Interview de Mgr Laurent Ulrich par La Vie
La Vie – 13 juillet 2022
Interview réalisée par Marie-Lucile Kubacki.
Le 29 juin, le pape François vous a remis votre troisième pallium, vous êtes évêque depuis plus de 20 ans, vous avez connu trois papes… Pourquoi, selon vous, avez-vous été choisi pour Paris ?
L’expérience, sans doute. Mais, fondamentalement, les raisons des nominations échappent souvent à ceux qui sont appelés !
Qu’avez-vous appris de la gouvernance au fil de ces années ?
Des choses se sont approfondies, comme le fait d’écouter beaucoup les pensées des uns et des autres, de ne pas imposer ma ligne, mais de chercher ce que le Seigneur essaye de me dire à travers les diverses pensées. Je n’ai jamais été dérouté par des pensées opposées à la mienne. Je les écoute en cherchant à tenir compte de ce qui me paraît juste.
Quand le pape François a manifesté son désir d’offrir la synodalité comme un moyen pour la vie de l’Église, j’ai été renforcé dans ma conviction que c’est de cette manière que nous pouvons avancer et que l’Église est capable d’un vrai renouveau. Je crois aussi que la joie ne m’a pas quitté…
La joie de croire est votre devise épiscopale !
Oui, celle d’être serviteur du Christ avec mes limites et mes désolations intérieures. Celle d’être au service et de répondre présent. Il me semble que le Seigneur a été bon pour moi. Il a fait grandir l’Église dans le cœur de ceux que j’ai aimé servir, à l’écoute de l’Évangile. Depuis 22 ans et trois nominations successives comme évêque, je n’ai jamais eu le sentiment de trahir ceux que je quittais.
Je n’ai pas eu le sentiment d’abandonner des Églises. Il faut savoir changer et s’ouvrir. Le service de l’Église, quel qu’il soit, dans quelque situation que ce soit, est un très beau service. J’ai appris, je crois, la simplicité d’être un simple témoin et un serviteur.
Quel premier état des lieux faites-vous de la situation de crise dans laquelle vous arrivez ?
Les crises sont multiples en réalité. Il y a eu la crise du départ de Michel Aupetit. L’Église de Paris ne s’était pas trouvée sans évêque depuis longtemps. De mémoire d’homme, il n’y avait pas eu de rupture entre les épiscopats. Là, cela a duré six mois, un temps heureusement bien pris en charge par Georges Pontier, qui a travaillé à l’écoute de tout le monde.
Il y a eu aussi l’incendie de Notre-Dame, qui a beaucoup perturbé, et cela n’a pas été facile pour mon prédécesseur de se situer devant cet événement si inattendu et si violent, qui a touché le cœur de la vie du diocèse. Une de mes responsabilités sera de proposer une façon de suivre ce chantier, de donner des lignes claires sur le sujet.
Lesquelles ?
La cathédrale est d’abord un lieu de prière et elle sera dédiée à cela en priorité. Sa réouverture sera complète : d’un point de vue culturel, pour accueillir les visiteurs, bien sûr, mais ce sera d’abord pour y célébrer de manière définitive. Nous ferons une célébration d’ouverture et, dès le lendemain, nous y célébrerons la messe.
Les Parisiens l’attendent et ils savent que cette cathédrale est le symbole d’une Église ouverte à tous, où l’on peut prier le Seigneur, rendre gloire à Dieu et se mettre à sa disposition.
Comment avez-vous vécu le rapport de la Ciase ?
Nos yeux se sont ouverts sur une réalité, celle des révélations d’abus, non seulement sexuels, mais aussi de pouvoir et spirituels, même si ces abus ont commencé d’être révélés depuis des années. Toutes ces crises ont affecté l’Église de Paris de manière violente, comme l’Église de France tout entière. Nous n’en sommes pas encore remis.
En revanche, la lucidité que nous avons cherché à avoir en voulant que la vérité soit faite sur ces situations et en nous engageant dans des décisions fortes est un signe de renouveau, de transformation, de désir de ne pas retomber dans les mêmes erreurs. Surtout, c’est le signe que nous poursuivons résolument notre action pour faire de l’Église une maison sûre.
Comment vivez-vous ce temps de crise ?
Que l’on soit encore pris dans des hésitations, que l’on sente encore des blessures est normal, mais je ne crois pas que l’on doive se laisser arrêter par une contemplation désolée de nous-mêmes. Nous devons avoir le courage de regarder la vérité en face, de nous parler, de nous corriger et d’avancer vers d’autres horizons sans perdre confiance dans le Seigneur qui nous invite ainsi à nous réformer et à retrouver la ligne de l’annonce de l’Évangile.
Je discutais récemment avec un prêtre en mission hors de France, qui me disait être épaté de ce que l’Église de France, malgré sa perte de moyens, soit capable d’avoir une telle imagination et une telle inventivité missionnaire, au travers des initiatives que l’on trouve dans chaque paroisse. Je pense que c’est vrai. Les initiatives existent. Ce n’est plus l’Église triomphante que nous avons connue, mais une Église inventive et capable de trouver des solutions dans sa relative faiblesse, sa pauvreté, la diminution de ses forces. Elle ne se laisse pas aller à ses peines, elle cherche les voies de la mission.
Vous avez été une des chevilles ouvrières du premier synode provincial en France, que peut-on attendre de la démarche synodale ouverte par le pape ?
On peut en attendre que les membres de l’Église se parlent les uns les autres ! Dans le rapport final envoyé par la Conférence des évêques de France à Rome à partir des remontées des diocèses, appelée « collecte », nous avons noté des distorsions entre un certain nombre de groupes à l’intérieur de l’Église, mais c’est le signe que tous se sont rencontrés et parlé, y compris des difficultés, que les sujets ne sont pas tabous.
Les jeunes ont moins participé, car je crois que le formalisme du questionnaire ne leur convenait pas. Pourtant, les moins de 35 ans sont bien présents dans la vie de l’Église, et pour de bonnes raisons. Des raisons qui touchent à leur désir de prier, de transmettre la foi qui les habite, d’être au service des plus pauvres, de la société, de l’écologie, des initiatives culturelles… Cet engagement aussi est une vraie participation de type synodal !
Mais n’y a-t-il pas malgré tout un fossé générationnel ?
Il y a un apprentissage à faire. Les jeunes ont certainement besoin aussi d’écouter les plus âgés, qui ne sont pas une génération qui s’est trompée de route. C’est une génération qui a répondu aux besoins et aux sollicitations de son époque, et qui a été fidèle.
Il faut remercier les personnes qui sont toujours présentes dans l’Église, à un âge avancé, car c’est un véritable témoignage de fidélité ! Chacun porte un trésor : les jeunes, un grand engagement ; les plus âgés, une grande fidélité. Chacun doit tenir compte du trésor de l’autre.
Un de vos autres points d’attention à Lille était la place des femmes dans les structures diocésaines…
Les femmes doivent pouvoir exprimer ce qui est dans leur cœur de croyantes et de vivantes, et être véritablement écoutées ! Le pape François, en outre, vient d’ouvrir des ministères laïcs en spécifiant qu’ils n’étaient pas réservés aux hommes. Suivons la voie ! Confions des responsabilités et des ministères aux femmes, et la vie de l’Église avancera vers ce que le Seigneur attend d’elle.
Il est clair que la synodalité est ce que le Seigneur attend de l’Église du troisième millénaire, et, comme le disait Benoît XVI, chacun est le fruit d’une pensée de Dieu, chacun est aimé et chacun est nécessaire : cela signifie que chacun doit être écouté.
Précisément, des tensions s’expriment autour du motu proprio Traditionis Custodes… comment avancer avec les traditionalistes ?
Le pape vient d’écrire une lettre sur le sujet, Desiderio desideravi, ce qui signifie « J’ai désiré d’un grand désir » (Luc 22,15), pour expliquer ce qu’il a voulu faire avec son motu proprio. Les explications qu’il donne ne sont pas disciplinaires, mais de nature pédagogique : serons-nous capables de nous émerveiller devant le don que Dieu fait aux humains dans l’eucharistie, dont l’Église est la servante ? L’Église est la servante du mystère eucharistique, don le plus ineffable que Dieu puisse faire à l’humain, parce qu’il montre chaque jour que le Christ se donne à chacun et à chaque époque, dans chaque culture.
Ce don a besoin d’être exprimé dans la fidélité avec ce que l’Église a vécu depuis 20 siècles, et la présence à un temps donné. Le pape appelle à ne plus entrer dans des querelles sur ce sujet et à s’émerveiller du don de Dieu, ensemble, pour lequel l’Église au concile Vatican II a été dans la fidélité à la tradition de l’Église. Ceci ne peut pas être remis en cause. L’Église des XXe et XXIe siècles est fidèle à l’eucharistie en ordonnant la manière de la célébrer aujourd’hui.
Qu’il y ait des possibilités d’accéder graduellement à cela, des lieux où l’ancienne liturgie puisse être célébrée, doit permettre à ces communautés d’avancer progressivement vers l’expression unique de la liturgie, car l’Église manifeste son unité dans l’unité de sa ritualité. Cela passe par un travail de contact et de désir de se comprendre. Un travail synodal.
On parle de plus en plus de fracture et d’émiettement. Quel diagnostic faites-vous de l’état de notre société ?
La situation politique et sociale est inquiétante : on a relevé lors des dernières élections une abstention forte, un morcellement en trois groupes importants, et le risque de voir se figer ces groupes en blocs, dans une logique d’affrontement. En regard, l’enjeu de réussir à nous parler dans l’Église est crucial, car c’est un des témoignages les plus urgents que nous devons porter dans cette société, qui se trouve dans une situation préoccupante de morcellement. Chercher davantage des voies de solution que d’affirmation de soi-même est un vrai devoir politique, social et ecclésial.
Où l’Église doit-elle être présente en priorité ?
Comme c’est son habitude et sa vocation, elle doit être présente auprès des plus pauvres, ce qu’elle fait déjà au travers d’un certain nombre de mouvements bien connus qui expriment la volonté du Christ que tous aient une vie digne. Elle doit l’être auprès des malades et de ceux qui s’approchent de la mort, comme elle le fait aussi.
De même qu’elle doit être attentive à l’accueil des étrangers qui chez eux ne trouvent pas les moyens de vivre, tout en reconnaissant aux États l’autorité de réguler les flux. Mais quand les étrangers sont là, le devoir d’accueil s’impose. Tout cela est lié au nom d’une conception selon laquelle la vie est un don que l’on reçoit, et que toute vie est infiniment digne.
Les sujets clivants de l’avortement, de la fin de vie, de la GPA remontent dans l’agenda politique : de quelle manière l’Église peut-elle faire entendre sa voix ?
Elle a essayé de bien des façons, qui ont bien souvent été comprises comme des refus et des oppositions : mais il y a maldonne. Nous ne cherchons pas à dire non, mais oui à la vie donnée, reçue, à l’accueil, à l’accompagnement, au désir d’aider la vie. Et ce à quoi nous disons non, c’est au risque de la fermeture sur soi qui consiste à dire « Je suis à moi-même le seul juge de mon existence ». Voilà notre témoignage.
Qu’il soit trop peu audible, c’est vrai, car il a quelque chose de dérangeant. En revanche, il n’est pas angélique. Toutes nos prises de position sur la vie commençante, malade ou finissante, sur l’accueil des étrangers, sont issues d’une même conception de l’humain profondément ancrée : la vie est un don de Dieu et une joie à partager, car c’est pour le bonheur que nous avons été choisis comme des vivants. C’est ce témoignage que nous voulons donner. Nous le donnerons et nous continuerons à le faire par tous les moyens à notre disposition, de la manière le plus libre possible.
Les croyants se sentent de plus en plus marginaux à porter cette voix. Comment vivre cette situation de minorité ?
Il me semble que Jésus était assez minoritaire et les 12 apôtres étaient un petit groupe ! Il ne s’agit pas de cultiver une identité malheureuse et bafouée de minoritaires non reconnus, car cela produit des durcissements idéologiques qui ne sont pas conformes à l’Évangile, mais d’être ce que nous sommes, de ne pas avoir peur. Nous sommes moins nombreux, d’accord, mais ce que nous disons, nous le vivons et nous le croyons, pour le bonheur des autres et de nous-mêmes.
Ce n’est pas parce que nous ne sommes pas toujours entendus que nous devons désespérer de nous-mêmes, car notre sujet n’est pas de chercher des adeptes à notre cause : c’est d’être témoins de la joie que le Christ nous donne, pour inonder d’autres que nous, toujours plus loin – voilà pourquoi nous sommes tristes quand elle est refusée.
Ce qui est frappant dans ces temps qui paraissent difficiles et défavorables – même s’il n’y a jamais de moment défavorable pour annoncer l’Évangile –, c’est que des gens se présentent encore à l’Église pour demander le baptême, des gens qui parfois avaient laissé tomber et reviennent parce qu’ils reconnaissent quelque chose de l’ordre du vrai de la vie. Quand on reçoit tout et que l’on cherche à donner ce que l’on est, on est plus heureux que quand on cherche à se préserver.
Vous avez des expériences précises à l’esprit ?
Il y a quelques semaines j’ai eu la joie de donner la confirmation à un de mes camarades de lycée, qui a donc mon âge ! Je trouve cela magnifique. Je me souviens d’une lettre reçue au début de mon séjour à Lille en 2008, d’un monsieur qui voulait se faire réintégrer dans l’Église 20 ans après avoir demandé que l’on écrive qu’il avait renié son baptême. Il me disait avoir cherché dans toutes les philosophies, les religions, les idéologies, mais être revenu là, car il avait « découvert qu’il n’y avait que le Christ ».
Les catéchumènes et les confirmands adultes ne se soucient pas que l’on soit moins nombreux. Cet homme, et tous ceux dont je vous parle, ont compris que là est la joie : croire, dans l’amour que Dieu nous porte et dont le Christ est le signe le plus éclatant. Nous ne sommes pas chargés en priorité d’être nombreux, mais d’être joyeux du don que le Christ nous a fait et dont nous sommes conscients. La joie est le meilleur antidote à la polarisation, à la fragmentation sociale, à la fermeture sur soi et son monde !
En 1969, le cardinal Ratzinger parlait de l’Église à venir dans une interview à la radio, qu’il imaginait plus petite, plus spirituelle… Quelle est votre intuition de l’Église à venir ?
Prenons date pour une autre interview ! Fondamentalement, il me semble que l’on va vers une simplification. Du moins je l’espère. Il faut que l’Église se simplifie.
– Source : lavie.fr.