Texte de la Conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 18 février 2018

Pourquoi des conférences de Carême à l’ère de l’intelligence artificielle ? – ou la Bonne Nouvelle du temps, par Fabrice Hadjadj.

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Les conférences seront publiées dans un livre à paraître le dimanche 25 mars 2018 aux éditions Parole et Silence.

La version de ce texte avec les références et les notes sera publiée par Parole et Silence à la fin du cycle des conférences de carême.

Pourquoi des conférences de Carême à l’ère de l’intelligence artificielle ? – ou la Bonne Nouvelle du temps

On peut se demander pourquoi nous sommes là. Et même pourquoi nous en sommes encore là. Pourquoi un homme, une fois de plus, prend la parole sous les voûtes de Notre-Dame. Tout dans cette situation paraît rétrograde et poussiéreux. Tout semble n’avoir plus de légitimité que pour le musée ou la carte postale.

D’abord, il s’agit d’un homme, d’un sapiens comme il y en a depuis la préhistoire, né d’un père et d’une mère, animal rationnel et déraisonnable, sachant qu’il va mourir et ne sachant pas si on l’écoute. Bref, encore un pauvre type comme il en sort depuis 200 ou 300 000 ans du ventre des femmes, alors que nous sommes à l’époque des « biotechnologies » et des « systèmes intelligents ».

Et puis cet homme prend la parole, quoi de plus désuet ? quoi de plus douteux ? Prendre encore la parole comme on prend l’eau, ramant pour trouver ses mots, écopant pour ne pas se noyer dans le flot de sa salive, faisant toujours des phrases, alors que nous sommes à l’époque où les « décideurs » savent convaincre avec de magnifiques présentations PowerPoint et où les jeunes filles communiquent enfin clairement leurs sentiments grâce à des « émojis ».

Et puis cet homme est si attardé qu’il prend la parole sous des voûtes gothiques. Cette architecture assume sans doute la grotte paléolithique, la forêt païenne, le temple grec, le cirque romain et surtout cette tente de la Rencontre faite par les Hébreux au désert ; mais il est évident qu’elle n’a rien des fonctionnalités d’une salle de réunion. Ses vieilles stalles ne possèdent ni prises électriques ni Wi-Fi. Elles nous assignent encore à un lieu matériel, où l’on se rend avec son corps, alors que nous sommes au temps du cyberespace et de l’interactivité on-line. Et ce lieu matériel oblige l’homme qui y prend la parole à ne pas parler trop vite, à cause de la réverbération. Il doit ralentir son débit, à l’heure du haut débit. Voilà qui le condamne d’entrée de jeu.

Enfin, pour comble, il prend parole sous les voûtes de Notre-Dame, autant dire dans les jupes de sa mère, et il le fait à la demande d’un archevêque de Paris, figure archaïque de l’autorité paternelle, qui a la fantaisie de se coiffer avec des mitres et qui estime même, dans son obscurantisme, que le chapelet est plus puissant que le smartphone.

Cette conférence se passe donc aujourd’hui, 18 février 2018, mais elle aurait pu aussi bien se passer – elle passait d’ailleurs beaucoup mieux – au Moyen Âge. Le futur ne s’invente plus ici, c’est assez flagrant, mais dans la Silicon Valley ou à l’Institut Génomique de Pékin. Et ce sont les génies de Google ou Tesla qu’il convient désormais d’écouter religieusement comme les souverains pontifes de l’Anthropoïde Nouveau. Alors pourquoi en sommes-nous encore là ?

Je ne suis pas un transhumain, plutôt une relique humaine, quelque chose entre Quasimodo et Hibernatus. Un homme de notre temps ne serait pas venu ici avec son pauvre corps plein de chair et de sang, d’air et d’os. Il aurait déjà piraté vos historiques de navigation, et un puissant algorithme lui aurait rapporté ce qu’il convient de vous servir pour vous intéresser. En ce qui me concerne, j’hésite, je balbutie… je ne suis même pas sûr de vouloir intéresser mon auditoire. Il se pourrait bien, en ces temps de bruit et de fun, que le plus grand service à vous rendre soit de vous offrir une longue plage de silence et d’ennui. De vous mener au désert. C’est d’ailleurs ce que fait l’Esprit Saint dans l’évangile de ce dimanche. Il pousse Jésus au désert pendant quarante jours… Soyez rassurés : je ne dispose que de 40 minutes.

En tout cas, je ne me sens guère capable d’efficacité publicitaire. Ma méthode serait plutôt de plonger en moi-même pour vous faire part de ma perplexité. Une perplexité d’autant plus grande que je ne suis pas prédicateur et que l’on m’a mis en position de prêcher et que, pour ne rien arranger, on m’a donné un thème général dont la formulation n’a rien de très excitant et dont le contenu implique les réalités les plus grandes : « La culture, un défi pour l’évangélisation. » Le défi est là, c’est certain. Et je ne crois pas pouvoir le relever sans trébucher moi-même. Oui, je vous préviens tout de suite : je ne vais pas y arriver. Ce que je peux essayer de faire, cependant, c’est de tellement ne pas y arriver qu’il devienne évident que seul un Dieu pourrait me sauver.

Pour l’homme qui prend la parole sous les voûtes d’une église, rien n’est plus pertinent que d’être d’une stupidité surnaturelle. C’est ce qu’affirme sainte Angèle de Foligno : « L’homme, à force de voir l’ineffable, arrive à la stupeur, et si un prédicateur, au moment de parler, entrait dans cet état, il dirait à la foule : “Allez-vous-en, car je suis incapable de parler de Dieu, je suis insuffisant.” » Selon sainte Angèle, le prédicateur le plus sage doit monter en chaire malgré lui, y gémir « Ah ! Ah ! » d’émerveillement et d’impuissance, et redescendre aussitôt de chaire, étonné d’avoir fait preuve d’autant d’éloquence. Une telle sagesse se retrouve chez les poètes et les théologiens : ils parlent un peu plus, mais leur parole ne fait que déployer et approfondir le « Ah ! » de stupeur devant le réel.

Cette sagesse, en revanche, n’entre pas dans le projet de ce qu’on appelle l’« intelligence artificielle ». Aucun des concepteurs de l’« intelligence artificielle » n’a pour but de faire une machine si sophistiquée qu’elle parvienne à cet exploit de déclarer par sa voix de synthèse : « Débranchez-moi, s’il vous plaît, je suis insuffisante. » Si l’« intelligence artificielle » visait la stupeur, et non le calcul, ce serait vraiment le signe de son intelligence, c’est-à-dire de son ouverture à ce qui la dépasse. La machine se mettrait à jeûner d’électricité et à prier pour être arrachée à la prison du calculable. Mais avec une telle perspective, je le crains, le projet de fabriquer une « intelligence artificielle » n’aurait jamais vu le jour.

Je suis même tenté de penser que l’horizon des fabricants de computeurs n’est pas tant l’intelligence que l’imbécillité artificielle. Car l’imbécile n’est pas celui qui consent à la stupeur. C’est celui qui a réponse à tout. Incapable de s’ouvrir à ce qui le transcende, à l’autre, à l’événement, il mouline tout dans son petit système. Or un système informatique sait très bien s’enfermer dans un système. Manié par une intelligence humaine, il peut rendre des services ; mais, conçu de telle sorte que l’intelligence humaine doive s’en remettre à lui, il permet à l’imbécillité de réaliser des prouesses remarquables.

Comme ça, l’air de rien, j’ai déjà commencé à aborder mon sujet. Le voici à nouveau dans les termes qui me furent imposés : « La culture, un défi pour l’évangélisation. » Certains pourraient estimer que le grand défi d’une « nouvelle évangélisation » est de s’adapter aux « nouvelles technologies ». Ce sont les défenseurs d’une Église « qui bouge », et qui se figurent que la com est plus décisive que la lectio divina. Si tel est effectivement le cas, le défi n’est plus celui de la culture, mais de l’ingénierie sociale. Car les nouvelles technologies ne constituent pas à proprement parler une culture. Le temps de la culture est révolu. Nous sommes plutôt à l’ère de ce que le pape François nomme le « paradigme technocratique » ou « techno-économique ». Et la question se pose de savoir si la Bonne Nouvelle peut s’annoncer selon ce paradigme, ou si elle a besoin d’une culture pour cela.

Cette question pourrait se formuler de manière assez simple. Jésus dit : Je suis la vigne et mon Père est le vigneron. Qu’en est-il s’il n’y a plus ni vigne ni vigneron autour de nous ? Jésus pourrait-il aussi bien dire : « Je suis la base de données et mon Père est le super-ordinateur » ? Lorsqu’il fait référence à la vigne, aux brebis, aux lys des champs, n’emploie-t-il pas une métaphore datée, à laquelle on substituerait avec profit n’importe quoi de plus cool ou de plus hype ? Pourquoi le renvoi au monde des bouseux serait-il incontournable pour s’ouvrir à la vie de l’Esprit ? La parabole du semeur ne pourrait-elle pas devenir la parabole de l’antenne satellite ? Le bon pasteur ne pourrait-il pas être remplacé par le bon programmateur ? En même temps, on sent que l’on perd quelque chose lorsque c’est qu’un moteur de recherche qui retrouve la brebis perdue.

La culture n’est pas une somme d’éléments d’un patrimoine qui pourraient aussi bien être mis à disposition par de puissants logiciels. Elle correspond à une certaine modalité de relation avec le monde. Le contenu peut être à peu près le même, mais selon qu’il nous arrive par les sillons de la culture ou par les moteurs de la technocratie, le fond est modifié par la forme – ou par le format. Cultiver n’est pas encoder. Faire fructifier n’est pas munir de prothèses.

Par exemple, la spiritualité peut exister en régime technocratique. Elle en contracte dès lors les aspects essentiels de contrôle, d’instantanéité, d’innovation et surtout d’abolition de tout drame. On vous promettra l’Esprit Saint qui vous apaise en un seul clic, Dieu comme super programme de cardio-training ou, dans une version plus dure, Dieu comme bombe qui vous débarrasse sur-le-champ de tous les infidèles, pourvu qu’on atteigne le paradis en appuyant sur un bouton. Quand la spiritualité existe en régime de culture, elle n’est pas aussi efficace. Cela va moins vite qu’un escargot. Cela n’obéit pas à nos business plans. Il faut attendre que cela pousse. Espérer que la météo sera propice, et les limaces, clémentes. Ménager mille petites attentions avant que la graine devienne le grand arbre qui donne du fruit et abrite des oiseaux.

Il en va de même avec la littérature. On peut lire Proust en régime de culture, c’est-à-dire comme on prend patiemment soin d’un potager, éclaircissant, débroussaillant, guettant l’obscure maturation du radis. Mais on peut aussi, en régime techno-économique, se payer du Proust. Celui-ci devient une valeur d’échange, de bien-être et de divertissement. Nous ne sommes plus alors dans la culture, mais dans la « culture générale » et le « culturel ». Le culturel est sans doute le pire ennemi de la culture, parce que le plus trompeur. On lit encore, mais pas tant pour faire mûrir son humanité que pour augmenter son capital de reconnaissance mondaine. Être proustien dans la haute finance, c’est très chic, cela permet d’agrémenter le déjeuner d’affaires. Mais il est plus pratique, pour des effets comparables, de s’intéresser à l’art contemporain.

Dans son sens de formation humaine, le mot « culture » vient de Cicéron. Il veut expliciter le mot « philosophie ». Les dictionnaires de culture générale citent la phrase des Tusculanes  : « La philosophie est la culture de l’esprit. » Mais ces dictionnaires oublient généralement que cette phrase suppose une certaine primauté de l’agriculture. Elle donne pour modèle à la vie de l’esprit un geste de paysan. Ce qui veut dire que ce geste de paysan était alors considéré comme un geste noble. Cicéron le souligne dans son traité Des Devoirs  : « De toutes les choses par lesquelles on acquiert des richesses, aucune n’est meilleure que l’agriculture, aucune n’est plus généreuse, plus douce, plus digne d’un homme libre. » C’est que par l’agriculture on assure la subsistance de sa famille, et l’on n’est pas contraint de se vendre afin de la nourrir. Mais c’est aussi que l’agriculture engage un rapport au monde que le grand orateur qualifie de généreux, doux et digne.

La modalité de ce rapport s’exprime à travers trois traits essentiels, qui distinguent la culture de la technocratie. Le premier est que la culture accompagne une dynamique donnée par la nature, tandis que la technocratie impose son propre dynamisme. Pour le cultivateur, la nature est une généreuse pourvoyeuse de formes, qu’il s’agit de mener à leur pleine fructification ; pour le technocrate, elle est un stock de matériaux qu’il s’agit d’utiliser à son gré. Pour le cultivateur, la nature a ses rythmes et ses saisons qu’il convient de suivre ; pour le technocrate, c’est elle qui doit suivre son planning et son timing à lui. Le premier sait qu’on ne fait pas pousser l’herbe en tirant dessus. Le second combine une herbe transgénique qui pousse dix fois plus vite au milieu de pesticides ayant éliminé tous ses concurrents. Ce dernier pourra bien sûr plus facilement nourrir la planète ; mais, dans l’entretemps, il risque fort d’avoir perdu la terre.

Cela nous conduit à un point trop souvent négligé. Quand Cicéron rapporte la philosophie à une culture, c’est pour répondre à une objection de son interlocuteur. Celui-ci fait remarquer que les gens les plus habiles en philosophie ne sont pas nécessairement des hommes de bien : ils savent jongler avec les concepts et disserter sur la vertu, mais, très souvent, ce n’est que pour séduire. La philosophie est-elle donc si bonne qu’on le prétend ? C’est ici que Cicéron répond par sa comparaison agricole : « De même que tous les champs, quoique cultivés, ne rapportent pas, et qu’il n’est point vrai, comme l’a dit un de nos poètes, Que de soi le bon grain, sans besoin d’aliment, / Dans un champ, même ingrat, sait croître heureusement ; de même, tous les esprits, quoique cultivés, ne fructifient point. » Autrement dit, rien ne peut pousser abondamment sans culture, mais la culture ne suffit pas. Il faut encore une bonne terre. Cette terre grasse et pas ingrate renvoie à ce qui échappe à notre contrôle comme à nos efforts. Voilà pourquoi le cultivateur vit dans la prière et la louange. Alors même qu’il y a mis toute la sueur de son visage, il supplie les dieux du gel et de la grêle de ne pas refroidir ses bourgeons ni hacher ses fruits. Alors même que c’est là le fruit de son labeur, il rend grâces quand le pommier se charge de pommes, quand la vigne donne ses grappes, quand les salades sortent si belles qu’elles rachètent le vinaigre. Et voici le deuxième trait essentiel de la culture : le résultat n’est pas automatique, il relève d’une certaine grâce, il appelle cette stupeur que nous avons déjà mentionnée. À l’opposé, la technocratie se veut sans grâce. Elle vise l’infaillibilité de l’automatisme. Par là, elle réduit considérablement les risques naturels, mais du même coup elle se ferme à la surprise et multiplie les risques artificiels. On ne craint plus les vagues de froid, on redoute la panne de chauffage, et l’on se réjouit moins du retour du soleil.

Enfin, c’est le troisième trait, la culture s’inscrit dans un temps long. Cicéron admire « cette ardeur avec laquelle les hommes travaillent pour un avenir qui ne sera qu’après leur mort ». Il cite le poète latin d’origine gauloise Cæcilius Statius : « Nous plantons des arbres qui ne porteront que dans un autre siècle. » La culture suppose des œuvres qui passent d’une génération à l’autre. C’est ce qui fait dire à Hannah Arendt que la crise de la culture est une crise de la durée. La technocratie, elle, méprise la durée, quand bien même elle vanterait le développement durable. Son régime est celui du temps court, de l’« innovation disruptive » qui coïncide avec l’« obsolescence programmée ». Elle encense ses produits, mais elle ne les admire pas vraiment, parce qu’elle veut qu’on les jette pour acheter le produit suivant. L’iPhone 7 n’était pas fait pour durer. Son numéro le trahissait en annonçant déjà le 8. À la différence de la vieille montre à gousset du trisaïeul, l’iPhone 7 ne figurera sur aucun testament. Ainsi, en régime technocratique, on communique toujours plus et l’on transmet toujours moins. Un personnage des Particules élémentaires de Michel Houellebecq fait ce constat : « Avoir des enfants, autrefois, impliquait la transmission d’un état, de règles et d’un patrimoine. C’était bien entendu le cas dans les couches féodales, mais aussi chez les commerçants, les paysans, les artisans, dans toutes les classes de la société en fait. Aujourd’hui, tout cela n’existe plus : je suis salarié, je suis locataire, je n’ai rien à transmettre à mon fils. Je n’ai aucun métier à lui apprendre, je ne sais même pas ce qu’il pourra faire plus tard ; les règles que j’ai connues ne seront de toute façon plus valables pour lui, il vivra dans un autre univers. »

N’en est-il pas mieux ainsi ? La transmission fut aussi celle des maladies, des guerres, du péché originel. Peut-être vaut-il mieux passer à un autre univers. Peut-être faut-il cesser de cultiver l’humain et se mettre à l’« augmenter ». Je ne parle pas d’augmentation de salaire, encore que cela puisse être le fond du problème, car il faudra des revenus conséquents pour se procurer les dernières nouveautés de la technologie. Ce que de nos jours on appelle un « homme augmenté » est quelqu’un qui, mécontents de ses bras, de son cerveau ou de son code génétique comme de produits de qualité inférieur, va auprès d’une industrie de pointe s’en acheter d’autres, plus performants, et qui le rendront même assez immortel pour prendre un crédit sur de très nombreuses années.

Je suis quelque peu dubitatif devant l’« homme augmenté ». Ma foi me fait douter. Le Carême ne parle pas de salut par l’augmentation mais par le dépouillement. L’exigence de l’aumône nous fait découvrir que nous avions trop d’argent ; celle du jeûne, trop de nourriture ; celle de la prière, trop de pouvoir encore ; et qu’il faut s’en délester pour se souvenir que l’on est poussière, revenir à l’argile primitive si l’on veut que des mains et un souffle plus grand que les nôtres viennent nous remodeler.

Il n’y a pas que ma foi pour me rendre incrédule. Il y a aussi ma raison. Elle m’incite à me demander : peut-on augmenter l’humain ? Peut-on même augmenter une rose ? On peut la cultiver – en taillant les branches du rosier, d’ailleurs, pas en les augmentant. Cependant, si la rose bénéficie des dernières découvertes du plastique et du silicium, si elle s’artificialise au point qu’elle ne fane plus, se parfume grâce à Guerlain et se trouve munie d’une antenne captant YouTube sans fil ni tige, s’agit-il encore d’une rose ? N’est-ce pas plutôt autre chose qui n’a pas encore de nom et qui reste peut-être définitivement innommable ?

Elon Musk, que je peux encore nommer du nom qu’il a reçu de ses parents, a fondé la société Neuralink, laquelle entend fournir d’ici 2021 des implants cérébraux qui augmenteront l’intelligence humaine. Elon Musk a le même âge que moi, mais il dispose d’une fortune de 20 milliards de dollars ; aussi je comprends qu’il soit dans la nécessité de faire quelque chose de cet argent, d’autant qu’il a été plusieurs fois élu « homme d’affaires de l’année » – il ne faut pas qu’il déroge à sa réputation. Mais peut-on augmenter l’intelligence humaine ? Supposons que je bénéficie d’un implant connecté en 5G qui me permette de télécharger en trois secondes tous les livres de la Bibliothèque Nationale. Qu’est-ce que cela changerait, au fond ? J’aurais besoin d’autant de temps pour lire un livre. On ne peut pas écouter une symphonie de Mozart à la vitesse de son téléchargement. On ne peut pas lire la Recherche du Temps perdu en se disant qu’on n’a pas de temps à perdre. Chaque phrase possède son rythme, son sens, sa vitesse propre. Impossible de l’accélérer sans la détruire. Ceux qui prennent l’habitude, du fait de l’esprit Twitter, d’aller plus vite et en diagonale dans leur saisie d’informations, mettront toujours plus de temps pour lire un poème ou un texte de philosophie. Au final, l’implant nanobiotechnologique nous fera recevoir une masse si grande d’informations que nous ne saurons plus lire mais que nous demanderons à un algorithme de les traiter. L’homme prétendument augmenté est en vérité un homme diminué qui délègue aux machines la tâche de soutenir sa vie. Montaigne craignait les « ânes chargés de livres », je crois que nous devons craindre les pigeons bourrés de microprocesseurs.

Enfin il est assez drôle de réclamer l’immortalité à un dispositif fondé sur l’innovation et l’obsolescence programmée. Nos gadgets électroniques ont une durée d’utilisation de plus en plus brève. Par conséquent, le transhumain qui ne mourra plus, non seulement tombera en panne, mais sera aussi soumis à la péremption des produits à la mode. Le surhomme du futur est un homme jetable.

La prétendue augmentation de l’humain est en vérité le stade suprême de la marchandisation du vivant. Les technocrates se disent progressistes, mais ils ont peur de tout progrès humain – spécialement du progrès qui permettrait de se passer d’eux. Ils offrent de nouvelles possibilités monnayables et nous empêchent de cultiver nos potentialités naturelles. Nous voici avec un nouvel appareil de télécommunication mais nous avons oublié au passage d’apprendre à converser. Ce sont les objets qui progressent et non plus les sujets. Et le progrès de ces objets artificiels dévore toujours plus de ressources naturelles. Nos fonds d’écran sont des écrans de fumée : ils nous présentent un beau paysage sauvage afin de dissimuler la dévastation du paysage réel.

L’optimisme technocratique sert à cacher cette dévastation du monde. C’est une fuite en avant, poussée par l’énergie de la désespérance. Le 10 juillet 2015 le Financial Times publiait une tribune de Martin Rees, astronome royal, président de l’Académie des sciences anglaise : « Réjouissez-vous, l’aube post-humaine se lève. » On pouvait lire sous ce titre des propos assez caractéristiques : « Les machines nous surpasseront, mais ce n’est pas là une projection fatale. C’est un motif d’optimisme. […] Des esprits artificiels ne seront pas confinés à la couche de 23 kilomètres d’eau, d’air et de roches au sein de laquelle la vie organique s’est développée à la surface de la terre ; de fait, la biosphère est probablement loin d’être l’habitat optimal pour la “vie” post-humaine. Son lieu de prédilection se trouvera plutôt dans l’espace interplanétaire… »

Comme quoi on peut être président de l’Académie des sciences et se réjouir d’une totale vacuité. Martin Rees fait presque malgré lui cet aveu : le post-humain coïncide avec le posthume ; l’optimisme technocratique se complaît dans la destruction de la biosphère. Si rien n’arrête le progrès, s’il accélère même, c’est qu’il nous précipite dans le vide. Le mouvement uniformément accéléré est en effet typique de la chute libre. Voilà où nous en sommes. Nous avons été menés au désert, et nous sommes tentés par le diable, qui nous propose de changer les pierres en pain, de nous envoler depuis le pinacle du temple et d’avoir tous les royaumes du monde dans notre tablette, pourvu que nous délaissions la terre et le ciel de nos pères. Et pourquoi pas ? Cette déchéance n’est-elle pas angélique ?

Si nous avons abandonné la culture, si nous nous étourdissons avec du culturel et de la technologie, ce n’est pas sans raison. Certes, il y a les bouleversements climatiques, la pollution chimique, la menace nucléaire, un système qui peut s’effondrer à tout moment et conduire à des famines spécialement dans les grandes villes, puisque la subsistance y dépend du pétrole, de la logistique internationale et de réseaux numériques… S’il ne s’agissait que de cela. Un effondrement pourrait encore faire rêver à un nouveau départ au milieu des ruines et des herbes folles. Or, par-delà le désastre écologique et social, il y va encore d’un désespoir ontologique. Si nous plongeons dans le temps court et négligeons la durée, c’est que nous savons désormais qu’il n’y aura pas toujours une mémoire et une postérité ici-bas. Nous sommes les premières générations à être certaines que l’humanité a commencé et qu’elle va finir. Nous sommes les premières générations à être confrontées à la certitude de l’extinction du soleil. Nous sommes les premières générations à ne plus vivre dans une époque, mais dans un délai. La croissance illimitée est sans nul doute absurde, mais la décroissance et même la juste mesure sont elles aussi vouées à rentrer un jour dans le mur. Un plus tôt, un plus tard… Alors à quoi bon ? À quoi bon sauvegarder la terre si elle doit de toute façon être détruite ? Pourquoi transmettre quand on est certain que l’espèce humaine disparaîtra d’ici-bas ? Pourquoi croire en la durée si, à horizon mondain, au final, tout est foutu ? Pourquoi ne pas plutôt s’évader en fantasmant de coloniser Mars ?

Je ne suis pas pessimiste. Je suis simplement apocalyptique. En cela, j’ai la foi. Saint Paul le rappelle dans la première épître aux Thessaloniciens (5, 3) : Quand les hommes diront : Paix et sécurité ! alors une ruine soudaine les surprendra, comme les douleurs de l’enfantement surprennent la femme enceinte, et ils n’échapperont point. — Cette imminence de la ruine ne va-t-elle pas nous paralyser ? Peut-on continuer à engendrer et à œuvrer dans la certitude que la terre sera consumée (2 P 3, 10) ? Ne vaut-il pas mieux attendre la fin, voire la hâter, en disant des rosaires comme d’autres regardent des séries américaines ?

C’est ce qu’en concluent les Thessaloniciens. Ils croient que l’espérance est démobilisatrice. Qu’en nous tournant vers les cieux elle nous détourne de cette terre dont les jours sont comptés. Ils n’ont pas compris que les douleurs ultimes sont des douleurs d’enfantement. Ils n’ont pas compris que l’espérance nous mobilise même là où il n’y a plus d’espoir. Qu’elle ouvre un chemin dans l’impasse. Qu’elle change le désert en source. Saint Paul est donc obligé de leur envoyer une seconde épître. Il y répète que l’évangile ne saurait les éloigner de la culture du quotidien : Nous apprenons que certains d’entre vous mènent une vie déréglée, affairés sans rien faire. À ceux-là, nous adressons dans le Seigneur cet ordre et cet appel : qu’ils travaillent dans le calme pour manger le pain qu’ils auront gagné. Frères, ne vous lassez pas de faire le bien (2 Th 3, 11-13).

Au lieu du « à quoi bon », nous trouvons ici un « nous vous lassez pas d’être bons ». C’est que nous avons tout notre temps (même si j’arrive à la fin de celui qui m’est imparti). La Bonne Nouvelle de la vie éternelle est aussi la Bonne Nouvelle du temps. Par l’espérance, le temps nous est donné, non pas comme une réserve disponible pour un futur programmable, mais comme une grâce afin d’agir avec une générosité divine. Même si le compte à rebours est enclenché, nous pouvons continuer à planter des arbres, à élever des bêtes, à honorer père et mère, à avoir des enfants… Nous devons continuer non seulement parce que cela rouvre un avenir, mais parce que l’homme est créé pour cultiver le sol, ou comme le dit radicalement l’hébreu, inscrivant cette mission dans le nom même de l’humain, l’Adam est là pour cultiver l’adamah (Gn 2, 5).

Tel est le défi sans précédent qui s’impose à celui qui annonce la Bonne Nouvelle. Hier, l’apôtre allait à la rencontre d’une culture ; aujourd’hui, il doit restaurer la culture. Car la culture paraît dorénavant suspendue à l’espérance théologale. Elle ne bénéficie plus des pronostics du temps : il lui faut se raccrocher aux promesses de l’Éternel.

L’apocalypse n’est pas simple effondrement, mais, dans l’effondrement, révélation du fond, de l’essentiel. De plus en plus, il faudra croire, je ne dis pas en Dieu, mais en un Créateur et Sauveur de la chair, je ne dis pas pour devenir un être supérieur, mais pour mener une vie simple et humaine, une vie de culture. Et c’est pourquoi, de plus en plus, l’apôtre est conduit à ce retournement de perspective. Lui qui annonce le Ciel se retrouve à défendre la terre. Lui qui témoigne du Messie se retrouve à faire l’éloge du berger, du vigneron et du charpentier. Lui qui est mû par l’Esprit se retrouve à chanter les sexes. La sainteté va de plus en plus ressembler à l’existence ordinaire. De cet ordinaire qui est l’œuvre même de Dieu.