Texte de la Conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 18 mars 2018
Valère Novarina : L’Esprit respire.
Valère Novarina, né en 1942, est écrivain, dramaturge, peintre et dessinateur. Son œuvre considérable est entrée au répertoire de la Comédie Française en 2006 avec L’Espace Furieux. En 2007, il ouvre le Festival d’Avignon en donnant L’Acte inconnu dans la cour d’honneur du palais des papes. La même année, il a reçu le Grand Prix du Théâtre de l’Académie française. Parmi ses nombreux textes publiés, on peut mentionner Pour Louis de Funès (1986), La Chair de l’homme (1995), L’Opérette imaginaire (1998), Lumières du corps (2003), Le Vivier des noms (2015), Voie négative (2017), parus aux éditions P.O.L., et un très beau recueil d’entretiens L’organe du langage, c’est la main (2013, Argol).
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Texte de la conférence
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Les conférences seront publiées dans un livre à paraître le dimanche 25 mars 2018 aux éditions Parole et Silence.
L’esprit respire.
1. « In hoc signo vinces... » Par ce signe, tu vaincras. La croix offerte à Constantin pendant son rêve est l’annonce d’une victoire par le renversement. La croix croise et contient l’énergie des contraires ; elle ouvre — sur notre corps — la voie paradoxale d’une conquête par le négatif d’une réversibilité. Un chemin dialogal - dialectique s’ouvre en nous, devant nous et en avant de tous nos actes.
2. La croix est le signe — non d’une fin, d’un point final — mais d’un passage délivrant... Traverse de la mort. Pas, au-delà du néant.
3. Par la croix dessinant sur toi deux lignes invisibles, par ce signe sur toi-même, de ce geste qui te désigne ici, aux quatre dimensions de l’univers, se déverse en toi l’ampleur entière du temps en un instant déployé : il s’écrit en toi que Dieu est ouvrant.
4. Dieu est une contradiction et une ouverture en soi : la Quatrième personne du singulier.
5. Par la croisée de deux lignes invisibles — et comme négativement — s’ouvrent un rayonnement. Baptismal, le signe de la croix, nous recentre, et nous nie : nous offre à l’univers. Se concentre en ce signe d’analphabète (les analphabètes signent d’une croix), se croisent au cœur de ce signe tout l’espace et le temps tout entier : précipités.
6. Ecriture muette du tétragramme dans l’espace, trace de passage du dieu paradoxal : trois en un ; point de fuite intérieur au cœur de notre corps – la croix dont nous nous signons ici se souvient aussi, en quatre langues, de l’inscription i.n.r.i. Jésus de Nazareth roi des Juifs.
7. La gloire de Dieu passe maintenant par sa descente au sol : c’est-à-dire en nous. Il nous suit-et-précède : traverse sa mort puis la nôtre. Passe par la croix comme par un négatif de passage. Ce que nous dit très bien dans notre langue ce magnifique mot de trépas.
8. Par le signe niant, victorieux, renaissant — que nous écrivons sur nous du plus simple des gestes, nous reconnaissons le point croisé de la mort au fond de nous ; nous affirmons par un geste ouvrant, le relèvement de la vie aux quatre coins de l’espace.
9. Le relèvement de la vie aux dimensions du non encore vu.
10. En même temps que le clouement — et le clouage au bois — le signe de croix est le désignement en nous de l’énergie du déchirement de l’espace : la mer qui s’ouvre, l’éclatement du un en quatre, le revers de la mort, l’étoilement du sujet.
11. Dieu est la contradiction de la vie ouverte en soi.
12. La croix crée un vide dans la pensée : une syncope. Une annihilation créatrice. Une plénitude retournant au vide — et l’inversant. Elle est la contradiction de la vie que tu écris sur toi. La croix nous signe. Nous marque comme personne. Elle raye le moi et l’ouvre.
13. La croix, dont nous nous signons d’un simple geste concentre sur nous et se souvient de tous paradoxes du christianisme. En tout premier lieu, l’Incarnation (— Le Verbe s’est fait chair —) ; l’Incarnation, acte cardinal, axe de la cathédrale théologique ! L’incarnation « charnière du salut » écrit Tertullien. (Caro cardo salutatis.) « L’Incarnation, qui déplait tant aux orgueilleux » dit magnifiquement saint Augustin.
14. C’est par le défi qu’il lance à notre paresse mentale, à notre petite raison statisticienne-calculatrice, à nos vues courtes que la force renversante — toujours nouvelle — du christianisme apparaît : aujourd’hui , au commencement d’un siècle encore bien plus calculateur, surfacier et linéaire) que tous les autres. Aujourd’hui plus que jamais, retrouvons l’énoncé saisissant de Tertullien « Le fils de Dieu a été crucifié : je n’en ai pas honte, parce c’est une honte ; le fils de Dieu est mort, je le crois car c’est inepte. Enseveli ; il est ressuscité, c’est certain parce que c’est impossible. » Crucifixus est Dei filius ? non pudet quia pudendum est. Et mortuus est Dei filius ? credibile est quia ineptum est. Et sepultus resurexit ? certum est quia impossibile
15. Il y a dans le christianisme une très profonde expérience, des forces non-visibles, de leur jeux en mouvement : une un souvenir charnel de l’inversement des énergies. S’ouvre devant nous une autre physique : folle et vraie.
16. À Constantinople, non loin de Sainte Sophie (La Sagesse), qui demeure, et de Sainte Irénée (La Paix), qui demeure, il y avait jadis une église nommée Agia Dynamis. La Sainte Force : l’énergie renversante du Christ (le Christ : dieu incarné, le Christ dieu à l’envers) : agneau offert, annonçant l’innocence victorieuse.
17. Un soir, travaillant avec les acteurs, j’ai apporté à Christine Fersen et à François Chattot une photographie de l’icône de la Vierge du Signe qui est à Novgorod, présente, de face, paumes offertes, mains ouvertes... Inoffensive, elle protège en s’offrant — elle semble échographiée avec le Christ enfant encore à l’intérieur de son ventre — elle protège, parce qu’elle se livre tout entière. Dans cette icône est l’âme du christianisme — que Dietrich Boenhoffer rassemble en une ligne fulgurante : « Seul un Dieu faible peut porter secours. »
18. Précipité et écartèlement du signe de croix : précipitation de l’espace et du temps en un point mortel : notre cœur cloué au centre des quatre directions de l’espace. Le christianisme pourrait-il se résumer — sans autre mot — par ce geste qui plie et déploie ?
19. En se signant, en s’inclinant, en se relevant, —par montées et par descentes, traces invisibles, et par le chemin, la pratique et la répétition des paroles et des gestes, par la religion à degrés, par la religion répétée, notre corps parvient parfois à en savoir un peu plus que nous.
20. J’entends parfois Le signe de Croix comme l’écriture libre et muette du Tétragramme dans l’espace.
21. La croix — aux quatre points de l’espace — se souvient des quatre évangiles, des quatre sens de l’Ecriture, des quatre lettres muettes du Tétragramme indicible : « Yod. hé. waw. hé » A ne pas prononcer. A ne pas faire entendre, pour l’instant.
22. J’ai toujours ressenti que la Trinité était à l’image et à la ressemblance du Tétragramme : qu’elle avait la même fonction, qu’elle accomplissait dans notre esprit, le même travail...
23. La Trinité, demeure intime de Dieu et cœur mystérieux du christianisme... mais aussi : énoncé analgébrique, figure ingéomaîtrisable, forme tournoyante, insaisie, toujours nous échappant, vivante-mouvementée, respirant en nous.
24. Preuve par le vide et par le souffle de l’incompréhensibilité de Dieu. Dieu incapturé, insaisi : « Noli me tangere. »
25. La Trinité, irreprésentable visage du Trois en un ; la Trinité impensable et vraie, est hors des mots — comme le Tétragramme : le Nom en quatre lettres muettes du Dieu personnel qui doit être tu.
26. Dans la Trinité, comme dans le Tétragramme, il semble y avoir un interdit de la représentation, ou plus précisément un interdit de la possession.
27. La Trinité trace le chemin qui nous ré-apprend à savoir se perdre, nous dit Augustin dans le De Trinitate : « C’est, en effet ainsi qu’il nous faut rechercher les choses incompréhensibles : qu’on ne croie pas n’avoir rien trouvé, quand on est parvenu à trouver combien est incompréhensible ce qu’on cherchait. »
28. La Trinité, le Tétragramme nous répètent patiemment, tous les jours, que Dieu ne s’approprie pas, ne se définit pas, ne s’arraisonne pas — et qu’il n’a jamais été capturé. Il ne sera connu que par dedans, par intuition intérieure, par le toucher du souffle, la dépense mystérieuse de la parole, l’offrande des mots.
29. Il nous a doué de parole : comme un lien entre Lui et nous ; comme l’échange caché de son souffle et du nôtre. « Dieu » : mot hors des mots ; don de toutes les langues — une fois la raison toute entière dépensée. Ne garder du Logos que le geste d’écrire dans l’air.
30. Deux « petites phrases » du Miroir des âmes simples et anéanties, de Marguerite Porete, brûlée vive, pas très loin d’ici le 1er juin 1310 :
31. Marguerite Porete : « La Raison, qui ne comprend que chose grossière et laisse le plus fin. »
32. Marguerite Porete : « La nécessité pour l’homme de faire pour sa part tout ce qui relève de la raison, la part de l’amour étant celle de Dieu et de lui seul. »
33. « Si tu comprends, alors ça n’est pas Dieu » nous dit saint Augustin.
34. Nous ne pouvons saisir Dieu — nous ne pouvons le comprendre — et cependant nous nous adressons à lui — comme à quelqu’un.
35. Il y a dans notre langue, si nous voulons bien, comme les latins, ne plus distinguer le U du V, une magnifique anagramme du mot Dieu, c’est le mot Vide.
36. Ce mot de vide ne nous conduisant pas au néant, mais tout au contraire, nous invite à retrouver— en notre corps — le centre vif, le cœur vivant de la respiration — qui est travail, oeuvre du vide et appel d’air. Evidement. Kénose (évidanse ?) Don de soi.
37. Nous sommes vides de Dieu et appelants, aimantés, séparés de Lui. Sexués d’avec lui, puisque « sexualité » est un autre mot pour dire « séparation »... Dans la Genèse, Dieu crée en les séparant, l’eau, la terre ; le jour de la nuit —et caetera... C’est en séparant qu’il a créé la distance et l’attirance ; le manque et l’attrait ; l’amour, les attractions — C’est en séparant que l’univers, chaos divisé, est devenu un jeu de forces.
38. Les deux ombres du mot amour sont distantes : vide et aimantation.
39. L’attraction des Séparés.
40. Inaugural, le signe de la croix, sépare le vertical et l’horizontal, désigne notre corps et l’ouvre comme un livre ; nous recentre et nous ; initial, il nous marque des quatre lettres : I N R I, Jésus de Nazareth roi des Juifs.
41. Initial & inaugural est le Christ : « Avant qu’Abraham fut, j’étais ». Jésus n’oublie pas qu’il est l’Ouvrier de la création, le Verbe agissant, le Verbe « au commencement », le poète de l’univers, la main de Dieu, son acteur : « Par lui tout a été fait. »
42. Ouverture déchirante, ouverture entière du drame christique, dans ces deux lignes du Sermon sur la Pâque de Méliton de Sardes : « Celui qui a suspendu les airs sur la terre et les eaux, pend au gibet. On va l’ensevelir, celui qui planta les étoiles au ciel. » Jean Scot Érigène, dans un commentaire sur l’Evangile de Jean, nous demande d’entendre dans le criavit de Celui qui est venu mourir sur la croix, comme un écho du creavit de la Parole qui fit apparaitre le ciel et la terre. Déploi de la roue du temps tout entier.
43. Comme dans la phrase où le verbe est l’acteur qui entre, renverse les idoles des mots, réveille les forces par le souffle et invente le mouvement, — de même l’acte du Christ — l’acte du Verbe — a ouvert, écrit le temps (qu’il achèvera). Le verbe grammatical est « à l’image et à la ressemblance » du Verbe théologique qui, lui, est l’accordeur du temps tout entier. « C’est parce que le Logos a été notre ouvrier que nous sommes logiques », écrit saint Athanase. La parole (et la raison) sont en nous sa signature. Nous avons été faits à son image de parlant.
44. Le Logos nous a signé du don de la parole.
45. Au moment de réouvrir la Bible, trois lignes de Rupert de Deutz : « Lors donc que nous lisons l’Ecriture sainte, nous avons en mains le Verbe de Dieu, nous avons sous les yeux le Fils de Dieu par l’intermédiaire d’un miroir et en image. » (Rupert de Deutz, Les Œuvres du Saint Esprit.)
46. La Bible. Dieu y est embusqué.
47. Ne le dites pas. Ne le saisissez pas : ne le clouez pas. Ne le fixez jamais. Noli me tangere. Attendez qu’il vous touche. Entendez qu’il vous parle.
48. Dieu nous y attend, chaque fois que nous ouvrons à nouveau ce livre qui est un dialogue avec Lui — c’est-à-dire aussi un combat... Rupert de Deutz, encore une fois : « Celui qui s’adonne à l’étude des Saintes Écritures, et s’efforce- de comprendre le sens de la Parole de Dieu, comme Jacob — lutte avec Dieu. » [Quod omnis qui sacrae Scripturae studiis accintus incumbit, sensum Verbi Dei tenere contendens, instar Jacob cum Deo luctetur.
49. Partage des souffles dans le dialogue avec le livre, manducation de la parole, incorporation du pain, illuminaissance de l’eucharistie. Rien de plus charnel que le messianisme : puisque Dieu se mange.
50. Dans la scène du Buisson ardent, le « Tétragramme », le « Nom », l’« Imprononçable », « Il », « Lui », celui qui signe de quatre lettres à ne pas dire, Celui dont le nom est tu, Celui dont le nom est Toi, se nomme non par un verbe au présent, mais par un futur : Eye asher eye, « Je serai qui je serai. » Dieu est celui qui vient, plus que celui qui est... Comme s’il y avait plus de présence, de présent, d’offrande, dans le futur du verbe « venir » que dans l’être stable du verbe « être ».
51. Evagre le Pontique dit que la prière est la suppression de la pensée.
52. Les mots vont profond : ils murmurent dès qu’on les touche et s’ouvrent sur des paysages engloutis ; ils dévoilent souplement, dans leurs jeux, les mouvements de l’onde de la parole… ils nous noient et nous renouvellent, ils délivrent l’ancienne vie vocale engloutie. Il y a une géologie charnelle, une histoire animale, une sexualité et des jeux de séparation et d’union vivantes en chacun des mots. L’histoire de « l’apparition de la vie par la Parole » se cache dans chacune de nos langues. Chaque mot que l’on souffle se souvient que toutes les choses ont été appelées une à une.
53. Chaque fois que paraît, dans la phrase — plutôt qu’un adverbe, un substantif ou un adjectif — un verbe (un animal verbal !) la pensée est au plus proche, au plus près de l’apparition, de la fugue sans fin de la nature, au plus près du drame de la vie.
54. La langue allant saisir sur le vif non les choses mais le drame de la matière, la grammaire de la nature.
55. La langue ne capture pas mais mime le mouvement même de la matière, voit le drame de l’espace apparaître à l’intérieur des mots — voit se construire l’espace par les mots devant nous ; elle ne capture aucune des choses mais devine leurs pré-ombres, entend leur geste de naître : on voit le jour à travers le feuillage du langage. L’acte de l’apparition.
56. Le plus beau de la langue n’est pas qu’elle transmette, mais qu’elle creuse à l’aveugle et qu’elle sache les choses avant nous, qu’elle voyage au puits profond et nous montre et nous indique comment descendre : descendre toucher ce qui ce qui a été vu et pensé avant nous. Entendre jusqu’aux premières voix des animaux.
57. Chercher à creuser toutes les cavernes du langage. Ouvrir des galeries autres — dans le corps des langues. Se souvenir que par le langage nous sommes des animaux à intérieur ouvert.
58. Les langues vivent et pensent, secrètement, dans le fond d’elles-mêmes, comme un mystérieux cerveau sans nom, un savoir des ancêtres. Un puits est toujours là, qui parle encore. Descendre au langage comme dans un corps.
59. La langue ne communique pas — pas seulement ! — elle est aussi mise au lointain, désadhésion, saut. Une danse offerte. Elle virevolte, elle sait qu’elle peut — non seulement nous rassembler les uns avec les autres, nous rapprocher — mais aussi nous exiler profond et très loin. C’est en ce sens — et en ce sens seulement — que j’ai cru pouvoir écrire un jour que la langue était inhumaine. Semi-divine. Inhumaine lorsqu’elle nous sort — par instants et par coups fulgurants — hors du commerce humain : lorsqu’elle nous fait voir « l’homme » très au loin, de dehors, hors de nous, hors de lui : l’animal imaginaire. L’animal parlant hors de lui-même.
60. Les langues — et elles seules — permettent à l’homme de porter sur lui-même un regard étranger. Un salutaire regard étranger ! C’est seulement par la parole, par les langues, par leur évidement, leur creusement, leurs vides ; c’est par la pluralité de toutes nos langues, que nous pouvons regarder l’homme comme un animal étonné.
61. Le mot grâce est de ceux que l’on hésite à prononcer... La grâce s’attend sans dire son nom ; s’appelle sans le lui dire, se pense sans la nommer. Elle est à lier à la joie : en grec, le mot « grâce » (karis) est presque le mot « joie » (kara) : la grâce est réjouissance : une irrigation nouvelle : une pluie qui lave, une nouvelle naissance, un retour à la vie. La relier à la musique : au discord et à l’accord, à la chair et à la lutte des sons — à la fugitive construction des rythmes — au discours du temps (manque et plénitude), à l’accord au temps juste. A l’écoute. A l’attente initiale. L’attente est l’état premier de toute chose créée.
62. La grâce est un accord : d’un trait, nous reposons soudain sur le temps, non dans la cage et sur le gril des heures — mais sur le temps tout entier — d’ alpha à omega.
63. Dans l’instant de grâce, toutes les choses visibles viennent, devant nous, naître pour la première fois... : face à nous, elles viennent s’ arrimer au temps profond, s’ancrer à la battue, au battement, à la mesure du temps vrai. Car il y a un temps vrai. (C’est ce que nous devrions tout de même finir par comprendre, nous les Enfants balbutiants ! quotidiennement trompés par le temps mécanique des horloges !) La grâce qui parfois nous est accordée, offerte, donnée gratuitement, parfois nous accorde au temps juste. Au temps qui nous est accordé. Car, si le temps nous est donné, c’est parce que nous sommes offerts à lui. Il est notre portée : le lieu, le sol, la page de notre offrande.
64. La parole appelle ; la musique attend ; le vrai langage est au futur.
65. Luther dit que rien n’est plus proche de la théologie que la musique.
66. Jean Dubuffet parlait souvent de la polyphonie libératrice. J’avoue avoir pensé — mais ne pas lui avoir pas dit — que cette « polyphonie libératrice », que cette « pensée symphonique » n’était nulle part plus présente que dans les religions de la Bible. Dans le paysage profondément rimé, tissé de tous les livres de la Bible.
67. Au théâtre, (ou dans le livre) le lecteur, le spectateur sont des « travailleurs de la mémoire ». Dans la mémoire, il y a de la prophétie : des liens soudainement révélés, des éclairs harmoniques ; comme pour nous faire voir toutes les choses de l’univers ensemble, en un point se jouer.
68. Une réjouissance de la mémoire parfois nous rejoue tout.
69. Par la joie tout est remis en jeu — par une joie du retour nouveau et de la reconnaissance.
70. Je ne sais plus si cette phrase est de Proust ou du Baal Chem Tov : « Dans le souvenir est le secret de la rédemption.
71. Avec patience, avec précision, faire de chaque lecteur, de chaque spectateur : un animal qui s’ouvre... Ceux qui sont en face, ceux de la scène, ceux de la piste, ceux du plateau : violonistes, danseurs, acteurs, trapézistes, lutteurs, chanteurs, dompteurs, acrobates de l’espace et jongleurs de leur propre corps, tous, — tous attendent ( sans l’avoir dit et sans le savoir, sans le savoir dire) une aide : l’aide non-humaine, l’aide de Dieu. Ils le font totalement en secret. Ils demandent secours. Ils attendent — par la prière, par la très longue litanie du travail — que quelque chose d’autre surgisse, qui ne vient pas de nous.
72. Quelque chose sera donné que nous n’attendons pas. Tout au fond d’elle, la parole humaine appelle sans nommer. Nous attendons sans pouvoir la nommer la preuve de chair de la fin d’un duel. Le duel de la matière et de l’esprit. Fin d’une séparation en deux , et preuve touchée de la spiritualité de la matière, c’est à dire de la matérialité de l’esprit. Fin d’une fixité tuante. Mort de la mécanique manichéenne qui est un sans-issue dans la pensée. Nous attendons, au travers des contraires et par sur-lèvement, l’ouverture de la respiration : celle qui croise, renverse, joint les espaces, ouvre le deux en trois, et le trois par le quatre, et sépare tout à nouveau pour renaître. Nous attendons une preuve touchée et une vue.
73. Dieu prouvé par les sens, trouvé en notre chair : présence offerte et sentiment du temps juste : écoute, entente et entendement du temps tout entier. Dieu comme entendement du temps tout entier.
74. Si l’on entre dans une chapelle byzantine, ce qui frappe c’est la présence simultanée de toutes les scènes du drame messianique : les douze fêtes ; les trois temps (« un temps, deux temps et la moitié d’un temps ») ; les quatre temps ; la valse de la grande horloge tournoyante à mille temps ; la fin des temps, le dépliement, le kaléidoscope de la Bible, dans un ordre profusionnel, mais toujours autour d’un point attendu, d’un suspens : le Pantocrator parfaitement en équilibre au-dessus de nos têtes. Tenant de trois, et de deux doigts, joints, la fin et le commencement.
75. Nous l’attendons : il vient ; il faut l’appeler Le Veneur... Et pour que nous continuions à l’attendre, il passe parfois furtivement nous toucher. L’expression touché par la grâce le dit bien. Elle dit bien ce qu’il y a de tactile, de charnel dans l’expérience du souffle, du temps vrai. Par le drame, au travers du drame matériel de l’esprit, une certitude touchée se fait jour, nous ajoure : le don d’un temps autre, autre que la chronologie, autre que le begaiement duel, le duel bégayant des secondes chronologiques, un nouveau temps apparait, réversible-respirant. Un temps donné, reçu de Quelqu’un.
76. Un point d’amour délie tout, — un don nous délivre, nous donne, nous accorde... Nous sommes donnés, et — par ce don — quelque chose nous arrive en vrai. Quelque chose arrive en vrai à la pensée, touchant maintenant le profond rythme de la nature ; quelque chose arrive à notre perception du temps, à notre goût du temps. A sa saveur que l’on croyait amère, nous trouvons une saveur nouvelle — et nous en savons soudain plus sur toutes les choses du temps — sans savoir quoi et sans savoir comment dire.
77. La grande émotion est là : la grande mise en mouvement. Nous sommes soudain --- par surprise — accordés à la pulsation vraie de la nature. A sa mort et à sa vie. Nous sommes tout soudain — de la surface de la scène sur laquelle nous nous tenons debout — « accordés » à la profonde pulsation, respiration de la nature.
78. En accord avec le cœur dramatique de la création, c’est à dire avec la pulsation du temps — son battement — sa dis-con-ti-nu-ation — sa division en actes, ses plis. Et son offrande ouverte dans l’espace. La joie de l’art et de l’amour est là. Et la grâce.
79 . « La grâce et la vérité ? » « La grâce est la vérité. »
80. Il y a quatre ans, un quatorze septembre, sur une île du Dodécanèse, pour la fête de la Croix, j’ai vu se réunir toute une foule sur la plage de Diakofti pour danser. Pour danser la fête de la Croix. J’ai observé longuement les danseurs, légèrement décalés et comme inadéquats à la musique — et, dans le fond, assez indépendants du rythme apparent, comme s’ils dansaient sur un sous-rythme, plus profond, plus charnel, comme s’ils dansaient sur une musique de dessous le temps, sur un temps des dessous. Avec la terre sous eux. Et ils font de temps à autre, un mouvement pour y descendre et plonger, légèrement trébucher, et très vite ressurgir ; ils dansent comme suspendus à une portée invisible : ils dansent sur l’espace et sur le temps d’en dessous.
81. C’est ce que fait le Christ, grand Renverseur et grand Accomplissant, il danse sur les Livres : sur les milliers de lettres de la Torah, sur les cent cinquante Psaumes, sur les quatre Evangiles ; il les danse par sa chair, exultant ; il les danse à la lettre !— il respire et réunit le drame des vingt-deux lettres, des soixante dix-neuf mille huit cent cinquante-six lettres, d’un corps et d’un trait. Ouvrier du drame, accomplissant, incarneur ressurgissant, délivreur, il relève, élève debout et en vie devant nous — notre visage croisé à la face invisible : tout ce qu’il y avait d’écrit dans la Loi et les Prophètes, il nous le donne en danse, d’un seul mouvement, d’une parole — et d’une bouchée, comme un dieu dansant au travers de la mort. Dansant et comestible. La preuve de la lettre, c’est l’incarnation. L’incarnation est la preuve par la lettre. Il achève et accomplit en chair, par sa chair, et d’un regard fraternel sur notre chair (qu’il est venu partager avec nous), il accomplit et achève tout ce que l’Ecriture disait ; il prouve d’un corps, par sa danse résurrectionnelle, tout ce qui gravitait dans l’Ecriture. Toutes les lettres, ils les réunit d’un souffle dans son mouvement : il vient prouver d’un corps offert, d’un corps ardent tout ce que l’Ecriture disait. Et, matériel, il se mange.
82. Par descente, par don, par niement – c’est-à-dire par perdition, renaissance et renversement d’amour –, il vide Dieu : il se vide de Dieu — et s’offre. « Homme de Douleur », « Adam à l’envers », « Christ aux outrages livré en attraction », « Verbe inverseur qui respire », « Dieu du passage », « Dieu du vide qui creuse et désire », « L’Un d’entre Lui. », « Le Délivreur », « Dieu de l’esprit qui respire », « Dieu Versatile », « Dieu du souffle renversant. » « Dieu du vide »... parce que le Vide est le lieu creusé de l’amour et des attractions. « Dieu de notre corps qui respire et de l’esprit inverseur »
83. C’est ce que fait le Christ sur la scène du dogme. Il nous conduit sur le lieu du drame : mais, au lieu du drame, il nous mène à la libération de la logique de la mort.
84. La Croix du Verbe, la Croix des Langues : soulèvement de la croix... Exaltation et délivrance de la logique de la mort.
85. C’est un secret rythmique dans la parole et la pensée, tout au fond, au plus profond, écrite dans notre corps, il y a Sa signature, Sa marque, son sceau : le signe de croix de la réversibilité qui respire : le saut pascal. L’inversement de la mort en la vie. Notre respiration toutes les huit secondes, renaît d’avoir passé la mort.
86. Il nous a rythmiquement signés au fond de notre corps par la respiration. Par l’esprit et le souffle qui respirent – et par la pensée : la pensée, c’est à dire la parole qui cherche, trouve et se retourne et brûle les mots, nous portons au plus intime en nous la marque du dieu inverseur qui défait la mort.
87. L’air de la résurrection est au plus profond de nous. Nous portons, écrite en notre corps la marque du dieu renversant.
88. Le passage du ressuscité est au fond de notre souffle.
89. Nous ne sommes pas résumés et nous ne sommes pas résumables par de la cendre.
90. L’esprit respire. La source de toute pensée — là d’où elle sort — est le drame de la respiration : agonie et antagonie, jeux d’énergies, retournements, pertes et retrouvailles dans le labyrinthe du souffle et ses carrefours de sens, ses croisements d’air autour du point impensé, autour du point indicible, autour du point insaisissable de son renversement.
91. La pensée procède de la respiration ; elle vient accomplir la respiration animale ; animale, elle va animer ce qui est en face d’elle ; elle porte vie, voit en mouvement, entend partout les ondes ; elle apporte la contradiction de la vie et le croisement respiratoire au monde inerte.
92. La pensée est un geste. « La pensée, la parole » — car pensée et parole sont magnifiquement synonymes — offrent la respiration au monde d’en face. La parole est un geste de vie : elle applique à la lettre la respiration animale au-dehors ; elle l’annonce à l’extérieur et dit que le réel respire ; elle dénoue, elle ouvre les pierres.
93. Le croisement de souffles, la croix de la pensée, reconstruit et détruit, inspire et expulse, élève et met bas le mur d’hébétude, ajoure les pierres, démonte l’idée fixe — c’est pour en finir avec la monologie, la monolithie, la monolâtrie des monolâtres, l’adoration d’arbres et cailloux, l’idolâtrie des mots.
94. « Luttez sans cesse ! » Lutter sans cesse contre les idoles des mots, car depuis toujours, nous n’avons aimé rien tant que nous forger avec les mots des idoles invisibles. Lutter contre l’idole des mots devenus inertes : des restes morts, d’idées anciennes, resservies mille fois. Retrouver l’ardente, la joyeuse vie du souffle.
95. La pensée est l’ardeur des mots. Par le feu dialectique de la respiration, le théâtre, lieu de la flambée des lettres dans l’espace et du retour du langage au corps, lieu du verbe incarné ; lieu des lettres respirées ; le théâtre : lieu de la vue du langage — lieu où voir Adam parler pour la première fois et en être surpris ; le théâtre utopie ici-même, rêve exact, scène de l’impossibilité de posséder ni de tenir quoi que ce soit par les yeux ; le théâtre Cène du repas des lettres où se joue — en énigmes et en miroirs — en jeux de surfaces creusant toujours, le drame de la pensée ; le théâtre nous retourne, nous renvoie sans cesse à ce point de bascule, de paradoxe et d’inversion de l’énergie : la croisée des sens.
96. Sens (le sens, les sens) : profondeur ambivalente de ce mot. C’est dans les mots réversibles que notre langue (comme toutes les langues) en sait le plus. Passage, renouveau, mutation, renaissance, métamorphose, naissent d’un faux pas, d’une chute, passent par la perte de l’équilibre. C’est traversée par le déséquilibre — et comme passant par un pont vide — comme prise en faute, touchant sa limite — que la pensée reprend son élan.
97. Dans le foyer optique et respirant du théâtre, s’observe avec amour — car seul l’amour est voyant — la passion de l’acteur, animal spirituel : animal à libérer la pensée en brûlant les mots, ardant de langage, trouvant le souffle dans la lettre, la vie sous l’alphabet ; il brûle le langage, c’est-à-dire qu’il le rend lumineux par son action passive, par sa passion respiratoire ; il l’éclaire par l’offrande de son corps rayonnant, consumé par le souffle.
98. Au centre de l’engendrement artistique, du travail de tous les jours, la respiration est la voie pascale. L’ancrage de l’esprit à la chair se fait par la croisée du souffle : ce qui est spirituel respire. La respiration est ainsi la charnière, l’axe, le levier, le principe de tout ce qui soulève la pierre de la mort, de tout ce qui écarte le rocher, de tout ce qui ouvre la mer Rouge, fend la matière, voit la brèche. Tout artiste travaille avec sa respiration — venant s’accorder aux rythmes de la nature — et accordée à autrui. Il offre son souffle. L’art est don sans mesure. Danse offerte, il ne s’adresse pas qu’aux hommes.
99. L’ancrage de l’esprit à la chair, leur noeud, leur nouage profond, se fait par le croisement polémique du souffle. Ce qui est spirituel respire. L’esprit s’ouvre incarné, ne respire qu’en donnant.
100. Est spirituel — non ce qui est éthéré, immmatériel, mais ce qui est offert. Spirituel n’est en rien le contraire de charnel : spirituel veut dire donné. L’esprit est le don de la chair, son offrande.
101. L’esprit respire : la vie est une donnée : toute chair est offerte.
102. La croix, négatrice de la mort, signe victorieux, est écrite au fond de notre animal qui respire. Nous ne saisissons, ni ne possédons, ni l’air par notre bouche, ni le langage : nous les brûlons et renaissons d’eux au passage.
103. Le messie c’est la parole.
104. Tout au fond de la parole et de la respiration est la croix du souffle et son coeur renversant.
105. Le mystère est incompréhensible parce qu’il te comprend. Ainsi est la croix — que tu écris sur toi. On ne peut comprendre le christianisme qu’en l’embrassant.