Conférence de Mgr Laurent Ulrich : « Marcher ensemble et se rassembler pour annoncer le Christ. Des lieux de pèlerinage pour la mission de l’Église. »

22 juillet 2024 - Basilique Sainte-Marie-Madeleine de Vézelay

« Marcher ensemble et se rassembler pour annoncer le Christ.
Des lieux de pèlerinage pour la mission de l’Église. »

Avoir demandé à l’archevêque de Paris de parler du rôle des lieux de pèlerinage dans l’Église d’aujourd’hui ne relève sans doute pas du plus pur hasard. Et cela rejoint directement, dans tous les cas, une de mes préoccupations dans la perspective de la réouverture de Notre-Dame de Paris. Le 8 décembre, comme cela est prévu, Paris va retrouver sa cathédrale. Mais, depuis un certain 15 avril 2019, on est en droit de se demander si le monde entier n’a pas adopté cette cathédrale comme sienne. Est-ce un nouvel effet de la mondialisation ? Est-ce au contraire la manifestation d’une ferveur populaire qui est de toujours ? Nous serions tentés de répondre : les deux, sans doute ! Et cet exemple de la mobilisation autour de Notre-Dame, une mobilisation qu’on peut aussi bien qualifier de planétaire que de populaire, nous offre un parfait sujet d’étude de ce phénomène de la piété que tout un peuple est capable d’exprimer particulièrement autour des lieux de pèlerinage.

1° Pèlerinage

Cela nous oblige à nous arrêter, en préambule, sur ce que représente le pèlerinage dans la foi chrétienne et sur ceux que nous considérons comme pèlerins. Je remarque que la statistique aime mesurer la fréquentation des grands édifices chrétiens : 2,5 millions au Mont-Saint-Michel, près d’1 million ici-même auprès de sainte Marie Madeleine, et 12 à 14 millions pour Notre-Dame de Paris avant son incendie. Mais le statisticien même le plus adroit saurait-il affiner ces chiffres pour nous dire combien de pèlerins et combien de visiteurs sont au cœur de ces foules ? Tout le monde connaît ce bon mot du saint pape Jean XXIII qui, à la question du nombre de personnes travaillant au Vatican, aurait répondu : « pas plus de la moitié » ! Et c’est un peu la même gageure, le même labeur inutile que de vouloir distinguer pèlerins et visiteurs : à ma connaissance, les musées ne comptent pas les pèlerins qui s’y pressent, même les musées d’art sacré ou ceux qui accueillent les chefs d’œuvre les plus inspirés de l’art religieux ! Il me semble donc qu’on ne saurait considérer qu’en entrant dans une église catholique on ne puisse rester un simple touriste. Car chacun y est accueilli en pèlerin. Le mot latin peregrinus désigne l’étranger, celui qui vient d’ailleurs : cet ailleurs qui se définit en lien avec ce Royaume de Dieu vers lequel nous allons, auquel nous voulons contribuer, et dont nous savons que chacun est appelé à rejoindre. Comprendre le sens chrétien de la démarche de pèlerinage nous oblige donc nous-mêmes à un premier déplacement : oublier nos soucis de catégorisation, d’étiquettes, de motivations prêtées aux uns ou aux autres, pour mieux nous reconnaître d’abord par l’humanité qui nous rapproche. À Notre-Dame de Paris, nous parlons de visiteurs et non de touristes !

2° Synodalité

La synodalité, autre notion chrétienne, ne correspond pas à une autre définition. Dans une attitude pleinement chrétienne, il n’y a pas de catégorisation à effectuer avec tous ceux que la vie nous fait rencontrer, ceux avec lesquels nous gagnons tant à marcher d’un même pas. Sur les routes de pèlerinage, par exemple vers Compostelle (« on part en voyageur, on arrive en pèlerin ! ») qu’il n’est évidemment pas incongru d’évoquer ici, on sait l’effort que représente le rythme de la marche. Chaque pas nous rapproche du but ; notre foulée est l’expression de notre facilité ou de nos difficultés à atteindre ce but : l’allonger ou la raccourcir pour suivre le rythme de l’autre est d’autant plus exigeant. Il faut renoncer à son confort, déplacer son point de vue, pour considérer pleinement l’autre, le reconnaître vraiment comme notre prochain. La synodalité n’est donc rien d’autre que de porter sur le monde le regard du Christ. N’est-il pas l’image même de celui qui a consenti à abandonner toute facilité et toute prérogative pour aller à la rencontre des pécheurs que nous sommes ? [1] La synodalité est donc loin d’être une mode nouvelle, ou encore moins une dialectique absconse, obscure : sa prise en compte par l’Église universelle passe actuellement par des processus qui peuvent nous paraître longs, tortueux, indécis, mais elle n’est rien d’autre que l’exigence même faite à tout disciple du Christ. J’ai toujours remarqué au cours des synodes – et j’en ai vécu personnellement cinq : deux à Dijon auxquels j’ai participé comme vicaire général, un que j’ai convoqué et présidé en Savoie, un régional ou « provincial » dans le Nord pour les diocèses de Lille, Arras et Cambrai, et celui auquel le Pape François m’a invité au sujet de la famille en 2015 – qu’au milieu de processus laborieux, à un moment donné une lumière se fait et porte à la communion. Dans une procession, en vous approchant de l’Eucharistie, viendrait-il à quiconque l’idée de ne pas respecter le pas de celui ou de celle qui le ou la précède, de bousculer tout le monde en ne leur prêtant aucune attention ? Non, bien évidemment ! Et c’est là une simple parabole du caractère incontournable de la synodalité : placée sous la conduite de l’Esprit Saint, c’est la respiration même de l’Église. Quel vivant pourrait se passer de respirer ?
Saint Jean Chrysostome écrivait au IVe siècle : « Église et synode sont synonymes », et le Pape François, dans un grand discours en 2015, disait : « le synode, c’est chacun à l’écoute des autres, et tous ensemble à l’écoute de l’Esprit Saint. »

3° Piété populaire et mission de l’Église

Ainsi, il y a bien un lien direct entre nos innombrables pèlerinages sur cette terre et ce moment particulier que le pape François nous invite à vivre en montrant une nouvelle fois à l’Église qu’elle est et ne peut être que synodale. Reste maintenant à voir comment nos lieux de pèlerinage et ce que nous en faisons, servent particulièrement cette mission de l’Église. Et pour cela, il faut s’arrêter sur la notion de piété populaire, puisque c’est dans cette catégorie - hélas encore une ! - qu’on enferme ce que l’on peut et que l’on doit considérer avant toute chose comme un élan spontané. En disciples missionnaires, nous nous disons en effet que notre but est de rejoindre tout le monde : nous voulons que la piété, l’expression de la foi, soit la plus répandue, et enracinée « au cœur des masses », pour reprendre le titre d’un ouvrage jadis célèbre. Et comme le rappelle le Directoire pour la piété populaire et la liturgie, il s’agit bien de désigner des « manifestations cultuelles (…) qui, dans le cadre de la foi chrétienne, s’expriment d’abord (…) en empruntant des aspects particuliers appartenant en propre au génie (…) d’une culture. » [2]Bien sûr, toute piété est appelée à devenir populaire : combien de traditions et coutumes greffées sur la liturgie proposées par l’Église elle-même sont aujourd’hui pleinement reçues par les cultures de nombreux continents, et aujourd’hui tellement recouvertes du vernis de la sécularisation qu’on peinerait presque à retrouver leur éclat liturgique originel ? Mais il reste aussi, comme en tout véritable dialogue, une place pour que les hommes et les femmes rencontrent le Christ et expriment leur foi par des pratiques propres à leur culture. Il n’y a pas à confondre cela avec un paganisme irréductible ou récidivant, mais dans l’expression d’un face-à-face entre Dieu et l’humanité qui ne peut passer que par ce que cette humanité a reçu. Pour cette raison, je pense qu’on peut considérer la piété populaire à la fois comme l’image même de la pauvreté de l’humanité, une pauvreté de moyens, et comme une de ses plus grandes richesses. Et dans tous les cas, il s’agit d’un canal extraordinaire pour diffuser l’Évangile. Forts de ces certitudes, je vous propose donc de considérer maintenant ce qui m’a été demandé d’évoquer avec vous ce soir : la manière dont un lieu de pèlerinage peut s’inclure, de façon synodale, dans l’annonce de l’Évangile. Et c’est aussi en résonance avec ce que nous proposerons sous les voûtes de Notre-Dame que j’aurai plaisir à illustrer ce qui m’apparaît comme trois étapes essentielles de nos vies, considérées dans nos pérégrinations de disciples missionnaires.

4° Entrer en conversation

« L’Église doit entrer en dialogue avec le monde dans lequel elle vit. L’Église se fait dialogue, l’Église se fait message, l’Église se fait conversation. » Paul VI, Ecclesiam suam, 6 août 1964.

Notre démarche nous conduit en premier lieu à entrer en conversation. Tout le monde en a fait l’expérience : si vous parlez en cheminant, vous êtes bien obligé de marcher au même rythme que votre interlocuteur ! Mais même sans prononcer un mot, parce que parfois le dialogue n’est pas facile à établir, s’efforcer de rester auprès d’un compagnon de marche crée déjà avec lui un lien de conversation. L’attitude de Dieu n’est d’ailleurs pas différente : nous le croyons parfois absent, parce que nous n’entendons pas sa voix. Mais il reste auprès de nous, fidèle, infiniment plus fidèle que nous, et prêt à entrer en conversation. C’est ainsi qu’un lieu de pèlerinage se présente. Il aura attiré des pèlerins qui ne savent pas toujours ce que signifie ce lieu, qui ont pu être d’abord sensibles à son architecture, par son côté spectaculaire, sa renommée artistique, des événements dont la valeur culturelle aura été remarquée et médiatisée.
Et puisqu’il s’agit là d’un trait commun à notre culture, il faut y reconnaître une forme de piété populaire. Visiter les églises est une occupation qui intéresse bien au-delà du cercle des catholiques fervents. Mais le propos du guide, s’il puise honnêtement à l’histoire et au sens du monument, n’offre-t-il pas déjà une annonce du contenu de la foi ? Les amateurs de musique, les festivaliers, applaudissent l’acoustique des lieux qui magnifie le talent des interprètes. Mais tout au long de ces moments de communion musicale, dans ces intermèdes proprement méditatifs, certains ne se laissent-ils pas questionner par la foi reconnue comme la raison première de l’édifice qui permet ce moment d’évasion du quotidien, qui sera pour certains un instant de grâce ?
Voilà donc bien que, sans même que le sanctuaire ait proposé un moment liturgique, le visiteur est déjà entré en conversation avec les hommes et les femmes de son temps. Les fatalistes déplorent que les églises se vident et que personne ne s’intéresse plus à elles ; les réalistes observent l’engouement exceptionnel pour le patrimoine sacré de notre pays et la mobilisation pour cette cause. Il faut réconcilier ces deux points de vue et rappeler à ceux qui doutent de l’avenir de nos églises comme de monuments cultuels qu’elles ne cessent pas de remplir cette fonction cultuelle quand elles accueillent les joies et les peines de nos contemporains, dans toute la largeur et la hauteur de leurs expressions.
Ceux qui ont connu Notre-Dame de Paris avant son incendie se rappellent le murmure des foules qui la parcouraient en tous sens, s’engouffrant dans l’obscurité des bas-côtés où sommeillaient les œuvres d’art des chapelles noyées dans une même grisaille. On honorait certes la possibilité de voir Notre-Dame, d’entrer, de parcourir les lieux, mais sans chercher forcément à entrer en conversation avec eux : les offices étaient là pour ceux qui le souhaitaient. Ce n’était guère qu’avec les membres de la Communauté d’Accueil dans les Sites artistiques (CASA), que s’opérait, certes de belle façon, cet essai de rejoindre ceux qui ne pensaient pas effectuer autre chose qu’une visite. S’il est donc une façon sûre d’introduire la modernité dans la cathédrale Notre-Dame - dans la poursuite de ce que CASA représentait déjà ! - c’est bien en faisant donner au monument toute sa valeur missionnaire. Vous le savez, le Christ a lui-même dit, au sujet de ses disciples : « Si eux se taisent, les pierres crieront ! » [3] Ce sont donc les pierres elles-mêmes qui s’adresseront à chacun : l’architecture, la succession de représentations artistiques remises en valeur et dans un ordre évocateur, permettront aux visiteurs, en suivant simplement le fil de leur déambulation, de parcourir l’histoire du Salut, à travers des figures de l’Ancien Testament, au nord, et de la Nouvelle Alliance, au sud. Mais Notre-Dame renouera aussi avec sa programmation de concerts. Car c’est par la musique qu’elle entre aussi grandement en conversation avec nos contemporains. Enfin, comme tout Trésor de cathédrale, celui de Notre-Dame peut jouer un rôle essentiel. Montrer les objets que les fidèles ont offerts, que des artistes ont patiemment réalisés, mettant tout leur talent au service du culte divin, c’est convoquer tout à coup des siècles de témoignage de la foi chrétienne. Pour entrer en conversation avec nos contemporains friands d’histoire, d’exploits artistiques, d’émotions esthétiques… des contemporains simplement humains en somme, on gagne à considérer combien sont vivantes ces pierres qu’on pensait muettes. Nos églises, nos sanctuaires sont des monuments : souvenons-nous que ce mot de monument a pour sens premier de désigner tout ce qui perpétue le souvenir. Et ainsi, nous n’oublierons jamais que la monumentalité chrétienne est un synonyme de témoignage !

5° Prise en compte intégrale de l’être humain

Cela nous conduit à évoquer une seconde exigence qui m’apparaît dans la mission évangélisatrice de nos sanctuaires : la prise en compte intégrale de l’être humain. Elle peut nous évoquer la volonté d’éducation intégrale qui est celle de tout enseignement catholique et qui rejoint très simplement la mission reçue du Christ lui-même : « Allez ! De toutes les nations faites des disciples : baptisez-les au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, apprenez-leur à observer tout ce que je vous ai commandé. » [4] Si nous sommes appelés à entrer en conversation avec l’humanité, comme Dieu n’a eu de cesse d’entrer en conversation et de faire alliance avec elle, jusqu’à lui donner son Fils, c’est parce que nous avons quelque chose à lui apprendre. Nous avons une Bonne Nouvelle à lui révéler. Le Christ ne dit pas « apprenez-leur ce que je vous ai commandé », mais « apprenez-leur à observer tout ce que je vous ai commandé ». Il insiste donc sur la pédagogie qui va de pair avec tout apprentissage, sur l’accompagnement. Cette pédagogie qui se fait accompagnement est aussi une méthode synodale.
En effet, ceux qui ont enseigné savent qu’il s’agit là d’une école d’humilité, de patience : il ne suffit pas que le professeur avance pour que les élèves suivent. Et comme un bon pasteur, l’enseignant est tantôt en avant, tantôt en arrière, et toujours à l’écoute de chacun de ses élèves. C’est cette attitude que nous devons imiter pour que la Parole de Dieu soit pleinement reçue et pleinement vécue. Nous ne pouvons, pour cela, négliger aucune caractéristique de l’humain. L’homme n’est pas seulement un être de chair ; il n’est pas seulement un esprit : il faut se garder de s’enfermer ou de débattre d’un tel dualisme. L’être humain est un corps et une âme, indissociables et qui concourent à son indéfectible dignité.
Or, ce n’est pas aux qualités, aux prouesses, ni aux facultés qu’est conditionnée la grâce qui, étant destinée à tout être humain, doit être aussi universellement proposée. Nous ne pouvons, pour cela, faire l’économie d’aucun canal, d’aucun vecteur capable de rejoindre chacun et chacune. En bref, il s’agit de rejoindre les grands désirs de l’humanité en lui apportant des réponses éternelles et non des solutions à courte vue. Et il s’agit aussi de former des consciences de nouveaux disciples missionnaires. Pour cela, nous devons faire comprendre, aimer et cultiver l’Évangile dans la vie de ceux qui nous sont envoyés ou de ceux vers qui nous nous avançons, n’ayant pour cela que nos faibles moyens réciproques pour témoigner et entendre l’inouï de cette Parole de Dieu.
Allant au fond des choses, la piété populaire prend alors le sens d’une proposition de la foi par l’entremise de ce que tout un chacun est naturellement capable de percevoir et de ressentir, ce qui s’adresse d’abord aux sens avant de laisser la raison l’interroger. Je pense, par exemple, à la place première et centrale que nous avons voulu donner aux fonts baptismaux de Notre-Dame. Ils sont destinés à un usage qui, comme dans la plupart des églises, les avait fait disposer dans une chapelle ; l’évolution des pratiques liturgiques conduisait à les remplacer par un simple bassin ; ce sera maintenant dès l’entrée dans la cathédrale, dans l’axe du portail central, que chacun découvrira les nouveaux fonts baptismaux de Notre-Dame. Les voir ainsi dès l’entrée dit autant qu’une longue catéchèse la place première et centrale du baptême dans la vie chrétienne. Et l’autel qui répondra esthétiquement aux mêmes critères renverra pareillement, par l’Eucharistie, à l’ensemble des sacrements. Sans oublier la croix dorée de Marc Couturier (1994), demandée par le Cardinal Lustiger, et qui dialogue avec le baptistère et l’autel.
Mais, plus encore, c’est le nouveau reliquaire de la Couronne d’épines qui illustre parfaitement la place que l’Église réserve à la dévotion populaire. Il y a tout, dans l’histoire de cette Sainte Couronne pour frapper les consciences humaines, comme une catéchèse pour tous : la fragilité de cette relique devant les chocs de l’histoire qui l’ont épargnée, les figures historiques qui lui sont liées, la contemporanéité de l’arrivée de cette relique et de la construction des cathédrales gothiques, l’élan de cette période médiévale qui traduit une ferveur et un enthousiasme qu’on aime admirer, tout cela conduisant finalement à nous rappeler le sacrifice du Christ, notre Salut. La contemplation de la Couronne d’épines permet donc de rejoindre très largement nos contemporains : l’homme de la rue, le touriste de passage, le plus fervent fidèle, le Chevalier du Saint-Sépulcre, le Chapitre cathédral de Paris… les uns ou les autres se pressent, s’affairent, s’interrogent, se laissent surprendre, questionner, ou consoler par cette relique. On vérifie qu’il n’y a pas de petite ni de grande dévotion aux yeux du Seigneur qui a révélé aux tout petits ce qu’il a caché aux sages et aux savants. [5] En relevant Notre-Dame, nous nous rappelons sa vocation de lieu de pèlerinage. Nous nous remémorons la raison d’être de ces vastes déambulatoires laissant les pèlerins déambuler autour du chœur l’édifice. Et c’est dans ce déambulatoire de Notre-Dame que nous avons souhaité exprimer de façon contemporaine l’éternité de la dévotion pour la relique de la Couronne d’épines. L’artiste qui a été chargé de sa conception livrera un objet monumental qui, dans la tradition chrétienne des reliquaires, se laisse voir, approcher, admirer pour conduire de l’expérience sensorielle au dialogue spirituel. Tout cela montre que Dieu en Jésus Christ est proche, accessible, à l’écoute de toute détresse, même pour ceux qui ne sauraient pas ce qu’il faut faire, qui n’auraient pas les codes : simplement contempler, poser la main sur ce reliquaire, allumer une bougie, comme les pèlerins touchent le rocher de Lourdes et ont ici poli les pierres de la crypte de cette basilique.

6° Une proposition où se manifeste la liberté de Dieu

Enfin, nous ne pouvons pas saisir ce lien qui s’établit dans la dévotion populaire, sans évoquer combien elle manifeste la liberté de Dieu. Il faut d’abord entrer en conversation parce qu’on ne peut sans cela rejoindre qui que ce soit ; il faut faire résonner l’Évangile sinon cela ne sert à rien de cheminer, et le révéler dans toute la dimension de l’être humain ; il faut que l’adhésion soit celle d’une conscience libre car notre Dieu est un Dieu libre qui nous veut libres ! Il ne s’agit pas ici de faire l’éloge d’une liberté entendue comme l’absolu nécessité de n’entraver aucune de nos passions ; il ne s’agit pas de sacrifier à cette apparence de liberté. Il s’agit de reconnaître dans cette caractéristique première de l’humanité, inséparable et contributive de sa dignité, un chemin de rencontre avec le Dieu de Jésus-Christ. « La liberté religieuse pierre de touche de toutes les libertés ».
La piété populaire n’est-elle pas justement un lieu privilégié de cette double liberté, une de ses manifestations les plus simples et les plus belles ? Le pape François l’exprime très clairement dans les pages d’Evangelii Gaudium. Reconnaissant dans toutes les expressions populaires de la foi, dans la mystique du peuple, « une manière légitime de vivre la foi, une façon de se sentir partie prenante de l’Église, et une manière d’être missionnaire », il souligne notamment combien « le fait de marcher ensemble vers les sanctuaires, et de participer à d’autres manifestations de la piété populaire (…), est en soi un acte d’évangélisation. Ne contraignons pas et ne prétendons pas contrôler cette force missionnaire ! » [6]
En somme, ce que le pape François nous invite à reconnaître, c’est que nous aussi, familiers de la foi et de la liturgie de l’Église, nous pourrions être surpris de ce que la saveur d’une culture propre peut nous révéler de notre propre foi. Certains concluraient trop rapidement que toute expression mystique est une expression authentique de la foi chrétienne ; d’autres s’étonneraient de voir ainsi des expressions peu canoniques être en mesure de conduire ceux qui en sont les auteurs vers la Vérité ; et les uns comme les autres nous montrent donc que si l’on ne place pas au cœur de cette démarche la liberté, celle de l’Esprit Saint de s’adresser à tous, et celle de tous de le laisser s’exprimer en eux et par eux, il n’est d’authentique échange entre Dieu et l’humanité. Cela constitue le message ultime de la dévotion populaire et la nécessité d’y faire droit. Et cela nous amène logiquement à considérer que toute dévotion véritable doit devenir populaire : aux expressions premières de la foi dans une culture déterminée succèdent les expressions liturgiques d’un peuple auquel l’Église universelle a permis de s’identifier, les lui rendant populaires. Nous comprenons ainsi que, dans un va et vient, la foi se transmet au sein d’un peuple dès lors qu’il l’a inculturée et que la culture d’un peuple a une valeur aux yeux de l’Évangile qui cherche à l’habiter.

En conclusion, ce que je viens de proposer pourrait sembler s’adresser à des recteurs de sanctuaires. Mais si on m’a demandé ainsi d’en entretenir plus largement tous les fidèles qui êtes aujourd’hui les pèlerins de Vézelay, c’est parce que cela concerne, comme je l’ai dit, l’activité même de l’Église. Sur un premier plan, il n’est jamais inutile que chaque fidèle soit bien conscient de ce qu’il effectue dans le cadre d’un pèlerinage. Et plus largement, cette triple attitude, d’entrer en conversation, de prendre en compte intégralement l’être humain, et jusque dans sa liberté, c’est bien celle que nous pouvons avoir quotidiennement dans ce pèlerinage qu’est notre vie et ces sanctuaires que peuvent être les lieux de nos rencontres avec les prochains qui nous sont envoyés.
Ainsi, la piété populaire peut être considérée comme une catégorie pastorale, mais elle concerne bien chaque disciple du Christ qui est appelé à être attentif à chacun : il faut moins porter un regard sociologique sur cette question qu’un regard d’amour, de compréhension, d’intuition même en reconnaissant chez toute femme ou tout homme les traits de son humanité, une angoisse, un attrait, qui conduisent à une pratique, que nos jugements peuvent parfois considérer comme superstitieuse, matérialiste, mais qui peut être finalement, comme toutes nos vies, un chemin de conversion à la Vérité du Christ. Je n’invente rien, en disant cela, mais reviens tout simplement à l’Évangile. Vous connaissez comme moi et avez peut-être été pareillement surpris de la mansuétude du Christ à l’égard de ce geste d’une femme malade qui « se disait en elle-même : « Si je parviens seulement à toucher son vêtement, je serai sauvée. » Jésus se retourna et, la voyant, lui dit : « Confiance, ma fille ! Ta foi t’a sauvée. » Et, à l’heure même, la femme fut sauvée. » [7] Ces quelques lignes de l’Évangile de saint Matthieu résument ultimement mon propos et peuvent nous être un précieux rappel de la mission de nos sanctuaires et de notre marche synodale vers ces lieux saints. Il nous dit en effet que les préoccupations humaines sont de toujours à toujours. Certaines sont anthropologiques, d’autres sont culturelles, mais toutes peuvent constituer un point de dialogue : la synodalité est à ce prix.

+ Laurent ULRICH
Archevêque de Paris

[1Ph 2. Ayez entre vous les sentiments qui sont dans le Christ Jésus, lui qui de condition divine ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu, mais il s’est anéanti prenant la condition de serviteur …

[2Directoire pour la piété populaire et la liturgie, N°9.

[3Lc 19,40.

[4Mt 28, 19-20.

[5Mt 11,25.

[6Evangelii Gaudium, 124.

[7Mt 9, 21-22.

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