Texte de la conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 25 février 2018
Du pain, du vin et des abeilles, ou la Bonne Nouvelle de la terre, par Fabrice Hadjadj.
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Texte de la conférence
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Les conférences seront publiées dans un livre à paraître le dimanche 25 mars 2018 aux éditions Parole et Silence.
La version de ce texte avec les références et les notes sera publiée par Parole et Silence à la fin du cycle des conférences de carême.
Du pain, du vin et des abeilles – ou la Bonne Nouvelle de la terre
Ce qu’il importe de faire aujourd’hui, c’est le buzz. Vous pouvez faire n’importe quoi – faites en même temps du buzz et cela devient quelque chose. Au temps de la culture, on parlait de bouche à oreille, des trompettes de la renommée ou du bruit dans Landernau. En nos temps de marketing, nous disposons de ce monosyllabe efficace qui vient de l’américain et des jeux télévisés. Car le buzz a débarqué via le buzzer, cet avertisseur sonore par lequel un joueur signale qu’il a la bonne réponse à la question posée par l’animateur. Le buzzer se présente ainsi comme l’emblème de notre dignité actuelle. C’est un gros bouton, généralement en demi-sphère, d’un rouge vif, qui manifeste à quel point toute l’activité humaine sera facilitée à l’avenir, puisqu’elle se résumera à tout obtenir en pressant des boutons. Quand vous faites le buzz sur Internet, c’est que des millions de gens ont cliqué sur votre publication : vous leur avez permis d’exercer leur ultime liberté, dans la mesure où, par le buzz, comme le notent avec émotion les spécialistes du marketing, le consommateur devient lui-même le promoteur de la marchandise.
Pour ma part, je voudrais vous parler d’un buzz qui a plus de 50 millions d’années. Un buzz qui est l’origine du buzz, étant donné que ce terme renvoie au bourdonnement de l’insecte. Je voudrais vous parler des abeilles. C’est un sujet très chrétien. Saint Paulin de Nole, au IVe siècle, déclare l’abeille « très mystérieuse ». Saint Augustin se targuait d’être bon apiculteur (le saint patron des apiculteurs est d’ailleurs son maître saint Ambroise). Et saint François de Sales ne cesse de prendre l’abeille comme figure de la vie spirituelle. Sans abeilles, il n’y aurait pas de prophète ni de terre promise. La terre promise est un pays ruisselant de lait et de miel, ce qui suppose les bêtes qui les produisent, et donc aussi, derrière les douceurs comestibles, les cornes du bélier et le dard de l’abeille. La seule prophétesse de la Bible s’appelle Déborah, qui signifie « abeille » en hébreu, et le dernier des prophètes, Jean le Baptiste, avait une sympathie avec l’hyménoptère jusqu’à ne pas craindre ses piqûres, puisqu’au désert il se nourrissait de miel sauvage (Mc 1, 6). Enfin, surtout, l’abeille est une mouche de Pâques. C’est le seul animal à être célébré avec le Christ dans l’Exultet, le grand chant liturgique qui ouvre la Vigile. Dans la version latine du missel romain, le diacre poursuit la bénédiction du cierge pascal en disant : « Ce feu est divisé en plusieurs parties, et pourtant il ne perd rien en communiquant sa lumière, car il est nourri par la cire fondante dont la mère abeille a produit la substance. » Il n’y a donc pas que le miel dans la vie, il y a aussi la cire. Celui-là nourrit en s’écoulant, celle-ci illumine en brûlant. Si bien que, pour être rendue sensible, la lumière du Christ, celle qui repousse les ténèbres de la mort, celle qui se donne sans diminuer, a substantiellement besoin de la ruche. Dieu le Père en appelle à la mère abeille pour éclairer son mystère.
Cette lumière est en train de faiblir, cependant. Le buzz médiatique écrase le bourdonnement des abeilles. Ou plutôt, quand celles-ci font du buzz médiatique, c’est en raison de leur silence. Les abeilles disparaissent. Cela s’appelle le CCD (à ne pas confondre avec le CCFD), c’est-à-dire le Colony Collapse Disorder, qui peut se traduire par « syndrome d’effondrement des colonies ». Des ruches sont retrouvées vides. Ou bien les abeilles n’y forment qu’un tas de mouches mortes. Du jour au lendemain. Comme dans les films fantastiques. Cet effondrement est dû à plusieurs facteurs : le réchauffement du climat, l’acarien nommé Varroa Destructor, les pesticides, la surexploitation industrielle, le frelon asiatique, la loque américaine, l’appauvrissement de la diversité génétique dû à la sélection, les ondes électromagnétiques… À vrai dire, on ne sait pas la cause principale de ces disparitions soudaines. C’est d’abord un fait. Le département américain de l’agriculture recense en moyenne 30 % de pertes par an dans les ruches, taux qui atteint 99 % chez certains apiculteurs. En Europe, il manquerait déjà 13 millions de colonies d’abeilles domestiques pour polliniser les cultures. Car il n’y a pas que le miel et la cire, il y a aussi la pollinisation. Et la pollinisation peut faire les gros titres des journaux économiques, lesquels relatent le phénomène à travers la morale qui est la leur – la morale du coût financier : « L’extinction des abeilles coûterait 2, 9 milliards d’euros à la France. » En Chine, dans le Sichuan, des ouvriers pollinisent désormais à la main, avec des filtres à cigarette. À Harvard, un laboratoire travaille à la fabrication de drones de la taille d’un demi-trombone : si les robots doivent nous remplacer à la plupart des postes de travail, pourquoi ne remplaceraient-ils pas les abeilles ?
Cierge pascal et plateforme pétrolière
Comme l’observent finement les frères Tavoillot dans leur livre L’Abeille (et le) philosophe, l’abeille est un « miroir de l’humanité » : animal au service du végétal, productrice de biens qui se donnent à notre table sans nécessiter aucune transformation, elle se situe à la charnière de la nature et de la culture. Et c’est pour cette raison que l’inventaire des menaces dressé à son sujet présente des similitudes avec celui des menaces qui pèsent sur notre espèce. Le miroir ici n’est pas qu’une image. Albert Einstein aurait dit : « Si les abeilles disparaissaient, l’humanité n’aurait plus que quatre années à vivre. » Ce qui n’est pas tout à fait vrai. D’abord, la phrase ne se retrouve nulle part dans les textes d’Einstein. Ensuite, si l’on me permet cet euphémisme, les abeilles n’assurent que le tiers de notre alimentation, ce qui aboutirait à une calamité comparable à quelques explosions nucléaires, mais pas à notre extinction totale.
Ce genre de buzz fiche le bourdon, sans aucun doute. Tel n’est toutefois pas le but de cette conférence, ou alors elle viserait plutôt le faux-bourdon, cet ancien chant d’église qui consistait à adjoindre deux ou trois voix nouvelles à une mélodie grégorienne. Ce qui précède illustre très bien le leitmotiv de l’encyclique Laudato Si’ : « Tout est lié. » Le pape François ne cesse de le répéter et de l’étendre. Car ce lien entre les hommes, les abeilles et tous les vivants est aussi le lien du spirituel et du matériel. Comme le remarquait le pape Benoît XVI dans l’homélie inaugurale de son pontificat : « Les déserts extérieurs se multiplient dans notre monde, parce que les déserts intérieurs sont devenus très grands. » On ne saurait mieux dire la mutuelle implication de la culture et de l’évangile, du soin de la terre et de l’annonce du ciel. C’est le sens même de l’écologie intégrale, et, de ce point de vue, c’est une autre disparition de l’abeille qui doit encore nous inquiéter – sa disparition de l’Exultet de Pâques.
La citation de tout à l’heure est celle du missel latin. Dans le missel français, censé le traduire, ce passage est omis. La mère abeille a disparu. Rompu le lien entre les anges et les insectes. L’écologie intégrale en prend un sacré coup. Ce qui peut s’entendre, au nom d’un certain réalisme : les cierges pascals ne sont plus de pure cire d’abeille. De nos jours, ils sont très majoritairement constitués de paraffine – un produit extrait des résidus solides du pétrole. La bougie immaculée fraternise avec le moteur 6 cylindres du poids lourd. Plus le cierge est blanc, et plus il provient de l’or noir, puisque la cire d’abeille est plutôt jaune-orange. La disparition des abeilles de l’Exultet semble dès lors s’expliquer. Si l’on avait maintenu les versets en question, l’honnêteté eût exigé qu’on les reformulât en substituant à la « mère abeille » la « mère plateforme pétrolière ». Ou le « père derrick ». Enfin il aurait fallu avouer que la lumière du Christ dépend à présent d’un résidu d’hydrocarbure. Ce qui ferait un peu tache dans la liturgie pascale.
Mais pourquoi cette réticence, après tout ? Pourquoi le buzz n’aurait-il de noblesse qu’en se référant encore au bourdonnement des abeilles ? Pourquoi ne pas introduire explicitement dans la liturgie les noms du pétrole et du nucléaire, qui en fournissent presque toute la clarté concrète ? Pourquoi, dans nos bénédicités, continuer à chanter : « Bénis le labeur des paysans de France » et non pas avec plus de vérité : « Bénis les innovations de l’industrie agro-alimentaire » ? Qu’est-ce qui nous retient ? Un romantisme déplacé ? Une nostalgie aveugle ? Un reste païen de religion cosmique ? Derrière ces interrogations se retrouve notre question de fond : la Bonne Nouvelle peut-elle aussi bien fleurir sous les diodes électroluminescentes de la technologie que sous le soleil de la culture ?
Au-delà du monde pour mieux l’embrasser
Le christianisme n’est pas une religion du cosmos. Dès le début, les chrétiens affirment qu’il y aura la fin du monde. La fin du monde est en quelque sorte leur point de départ. C’est un grand avantage aujourd’hui où ce dogme est devenu un constat scientifique. Dans l’antiquité, en revanche, cela choquait beaucoup les païens, pour qui le monde était la totalité harmonieuse, perpétuelle et absolue. L’idée d’une création à partir de rien et d’une apocalypse réduisant tout leur apparaissait comme le plus impie des sacrilèges. Ils accusaient donc les chrétiens d’être des athées et même des fous. Au lieu de croire en un cosmos si divin qu’il contient les dieux eux-mêmes, les chrétiens croient en un Juif obscur, crucifié comme malfaiteur, et qui aurait eu l’outrecuidance de déclarer : Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas (Mt 24, 35 ; Mc 13, 31 ; Lc 21, 33). Ce genre de parole ne peut effectivement qu’avoir du mal à passer. Et le fait que ces paroles inadmissibles résonnent encore aujourd’hui, alors que le ciel et la terre ne se portent plus très bien, peut raisonnablement apparaître comme un miracle.
Faut-il en conclure que le foi chrétienne est une religion de l’au-delà qui intime de mépriser l’ici-bas ? Doit-on se dire que fondamentalement – ou « fondamentalistement » – l’évangile n’a rien à voir avec la nature ni avec la culture qui l’accompagne ? Peu importe si les abeilles crèvent, au fond, il y aura toujours des anges, et l’on allumera le cierge pascal à l’électricité et pourquoi pas même au feu de l’enfer ? Certains mitigeront ce propos en disant que le christianisme est aussi une religion de l’homme, mais de l’homme en apesanteur, vivant dans l’apnée de la grâce. De ce point de vue, si nous devions encore nous soucier du sort des abeilles, ce ne serait que par nécessité anthropocentrique, en vue de notre survie, selon un écologisme utilitaire, afin de nous éviter des pertes de plusieurs milliards d’euros et en attendant le perfectionnement de nos drones… Il est évident que le christianisme a donné et donne encore lieu à de telles hérésies, qui sont à l’origine du paradigme technocratique. Mais ces hérésies s’opposent à la foi chrétienne autant que la pourriture du cadavre s’oppose au corps vivant.
La foi chrétienne est d’abord la foi en Dieu créateur, seigneur et sauveur. Or on ne peut aimer le Créateur, si l’on n’aime pas sa création, pas plus qu’on ne pourrait dire à un peintre qu’on l’admire tout en crachant sur ses tableaux. Et on ne peut aimer le Sauveur, si l’on n’aime pas sa créature même blessée à mort, pas plus qu’on ne pourrait dire à un médecin qu’il fait un métier magnifique mais que s’occuper des malades est quelque chose d’odieux. En un mot, si le chrétien ne divinise pas la Nature, c’est pour pouvoir mieux l’aimer et la garder. Celui qui voit dans la Nature une divinité devra se résigner devant la destruction perpétrée par cette divinité : le séisme qui dévaste la terre et la peste qui ravage les troupeaux ne seront pour lui des maux qu’au niveau local, car, au niveau global, ils apparaîtront comme bons, leur tache contribuant à la composition harmonieuse. C’est ce qu’affirmaient les stoïciens. Mais il y a en nous quelque chose de plus vaste que le monde qui nous donne d’embrasser le monde et d’en prendre soin au-delà de notre intérêt, avec une attention divine, à tel point que même la disparition des dinosaures ne nous satisfait pas, et que nous éprouvons le mystérieux besoin d’en entretenir la mémoire.
Transcendance du lieu terrestre
Le grand poète Yves Bonnefoy était persuadé que la foi chrétienne, parce qu’elle parle du Ciel, dédaigne les choses de la terre. Il gardait non sans raison une nostalgie de Virgile et chantait « une transcendance tout autre que la chrétienne et, celle-ci, naturelle : n’étant que l’infini inhérent à tout ce qui est. Transcendance dans l’immanence, la grande leçon des Bucoliques ou des Géorgiques, celle des Métamorphoses d’Ovide. Transcendance du bol de bois, de l’olive, de la branche chargée de fruits. Transcendance du lieu terrestre, gardé bruissant de paroles par les petits dieux des champs et des bois ».
Cette « transcendance du lieu terrestre » est pourtant plus profonde dans le christianisme que dans le paganisme. Le Ciel n’y est pas ce qui fuit, mais ce qui pétrit, enveloppe et illumine la terre. Et les sous-bois, s’ils ne bruissent plus des ébats des faunes et des nymphes, frémissent encore sous les ailes des anges, et portent la parole de l’Éternel, cette parole amoureuse et créatrice qui reste à jamais la vérité des faunes et des nymphes, et la seule capable de traverser les avancées de la science.
Avant les dix commandements, il y a les dix paroles par lesquelles Dieu a créé le monde. Et ces dix paroles créatrices forment un nécessaire préalable pour accueillir les dix commandements rédempteurs, sans quoi l’on ne goûte pas leur généreuse fantaisie. Il est de la plus haute importance de comprendre que la parole qui commande de ne pas porter de faux témoignage est la même qui crée l’autruche et l’ornithorynque, le toucan du Brésil et le voisin de palier. Le lien entre le « tu ne tueras point » et la biodiversité est assez évident : supporter les personnes qui nous inspirent des envies de meurtre nous entraîne à apprécier la compagnie de la guêpe et du scorpion. Un peu moins évident est le lien entre le « Tu ne commettras pas d’adultère » et l’araignée-banane ou le blaireau européen : encore que de nombreuses années de fidélité nous apprennent que le moindre ménage recèle en lui toute une ménagerie. Mais l’évidence se retrouve dans le lien entre le respect du chabbat et la contemplation de la création : comme Dieu, on se repose de son travail, laissant par la même occasion se reposer son bœuf et son âne, et l’on peut perdre son temps à admirer les mouches. Les rabbins du Midrach rappellent que suivant l’ordre de la création en six jours il convient de dire à l’homme qui se gonfle d’orgueil : « Souviens-toi que le moucheron et le moustique t’ont précédé ! » Et l’apôtre n’est pas en reste pour recevoir une bonne leçon, car les rabbins ajoutent : « Même ce que tu considères de trop dans le monde, comme les mouches, les puces et les moustiques, fait partie intégrante de la création. Car le Saint béni soit-il fait son apôtre de tout ce qui est, même d’un serpent, d’un moustique ou d’une grenouille. »
Ainsi le Ciel s’énonce avec les mots de la terre. Nous l’avons entendu ce dimanche en relisant dans la Genèse le sacrifice d’Abraham : l’Ange du Seigneur renvoie au bélier et au buisson, à telle enseigne que c’est dans le buisson que Dieu révèle son nom et que c’est du bélier, yobel en hébreu, que vient le mot jubilation. Notre vie spirituelle a besoin de l’arbre et de la bête, des abeilles et de la pie-grièche à ventre rose. Le pape François le déclare fortement dans un passage de l’exhortation La Joie de l’Évangile (n. 215) : « Dieu nous a unis si étroitement au monde qui nous entoure, que la désertification du sol est comme une maladie pour chacun et nous pouvons nous lamenter sur l’extinction d’une espèce comme si elle était une mutilation. »
Le mystère de l’Incarnation nous emmène plus loin encore dans la « transcendance du lieu terrestre » : Il a habité parmi nous. Mieux que les dieux des Grecs et des Latins, l’Éternel même a vécu comme nous, dans une petite maison, conversant simplement sur le pas de la porte avec les gens de son village, prenant le bol de bois, offrant des olives (menant même le suprême combat dans un jardin d’oliviers), connaissant le raisin qu’on presse et le pain pétri et cuit par sa mère, ordonnant à ses disciples de contempler les corbeaux et les lys des champs, mais aussi les abeilles, puisqu’il s’identifie aux petits, et que le livre de Ben Sira, qui fait partie de sa parole, contient ce verset exemplaire (11, 3) : L’abeille est minuscule, mais ce qu’elle produit est d’une douceur exquise.
La foi chrétienne nous apprend que la vie ordinaire d’un charpentier juif du 1er siècle reste indépassable, et que tous nos surhommes, cyborgs, immortels du futur ne sont que les effets d’une impuissance à reconnaître ce que la vie ordinaire recèle d’inépuisable poésie. On peut lire de cette manière l’évangile de ce jour, qui est celui de la Transfiguration – non pas comme l’éblouissement céleste qui éclipse la terre, mais comme le débordement du ciel à travers quoi les plus petites choses terrestres sont transfigurées.
Les saints et l’essaim
Les abeilles ont été les apôtres de cette Bonne Nouvelle de la terre, et d’une assomption de la culture païenne dans l’évangile venu d’Israël. Il y eut des débats entre les premiers chrétiens pour savoir s’il fallait rompre avec Platon et Cicéron, Homère et Virgile, ou bien les accueillir comme des précurseurs et des auxiliaires toujours précieux. Saint Paul tranche déjà dans sa première épître à Timothée (5, 21) : Examinez tout et retenez ce qui est bon. Clément d’Alexandrie, au deuxième siècle, donne l’abeille pour exemple de cet accueil qui consiste à prendre le suc des auteurs non-chrétiens pour en faire du miel : « Vas apprendre ton travail auprès de l’abeille : elle puise le nectar à toutes les fleurs de la prairie et en forme un seul rayon. »
D’autres Pères de l’Église auront des méfiances à la mesure de leur fascination. Saint Jérôme, par exemple. Lorsque le diacre Præsidius lui demande d’écrire un éloge du cierge pascal, il s’indigne, trouve cela trop païen, sans doute parce que chanter les abeilles rend trop hommage au quatrième livre des Géorgiques de Virgile. Il faut dire que Jérôme avait fait un songe qui l’avait rendu très circonspect à l’égard des auteurs latins. On dirait une scène du Procès de Kafka : « Je fus traîné devant le tribunal du Juge. La lumière était si éclatante que, du sol où je gisais, je n’osais pas lever les yeux en haut. On me demande ma condition. Je réponds : “Je suis chrétien.” Mais celui qui siège là-haut me dit : “Tu mens, tu n’es pas chrétien, tu es cicéronien !” Et il me fait donner des coups de fouet. » On peut comprendre que Jérôme en eût gardé quelques séquelles.
L’éloge de la cire et de l’abeille est néanmoins écrite, appuyée par saint Ambroise et saint Augustin. Dans un sermon attribué à ce dernier retentissent des mots bien appropriés au Carême : « La flamme brûle, la mèche se consume, la cire se répand goutte à goutte ; la sagesse enseigne, l’âme se repent, la chair verse des larmes. » Puis le saint sermonnant se met à l’écoute de l’essaim bourdonnant comme d’une profonde parole de Dieu : « Combien l’œuvre de l’abeille est sainte, puisque les rois et les sujets s’emparent de ses travaux pour entretenir leur santé. Aux yeux de tous, elle a de la grâce, et toute faible qu’elle soit, elle ne s’élève qu’avec sagesse. Que nous apprenez-vous, ô Christ, à travers l’abeille ? C’est un animal petit et pourvu d’ailes, parce que c’est l’humilité qui prend son essor. Elle vole au moyen de deux ailes brillantes. Or, quoi de plus éclatant que la charité ? Et la charité renferme deux préceptes, d’aimer Dieu et d’aimer le prochain, qui sont comme deux ailes pour nous élever au ciel. La douceur est l’œuvre de l’abeille, et la vérité est dans la bouche du juste. »
Dans le sacramentaire gélasien, composé au VIIIe siècle, se rencontre un chant de Pâques où la louange des abeilles est bien plus longue que la phrase qui subsiste encore dans notre missel romain et disparaît de notre missel en français. Si elle fut écourtée par la suite, c’est parce que son symbolisme se fondait en partie sur l’antique légende selon laquelle les abeilles engendraient de façon virginale. Voici quelques-uns de ces très beaux versets qui, la nuit même de la Résurrection, présentaient les mouches à miel en modèle de la vie simple : « Les abeilles sont frugales dans leurs dépenses, très chastes dans leur maternité. Elles édifient des cellules affermies par une cire fluide, et l’art qui préside à l’habileté humaine n’est pas aussi magistral. Elles posent leur pied sur les fleurs sans leur causer le moindre mal. Elles n’accouchent pas de leur petit, sinon par le travail de leur bouche, suivant l’exemple merveilleux de l’engendrement du Christ par le Père. […] Telles sont, Seigneur, dignes de vos autels sacrés, les présents qui sont offerts, et la religion chrétienne ne doute pas qu’ils vous réjouissent. »
La ruche libérale
Que reste-t-il de ce Dieu qui se réjouit du présent des abeilles ? Que restent-ils des abeilles elles-mêmes ? Non seulement elles disparaissent de la liturgie, non seulement elles disparaissent du monde, mais leur symbolique même a été renversée, récupérée par le dispositif techno-libéral. Nous sommes désormais très loin de l’insecte par lequel le Verbe créateur nous enseigne la vertu. Ce que ce simulacre de culture qu’est la culture générale retient aujourd’hui, c’est La Fable des abeilles.
Le célèbre texte de l’anglais Bernard de Mandeville, publié en 1714, est considéré comme un fondement du libéralisme économique. Son titre complet est La Fable des abeilles, ou comment les vices privés font la prospérité publique, suivi d’un essai sur la charité et les organisations caritatives. L’abeille n’y est plus qu’un individu qui poursuit son intérêt propre, sans se soucier ni des ouvrières ni de la reine ni de quoi que ce soit d’autre que son propre caprice, et cet égoïsme lui octroie de faire plus de bien à la ruche que si elle visait altruistement le bien général. Ainsi le dandy débauché se comporte économiquement mieux que l’époux économe et fidèle, puisque « sa prodigalité donne du travail à des tailleurs, des serviteurs, des parfumeurs, des cuisiniers et des femmes de mauvaise vie, qui à leur tour emploient des boulangers, des charpentiers, etc. » Prôner l’aumône, comme cela se fait en Carême, est absolument immoral au regard de l’économie productiviste et concurrentielle : vous donnez à un pauvre qui ne produit pas grand chose, vous le confortez dans son état de parasite, vous le détournez de surcroît du charity business que les organisations humanitaires orchestrent bien mieux que vous avec le secours de nombreuses stars du cinéma. Laissez-vous plutôt séduire par le buzz publicitaire, mettez votre argent dans un secteur de pointe, et cela aura des retombées bénéfiques sur toute la société, développera l’emploi et permettra même à votre pauvre, un jour, d’être employé par une multinationale et de prendre enfin un crédit à la consommation : « Ainsi, écrit Mandeville, le vice produisant la ruse, et la ruse se joignant à l’industrie, on vit peu à peu la ruche abonder de toutes les commodités de la vie. » Mais il ne dit rien sur le moment où les commodités de la vie l’emportent sur la vie elle-même, et où la ruche fantasmatique finit par détruire les ruches réelles.
Cette récupération libérale se double à présent d’une récupération cybernétique, à travers les notions d’« intelligence collective » et de ce que l’économiste Yann Moulier-Boutang désigne sous l’expression de « capitalisme informationnel ». Google est notre ruche. Nous l’alimentons par nos cent millions de clics par seconde. Et les algorithmes fonctionnent de plus en plus à partir de ce swarm intelligence system, c’est-à-dire, par opposition à un contrôle central, à partir d’un « système d’intelligence en essaim ». Les abeilles servent de modèle aux drones qui les remplaceront, et ce sont les micro-processeurs qui sont aujourd’hui appelés à être la vérité de toute conception virginale.
Des pesticides dans le corps du Christ ?
J’ai parlé des abeilles. J’aurais pu parler du lion, par référence au Lion de Juda et à l’évangéliste Marc, dont la population a diminué de 90% au cours des 100 dernières années, mais qui se conserve encore, somnolent dans un zoo, ou hyperactif dans un film de Disney. L’agneau, quant à lui, se porte toujours assez bien pour représenter le Christ immolé : on le mène à l’abattoir, numéroté, sur le tapis roulant de la chaîne de démontage, encore qu’on puisse se demander si l’abattage industriel a encore quelque rapport avec le sacrifice religieux.
J’ai parlé de la cire et du miel. J’aurais pu parler du pain et du vin. Là aussi, la consommation prévaut sur la culture. Souvent l’on se rend à la messe comme au distributeur automatique pour recevoir son surnaturel biscuit d’apéritif. On filtre le moucheron et l’on avale le chameau, car les débats vont bon train entre traditionalistes et progressistes, tandis que passe à la trappe la question de base, celle qui concerne non pas la forme ordinaire ou extraordinaire, mais la matière même du rite. Par quelles mains ou par quelles machines automatiques sont faits le pain et le vin pour la consécration ? Ceux-ci proviennent-ils d’une économie juste et d’une écologie intégrale ? L’offrande du mont Calvaire s’est-elle rendue dépendante du Roundup de Monsanto ? Y a-t-il des sulfites dans le sang du Christ ? Y a-t-il des pesticides dans son Corps ? Quand je pose ces questions, je n’entre pas dans ce qui relève de la validité ou de la licéité – j’interroge la dignité du signe apporté sur l’autel, et la manière dont l’évangile assume et porte la culture au lieu de la laisser se faire dévorer par le paradigme techno-économique. Et je n’accuse pas d’incurie la curie romaine, les évêques ou les prêtres – le pharisaïsme étant de ne voir le pharisien qu’en l’autre ; je m’accuse moi-même, je nous accuse, nous, laïcs, car, comme les Israélites devaient apporter pour la liturgie du temple des bêtes sans défaut et la meilleure fleur de farine, c’est à nous de veiller à la matière de l’offrande.
On peut lire dans l’encyclique Laudato si’ (n. 178) : « L’Eucharistie est en soi un acte d’amour cosmique […] Elle unit le ciel et la terre, elle embrasse et pénètre toute la création. Le monde qui est issu des mains de Dieu, retourne à lui dans une adoration joyeuse et pleine. […] C’est pourquoi, l’Eucharistie est aussi source de lumière et de motivation pour nos préoccupations concernant l’environnement, et elle nous invite à être gardiens de toute la création. » La préoccupation pour l’environnement dont parle le pape François n’est pas plaquée du dehors, comme une concession faite aux idées du siècle. Sa source est dans l’Eucharistie, dans la matérialité de l’Eucharistie, parce qu’elle suppose le « fruit de la terre et du travail des hommes ».
Quand le missionnaire serait des plus spirituels et partirait au bout du monde, il devrait encore se faire paysan, planter la vigne et le blé, sans quoi il ne pourrait célébrer la messe. Et quand il prêcherait sur la manne des Hébreux dans le désert, il devrait encore citer l’Exode qui raconte que ce pain du ciel avait un goût de beignet au miel (Ex 16, 31). Il n’est pas seulement Orphée descendant reprendre Eurydice aux enfers, il est aussi Aristée partant à la recherche de ses abeilles. Le génie eucharistique oblige le témoin de la Rédemption à être le gardien de la Création. L’évangile exige que nous retrouvions plus concrètement la culture, celle qui se tourne vers la terre, vers l’adamah, sans quoi le Nouvel Adam n’est plus qu’une baudruche idéologique. Le Carême s’est d’ailleurs ouvert le Mercredi des Cendres sur cet ordre lancé au premier Adam après sa faute : Souviens-toi que tu es – non pas poussière, dit l’hébreu, mais terre – adamah, et que tu reviendras à l’adamah. Revenir à l’adamah est promesse de résurrection. Si nous n’y revenons pas, ce n’est pas la transfiguration, mais la défiguration de Notre Seigneur qu’il nous faudrait revendiquer ce dimanche, et le buzz aura définitivement triomphé du vrai bourdonnement de la vie.