donnait quelques règles pour la tenue de synodes dans les Églises particulières ; les canons 460 à 468 donnent un cadre pour leur validité et laissent une grande liberté à l’évêque diocésain pour en composer l’assemblée et surtout pour en faire un lieu de liberté de parole : selon le canon 465, « toutes les questions proposées seront soumises à la libre discussion des membres dans les sessions du synode. » D’après les autres canons, c’est à l’évêque diocésain de juger de l’opportunité de célébrer un synode, après avoir consulté le conseil presbytéral – c’est la seule obligation préalable ; et c’est lui qui demeure le seul législateur dans son Église diocésaine, n’ayant d’autre obligation finale que celle de décider, signer et promulguer les textes qui lui paraissent nécessaires, puis de les faire connaître à son métropolitain et à la Conférence des Évêques. On ne dit pas ce que fait le métropolitain en matière de publicité des textes de son propre synode diocésain !

Cette faculté donnée aux évêques diocésains a paru être une ouverture très heureuse, une opportunité à saisir pour faire advenir dans les Églises particulières ce renouveau attendu par beaucoup de chrétiens, cette possibilité de laisser s’exprimer librement une opinion catholique à l’intérieur même de l’institution ecclésiale. C’est aussi pourquoi certains évêques n’ont pas voulu en prendre le risque : les uns retardant simplement le moment d’y recourir en jugeant que ce n’était pas encore mûr ni indispensable, d’autres préférant des démarches de type synodal qui ne s’enfermeraient pas dans ces prescriptions canoniques pourtant légères. J’ai personnellement plutôt le sentiment que les lois, les canons pour nous, sont faites pour indiquer les limites de ce qu’il ne faut pas faire et que le respect des dites lois énoncées et connues donne davantage de force aux décisions prises.

Cependant cette tournure prise par la pratique des synodes diocésains a fait coïncider la synodalité avec des moments particuliers dans la vie des diocèses. Certes, on a entendu que la tenue d’un synode devait être réglée par certains formalismes d’assemblée, qui ont pu sembler familiers à beaucoup de militants associatifs. Et il a fallu un certain temps pour qu’on prenne conscience qu’un synode est célébré, comme un concile et comme une assemblée sacramentelle : ce verbe qui figure dès le canon 461 semble être là, sans susciter ni étonnement ni commentaire ! Et pourtant il introduit la notion que le synode n’est pas un acte parlementaire, mais un acte de discernement ecclésial sous la conduite de l’évêque et l’inspiration de l’Esprit Saint.

Ce qui introduit une première voie de recherche théologique. Dans un numéro récent et fort éclairant de la revue de l’Institut catholique de Paris sur la synodalité [1], Jean-Louis Souletie résume bien son point de vue : « Par et dans la liturgie, les fidèles apprennent à faire corps avec d’autres, comme dans la synodalité qui leur apprend à discerner ensemble l’appel de Dieu pour la tâche ecclésiale ici et maintenant. » L’auteur y montre comment tous ont part à la mission et il s’appuie sur les textes conciliaires pour rappeler que les dons de l’Esprit sont faits en vue de la mission, que la formation du laïcat doit contribuer à cette participation de tous, et que cette participation est naturellement diversifiée – selon la vocation de chacun – ad ædificationem.

Ce faisant, deux autres questions me semblent conjointes à celle-ci. D’une part qu’en est-il de cette diversification, de cette participation différenciée, autrement dit de cette collaboration attendue entre tous les membres du synode, selon leur vocation, selon leur état de vie et leur responsabilité propre dans la mission de l’Église ?

D’autre part, comment articuler le moment particulier de la célébration du synode, et la façon de vivre synodalement dans toutes les dimensions et dans tous les moments de la vie de l’Église ?

Dans le premier document de travail ouvrant la période synodale 2021-2024, le Pape François cite cet aphorisme de Saint Jean Chrysostome : Église et Synode sont synonymes. Il l’avait déjà exprimé dans le grand discours du 17 octobre 2015, son premier manifeste – le mot, je crois, convient assez bien pour ce texte majeur qui dit une intention profonde et une orientation décisive de son magistère. La tradition de l’Église en Occident n’avait pas définitivement ignoré cela, mais l’avait formalisé à ce point que le mot même a dû être redécouvert par les forces vives de nos Églises particulières qui s’y sont attachées comme à une promesse de renouveau, modérée aussi par un certain scepticisme voire une réelle défiance sur sa capacité à faire bouger une trop vieille institution.

Le défi à relever commencera donc par une clarification : une identification et une aussi une distanciation à l’égard des formules de la démocratie parlementaire. J’ai tâché de l’exprimer il y a quelques jours devant députés et sénateurs, dans l’homélie de la messe que l’archevêque de Paris a coutume de célébrer, au début de l’automne, lors de la rentrée du Parlement. Dans la situation troublée de notre démocratie, aussi bien à la suite de la dissolution inattendue de l’Assemblée Nationale au début de l’été que dans le contexte d’hyper individualisme et de morcellement de notre société ou de ses multiples fractures, j’essayais d’indiquer les voies du dialogue patient et respectueux de la parole d’autrui, plutôt que de la joute offusquée et méprisante, qui se manifeste trop souvent dans nos hémicycles familiers.

Et j’introduisais cette notion ecclésiale de la synodalité et sa pratique en évolution dans notre Église catholique, au milieu d’ailleurs des pratiques des autres Églises. « La synodalité, disais-je alors, a donc cette double qualité, tellement utile et adaptée à notre époque, qu’elle garantit le respect de tous en permettant à chacun de s’exprimer en conscience. Jamais nous ne nous lasserons d’affirmer qu’il n’est de liberté qui vaille, ni de fraternité possible, et encore moins d’égalité, si la conscience de chacun n’est pas respectée de manière pleine et première. » Non sans ajouter immédiatement : « Le débat parlementaire n’est évidemment pas de même nature, mais il requiert aussi le respect de la parole de l’autre en vue de parvenir le plus sûrement à l’intérêt général qui le guide, voire même au bien commun le plus propre à créer de la cohésion dans le cadre d’une authentique démocratie. »

Évidemment, nos démocraties parlementaires ont du mal à résister aux pressions nées du retour des régimes autoritaires, des volontés impériales qui remettent la guerre à l’ordre du jour, et elles paraissent affaiblir nos projets de fraternité ; mais nous comprenons que l’enjeu de la parole libre et partagée dans les sociétés démocratiques est aussi fort pour la vie du monde que celui qui préside à la recherche synodale de la communion qui est don de Dieu à recevoir pour le bien de toute l’Église et le salut du monde.

Dans ce même discours d’octobre 2015, François soulignait cette proximité, voire cette exemplarité : « Comme l’Église qui “marche au milieu” des hommes, participe aux tourments de l’histoire, cultivons le rêve que la redécouverte de la dignité inviolable des peuples et de la fonction du service de l’autorité puissent aider aussi la société civile à se construire dans la justice et dans la fraternité, générant un monde plus beau et plus digne de l’homme pour les générations qui viendront après nous. »

Dès lors, il faut voir l’enjeu d’élaborer la doctrine sociale de l’Église, la place de sa réflexion sur l’écologie par exemple, et la construction de son éthique dans un dialogue où, certes, elle peine à se faire entendre, non comme des injonctions mais comme des contributions au bien commun des sociétés. Ce qui souligne la nécessité que ces réflexions doivent être menées conjointement dans un esprit synodal que les Académies pontificales et les Universités catholiques se font un devoir d’honorer.

Il ne suffit pas de dire, et je l’ai moi-même dit, à temps et peut-être à contre-temps, que la conflictualité toujours latente, et souvent patente, à l’intérieur de nos communautés, rendait nécessaires ces moments de travail, de prise de conscience des dissensus et de marche vers des consensus, cette expérience synodale. D’ailleurs, il serait bien insuffisant de penser que la synodalité est la réponse chrétienne et instrumentale à l’inévitable conflictualité qui anime la vie des familles, des associations, des sociétés et donc de l’Église et de ses communautés.

Il ne suffit pas de dire non plus, mais c’est bien de le rappeler, que la discipline synodale des Églises exige la majorité des deux-tiers comme signe de consensus ; et cette discipline est exigeante. Il faut encore travailler, pour la rendre davantage perceptible et consciente dans nos communautés, la notion même de synodalité en la distinguant d’une pratique parlementaire. Il ne s’agit pas de creuser une originalité, mais de saisir le sens d’une mission et donc la raison d’une attitude qui n’est pas seulement appelée dans des moments d’assemblée que sont les synodes lorsqu’ils sont célébrés, mais de faire percevoir la raison de ces comportements typiques de l’expérience chrétienne.

D’ailleurs, si on limitait la synodalité à être une méthode de gouvernement, on se laisserait tenter par la simple nécessité institutionnelle de créer des organes qui en affadirait la signification en devenant des instances administratives qui ne cessent de s’ajouter les unes aux autres sans garantie de plus grande efficacité. Lorsque dans la Constitution apostolique Praedicate Evangelium le Pape François pose le principe de base que la Curie romaine est un instrument au service non seulement du Pontife romain mais des évêques et des Églises particulières, il l’invite à se convertir en un service synodal et missionnaire : « La Curie romaine ne se situe pas entre le Pape et les évêques, elle se met plutôt au service des deux selon les modalités propres à la nature de chacun. » [2] Et il faut en dire autant de nos curies diocésaines.

« Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous serez donné par surcroit » [3], tel est le fond de la démarche qui n’est pas en quête de structures et d’organisations, mais désir de conversion qui engage chaque disciple du Christ et chaque communauté fidèle. La démarche synodale est celle d’un discernement et suppose l’engagement d’une conscience droite prête à l’obéissance de la foi.

D’où me semblent jaillir encore d’autres questions jointes à celles que je viens de relever. La première qui me vient à l’esprit est déjà bien contenue dans mes propos : la synodalité ne concerne-t-elle que la nécessité de décider et donc le rapport à l’autorité ministérielle ? Comment pourrait-on décrire pour aujourd’hui une manière chrétienne de vivre qui ne soit jamais une aventure individuelle où le corps évoque davantage une sorte de propriété personnelle et unique sur laquelle chacun exerce son droit autonome qui lui fait revendiquer sa place dans l’ensemble social plutôt que de chercher une communion signifiant un destin commun ? La synodalité n’est pas d’abord une posture face à une autorité, et, pour l’autorité ministérielle, elle n’est pas une façon de trouver un nouvel équilibre, plus conforme aux exigences contemporaines. Elle ne peut pas se tourner en un agencement convenable du rapport des forces en présence dans l’Église. Elle est bien davantage que cela et a affaire avec le mystère de la relation du croyant avec son Seigneur dans son Corps qui est l’Église et dans le monde qu’il aime et vient sauver. Nous avons certainement besoin de comprendre cela davantage et mieux.

Ce qui ne veut pas dire – question suivante – qu’il n’y ait pas de rapport entre synodalité et autorité ministérielle. Toujours dans ce fameux discours d’octobre 2015, le Pape François fait de la synodalité le ‘cadre d’interprétation’ des ministères : « La synodalité, comme dimension constitutive de l’Église, nous offre le cadre d’interprétation le plus adapté pour comprendre le ministère hiérarchique lui-même. Si nous comprenons que, comme dit Saint Jean Chrysostome, « Église et Synode sont synonymes » [4] – parce que l’Église n’est autre que le « marcher ensemble » du troupeau de Dieu sur les sentiers de l’histoire à la rencontre du Christ Seigneur – nous comprenons aussi qu’en son sein personne ne peut être « élevé » au-dessus des autres. Au contraire, il est nécessaire dans l’Église que chacun s’« abaisse » pour se mettre au service des frères tout au long du chemin. »
Il faut donc bien que ce principe même de la synodalité nous aide à comprendre la vraie nature des ministères, qu’ils soient ordonnés ou institués. Ce sont évidemment deux questions en une seule, à la mesure de la nouveauté qu’ont introduite les Motu proprio Spiritus Domini, du 11 janvier 2021 et Antiquum ministerium, du 10 mai de la même année.

Mgr Matthieu Rougé, dans un article tout récent [5] , pose le principe de la promotion réciproque de la synodalité et du ministère ordonné. Le sacerdoce baptismal et le ministère étant ordonnés l’un à l’autre, selon la formule conciliaire [6] et non pas seulement ce dernier au premier, c’est la dimension sacramentelle de toute l’Église et de toute la vie chrétienne qui s’en trouve pleinement reconnue. Mais cela situe l’activité principale de la vie de l’Église non pas essentiellement sur des décisions d’administration et d’organisation pastorale des communautés ecclésiales, mais sur celles de l’unité et de la communion dans la foi. « Certains prêtres se demandent parfois, avec la douleur plus que respectable d’une perte apparente de sens pour leur vie pleinement donnée, ce que deviendrait leur responsabilité dans une Église à la synodalité plus nettement affirmée et vécue. En réalité leur vocation sera d’autant plus respectée, honorée, attractive – comme elle l’est déjà pour beaucoup –, qu’elle sera centrée sur la mission de transformer comme eucharistiquement la communauté humaine qui leur est confiée, en réalité en quelque sorte sacramentelle, ‘signe et moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain’. » [7]

Il me paraitrait intéressant de prolonger cette réflexion suggestive au sujet des autres ministères, les ministères institués renouvelés par les deux Motu proprio déjà cités. Et encore au sujet du diaconat, depuis notamment que Benoît XVI a corrigé les canons 1008 et 1009, supprimant pour le diaconat la mention de la participation au pastorat.

Parvenu à ce point de la modeste réflexion que je vous livre au début de ces deux journées de colloque célébrant les cinquante ans de votre Faculté, qui succédait au brillant itinéraire de celle de Fourvière, je me mets dans la disposition de poser une question plus décisive qui courait à travers les précédentes : la vocation missionnaire de l’Église exige-t-elle la synodalité ? Par exemple, envisageant la question de la distinction entre le parlementarisme auquel nos cultures modernes se réfèrent et la synodalité comme mode d’être de l’Église, introduire le caractère sacramentel de l’Église c’est nous obliger à un saut qualitatif : nous ne réduirons pas la mission et la signification de l’Église à une activité de transformation des structures sociales, à un projet millénariste. Nous recevons l’Église en ses diversités pas toujours faciles à concilier, comme une forme du paradoxe chrétien, un don gratuit à faire fructifier pour que soit annoncé le Royaume qui vient. C’est une tâche d’explicitation permanente qui vous revient, mesdames et messieurs, frères et sœurs ; et c’est aussi dans le même temps, une tâche pratique qui concerne chaque baptisé dans l’Église comme disciple-missionnaire, chaque fidèle du Christ comme son frère ou sa sœur, chaque membre de son Corps vivant dans le monde, son corps sacramentel.

+ Laurent Ulrich, archevêque de Paris

[1La synodalité, Transversalités n°169, Revue de l’ICP, JL Souletie, La liturgie, pédagogie de la synodalité, p.71-83

[2Constitution apostolique du 19 mars 2022, §8.

[3Mt 10, 33

[4Commentaire du psaume 149

[5Dans Charitas, Cahier de l’école de théologie de la Communauté Saint Martin, n°19, automne 2024

[6Lumen Gentium, 10

[7Lumen Gentium, 1. Article cité, p. 65.

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