Intervention de Mgr Laurent Ulrich - Intervention lors de la Rencontre internationale pour la Paix à Rome
Mardi 28 octobre 2025 - Rome - Auditorium Parco della Musica
FORUM SANT’EGIDIO
Table ronde 
« Le monde en quête d’idéaux »
L’an dernier, à Paris, Sant’Egidio nous avait provoqués à « Imaginer la paix » ; et nous sommes à Rome cette année pour « Risquer la paix ». Passer de l’imagination au risque, nous oblige à nous transporter du domaine abstrait des idées vers le terrain concret du champ de bataille ! Car pour inviter les belligérants à échanger les points de vue plutôt que les tirs d’armement, il ne faut pas craindre de cultiver des idéaux. Il y a des idéaux capables de nourrir une vie entière sans s’épuiser, mais le concept est trop souvent et trop facilement prisonnier des idéologies ; il est souvent mal défendu par les idéalistes dont on a beau jeu de mépriser la poésie au regard de la réalité.
Il me semble donc que pour nous faire les meilleurs promoteurs des idéaux, dont le monde a besoin comme d’une respiration, il faut en rechercher la traduction concrète. Sans doute la foi catholique, dans le Christ, Verbe de Dieu incarné, invite-t-elle plus facilement à cela : l’Évangile nous révèle explicitement que Dieu est amour, une révélation qui passe non seulement par une Parole, mais aussi par l’incarnation de ce Verbe dans le Christ Jésus, et la juste attitude qu’il adopte en toutes circonstances, jusque devant la violence.
Aussi, c’est dans la capacité de s’écouter que je vois un préalable indispensable à tout idéal. Avoir des idéaux est sans doute le propre de l’homme. Mais l’homme se grandit encore, il atteint sa véritable mesure, quand il sait envisager ses idéaux non seulement à l’aune de la satisfaction de ses propres désirs, de ceux de sa famille, de son clan, de son entreprise, de sa nation … mais en vue du bien commun. Et dans un monde globalisé, multiculturel, comment envisager cette notion du bien commun indépendamment du dialogue ? Aucun idéal ne saurait donc valoir s’il ne s’accompagne d’un dialogue véritable. Les idées les plus fortes sont alors comme les moteurs de ce dialogue, invitant sans cesse à en élargir les limites, à dessiner des solutions novatrices, à questionner des situations trop longtemps abandonnées à la fatalité. Mais le dialogue est aussi un facteur d’équilibre qui évite l’écueil de l’idéologie. Qui peut nous convaincre que notre aspiration n’est peut-être qu’une idéologie sans lendemain ? Qui, sinon notre interlocuteur qui nous fait voir ce qui l’empêche de partager notre point de vue, ou qui nous explique en quoi il s’éloigne de la vérité, ou ne s’en tient qu’à une vérité désincarnée ?
Il faut donc conserver à ce puissant moteur de l’idéal, l’étape du dialogue et le cap de la réalité. Et cette réalité, elle passe par la justesse d’une attitude : qui peut affirmer qu’il a vraiment dialogué avec son interlocuteur s’il n’a pas cheminé avec lui, s’il ne s’est pas, ne serait-ce qu’un instant, imaginé à la place de son interlocuteur ? Sauver le point de vue de l’autre - je cite ici Saint Ignace de Loyola, le fondateur des jésuites dont le pape François fut un ardent disciples -, voir ce qu’il a de plus humain et que je suis capable de partager, c’est secourir en lui l’humanité entière. Cela conduit d’ailleurs à faire à l’autre le don de soi, de laisser un peu de place à ses propres idées pour réfléchir, ensemble, à la façon de faire émerger le compromis, sans compromission, et l’unanimité qui fait partager à tous le progrès.
Tout cela peut sembler abstrait à qui doit régler les conflits, arbitrer des oppositions tranchées. Mais nous en voyons heureusement de nombreux exemples. Ainsi, le domaine de l’éducation est un des terrains sur lesquels la culture du dialogue peut s’enraciner avec le plus de profit. L’instruction n’a pas de sens si elle enferme l’individu dans la certitude. Elle ouvre à un véritable avenir si elle sait donner à chacun des perspectives d’enrichissement en sachant trouver dans le point de vue de l’autre, dans ses connaissances propres et son expérience particulière, des moyens de progresser ensemble dans la connaissance, la connaissance d’un domaine ou d’une technique utiles à tous, mais aussi la connaissance de soi-même. Je pense non seulement à l’école d’une façon générale, mais aussi au scoutisme et autres mouvements éducatifs, comme à l’école de la paix de Sant’Egidio.
Car la considération de soi-même est aussi un vaste lieu de réflexion et d’effort. Hier, l’individu ne comptait guère face au collectif. Aujourd’hui, l’individu est avant tout un consommateur flatté par le système des réseaux sociaux, mais aussi placé sans cesse devant son propre reflet, recherché, déformé, et souvent déprimant. La culture de l’efficacité est devenue celle de la réussite, de la performance … sans prévenir de la caducité de tout record !
Il me semble qu’en termes d’idéaux, l’évangile du Christ en présente un qui ne se perd pas dans les nuages, mais exige une véritable transformation de mentalité, une conversion du cœur là où naît le plus profond désir de paix. Je veux parler des béatitudes (Mt 5, 3-10).
Heureux les pauvres de cœur,
car le royaume des Cieux est à eux. 
Heureux ceux qui pleurent,
car ils seront consolés. 
Heureux les doux,
car ils recevront la terre en héritage. 
Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice,
car ils seront rassasiés. 
Heureux les miséricordieux,
car ils obtiendront miséricorde. 
Heureux les cœurs purs,
car ils verront Dieu. 
Heureux les artisans de paix,
car ils seront appelés fils de Dieu. 
Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice,
car le royaume des Cieux est à eux.
En relisant ce texte qui est certes un sommet de la sagesse évangélique, et un phare dans la littérature spirituelle universelle, nous ne pouvons pas oublier qu’il est, selon nous chrétiens, et pas seulement selon nous, le portait véridique de celui qui l’a prononcé, Jésus le Christ. Ces huit appels le décrivent tout au long de sa marche depuis sa naissance jusqu’au don de sa vie sur la croix et à sa résurrection qui confirme la cohérence et la justesse de ses choix.
Même si chacune de ces béatitudes ouvre à chacun une porte d’entrée dans la démarche du disciple du Christ, aucune ne peut être isolée des sept autres. Il faut en effet remarquer que Jésus, d’après le récit évangélique, commence sa vie dans la pauvreté d’un lieu inhospitalier pour apprendre que la consolation est une œuvre nécessaire auprès des frères et sœurs. Il gravit les marches de la vie en accueillant avec douceur ceux qu’il rencontre, mais aussi il place toujours la justice de Dieu au premier plan pour que chacun trouve sa place dans la vie et soit remis dans le chœur des relations humaines. Il ne cesse d’annoncer la miséricorde de Dieu et de la pratiquer en remettant sur le chemin ceux que le péché avait éloignés. Il sait comprendre les efforts de l’homme pour laisser purifier son cœur et ses yeux dans le regard même de Dieu.
Et voici seulement qu’arrive en septième position le faiseur de paix : il faut avoir suivi ce chemin balisé par les six premières béatitudes pour devenir un artisan de paix. Mais le prix à payer, c’est soi-même, c’est le don de soi jusqu’au bout. Ce don de soi n’a pas donné que des martyrs de leur sang, mais il a construit des personnes qui font la paix et portent en permanence le souci des autres et la dignité de chacun. Il a forgé des vies données aux autres. Il a suscité des modèles d’hommes et de femmes - pas seulement des chrétiens - qui ont eu tout au long de leur vie le souci de la paix dans les familles, entre les groupes sociaux et les peuples, en même temps que de la dignité de chaque homme et chaque femme rencontrés. C’est la simplicité de Dame pauvreté, selon François d’Assise, qui conduit à la douceur, à la compassion, à la miséricorde, à la recherche de la justice et à la paix à tout niveau de vie humaine et sociale. C’est cela qui l’a conduit auprès du sultan au 13ème siècle, au cours d’une croisade ; et c’est cela aussi qui a conduit le Pape François auprès du grand imam d’Al Azar, le 4 février 2019, en vue de signer avec lui une Déclaration sur la Fraternité universelle.
Il me semble que telle est la quête de notre monde qui révèle la beauté et la nécessité de ce chemin vers la paix. Même si les armes mettent du temps à se faire moins bruyantes, cette discrète chanson des béatitudes interprète le désir du cœur de Dieu et réunit une chorale qu’on ne peut faire taire.
Ceci est un véritable idéal qui n’est ni une idéologie sociale ou politique, ni une idée abstraite : c’est un chemin d’engagement personnel qui envisage l’homme dans son milieu de vie, dans ses rapports avec les autres. C’est un retournement des valeurs mondaines : ce n’est ni la réussite superficielle, ni la puissance et le pouvoir, ni le clinquant de l’argent qui peuvent prétendre apporter la paix et la joie de vivre : ils finissent toujours par piétiner des hommes et des peuples. Au contraire, c’est cette parole libre mais engagée, cette sincérité qui conduit à la « paix désarmée et désarmante » comme aime à le rappeler le pape Léon XIV.
Le pape François, dès sa première exhortation apostolique d’octobre 2013 sous le titre de La joie de l’Évangile, avait énoncé « quatre principes qui orientent le développement de la cohabitation sociale et la construction d’un peuple où les différences s’harmonisent dans un projet commun. Je le fais avec la conviction que leur application peut être un authentique chemin vers la paix dans chaque nation et dans le monde entier. »
Parmi ces principes, je retiens celui-ci : l’unité prévaut sur le conflit. Et le pape François commentait : le conflit fait partie de la vie sociale, c’est entendu ; mais on peut se laisser enfermer dans le conflit. Et ceci de deux manières : soit en le dédaignant et en s’en lavant les mains pour pouvoir continuer de s’occuper de son propre intérêt ; soit en s’y investissant tellement qu’on en oublie les objectifs de la vie sociale et qu’on « projette sur les institutions (ses) propres confusions et insatisfactions. (…) Mais il y a une troisième manière, la mieux adaptée, de se situer face à un conflit. C’est d’accepter de supporter le conflit, de le résoudre et de le transformer en un maillon d’un nouveau processus. Bienheureux les artisans de paix ! »
Le pape François, pour contribuer à la paix dans le monde, au milieu de ce qu’il appelait la guerre mondiale par morceaux, a multiplié les rencontres inattendues et qui lui ont été reprochées ; j’en ai cité une à l’instant. La communauté de Sant’Egidio persévère dans son projet qui fait tomber des murs et illustre ce principe : l’unité prévaut sur le conflit.
La pensée chrétienne nourrit donc notre réflexion en nous encourageant à mettre les idéaux, passés au crible de notre conscience, au service d’un dialogue qui se concrétise en une juste attitude au service du bien commun, pour mieux conduire à la paix. Il y faut, comme je l’ai entendu hier à propos de la prière à la racine de la paix, la volonté et ce n’est pas être idéaliste que de le souligner.
Que Dieu inspire donc tous les hommes de bonne volonté !
+Laurent Ulrich
Archevêque de Paris
 
			
				
					
					 
					









 
								
									
									 
									 
								
									
									 
									 
								
									
									 
									 
								
									
									 
									 
								
									
									 
									 
								
									
									 
									 
								
									
									 
									 
								
									
									 
									 
								
									
									 
									