Texte de la Conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 25 mars 2018
Jacques Cazeaux : Pilate et sa vérité : le malentendu des cultures.
Jacques Cazeaux, né en 1927, est docteur ès Lettres, helléniste et hébraïsant. Chercheur au CNRS, spécialiste de Philon le Juif, traducteur de Platon et commentateur de Proust, il est surtout connu comme l’un de nos plus grands exégètes de la Bible. Parmi ses ouvrages qui parcourent la quasi totalité de l’Ancien et du Nouveau Testament, depuis la Genèse jusqu’à l’Apocalypse, on peut rappeler La Guerre sainte n’aura pas lieu (2001), Le Partage de minuit (2006), La Contre-épopée du désert (2007), Le Cantique des cantiques : des pourpres de Salomon à l’anémone des champs (2008), mais aussi de vrais méthodes de lecture biblique comme Histoire, utopie, mystique : ouvrir la Bible comme un livre (2003), Le roi, l’âne et l’arpenteur : Politique et religion dans la Bible (2015) et La Tunique sans couture (2017), tous publiés par les éditions du Cerf.
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Les conférences seront publiées dans un livre à paraître le dimanche 25 mars 2018 aux éditions Parole et Silence.
Pilate et sa vérité : le malentendu des cultures ?
Qui ne connaît ce joyau de la poésie : « Dans l’Orient désert quel devint mon ennui. » – Mais pour Racine, que signifie cet ennui ? – Que Bérénice, la Juive orientale, trouve le temps long, sans livres ni distractions, sans Titus, le Romain, l’occidental ? – Certes, mais l’ennui au dix-septième siècle est plus dramatique : il est la haine du jour et de la vie qu’engendre le désespoir. Sur un même mot, nous voici loin de Racine. De plus, en disant « l’Oryent », nous fausserions le vers. C’est Dans l’O-ri-ent désert, en trois syllabes, comme Occident, sans doute pour équilibrer ces deux moitiés de l’univers, les Romains et les Sémites. L’absence de ce simple « i » prononcé nous éloigne encore de Racine et même de V. Hugo. Et que dire du verbe « quel devint », qui suppose une lente descente du désespoir au désespoir.
Voilà trois risques de malentendu pour un seul vers de la même langue française. Détail, il est vrai, mais il est des détails qui aiguillent les destins, tel ce nez de Cléopâtre, dont, autre détail, Pascal a pris l’idée chez Montaigne.
Bref, comment lire et dire notre Bible orientale, écrite en hébreu, en araméen et en grec, sans risque de malentendus dans le détail comme dans l’ensemble ?
Les inévitables malentendus
Ainsi, faut-il regarder Pilate d’un œil torve ? À Jésus qui lui a dit Je suis venu témoigner de la vérité... il répond Qu’est-ce, la vérité ? [1] une question que nous déclarons légère, avant de le classer, lui, parmi les lâches.
L’avons-nous bien compris ?
Pourtant, la question de Pilate était simple, plus naturelle que la déclaration de Jésus. Que veut dire Jésus par Vérité ?... On s’y arrête rarement, et l’on glose tout de suite la question de Pilate, que sa prochaine démission devant les Judéens rend suspecte, sinon désinvolte. Qui peut dire tout à trac, sobrement et profondément, ce que recouvre le mot de Jésus : Je suis venu témoigner de la vérité, et chacun qui est (venu) de la vérité entend ma voix ?
Pilate croit peut-être entendre Platon dans ce beau cercle aristocratique : « Entend la Vérité celui qui déjà vient de la vérité ».
Pilate est peut-être un sceptique.
Ou peut-être se tient-il au seuil, se disant plutôt que tout homme est dépassé, ébloui, par la vérité dont l’aurore nous atteint parfois, mais jamais le plein soleil ; ou peut-être se réserve-t-il d’interroger ce séduisant prisonnier. Toujours est-il qu’il sort immédiatement devant la foule hurlante, celle des Rameaux, et c’est pour dire une vérité locale, que ce prisonnier est innocent, un détail pour lui. C’est beaucoup, c’est plus que nous ne faisons parfois, même si Pilate entend Vérité selon la culture d’un Latin hellénisé, quand Jésus l‘annonçait selon l’univers mental d’Israël.
Pour une fois, à propos de Pilate, le mot « culture » est de bon aloi, puisque c’est un mot latin, qui, du côté de Cicéron et de Saint Augustin, signifie « élaboration du langage, de l’écriture et de l‘esprit, patiemment acquise sur l’immédiat et la simple nature avec le secours de l’éducation ». « Culture » est un mot de philosophie latine, une ambition de type occidental. Il n’y a donc pas une « culture » de tout, de la rue, du rugby, de l‘élevage des chèvres, même si le chevrier est cultivé, Virgile ou Proust suspendus à sa houlette.
Or donc, Pilate, fort de son cursus de philosophie, a pensé en latin pour dire Quid autem veritas ? Il répond en grec, où la vérité, alíthia, est une lumière de la connaissance, scientifique ou spéculative, qui se mesure aux concepts clairs engendrant des définitions justes. Jésus a lui aussi parlé en grec, mais il avait pensé en hébreu, où le mot Vérité, èmet, amen, n’a pas de définition dans le Larousse de Tibériade, mais condense 1500 pages des Écritures d’Israël, sans un seul concept déclaré, sans la moindre définition.
Pilate et Jésus avaient-ils des chances de se parler sans malentendu ?
Et chez nous, n’y a-t-il aucun malentendu quant à la teneur hébraïque des Écritures ? Pourquoi, par exemple, faisons-nous de l’Hosanna des Rameaux une acclamation sonore, synonyme de HaleluYa [2], alors que Hosanna veut dire Sauve-nous, un cri de naufragés et non pas de vainqueurs ni adressé à un vainqueur [3], et sachant que les foules des Rameaux l’entendaient à contresens, du salut que ce roi pourrait leur assurer en chassant les Romains, par exemple ? Et pourquoi couper les récits de la Passion des récits de la Résurrection [4], au risque de prendre la Résurrection pour le beau temps effaçant la pluie, le printemps réparant l’hiver.
D’ailleurs, dans la série des modestes ajustements, l’on verrait bien un Carême suivre la Pâque, et non pas la préparer,
en mémoire des désastreuses quarante années du Désert des Hébreux après leur Pâque,
des quarante jours de Jésus au Désert à vaincre Satan, après l’investiture du Jourdain, reflet de sa Résurrection,
des quarante jours où Jésus a tenté de convertir ses disciples, en vain, après sa Résurrection.
Un Carême de quarante jours après Pâque réajusterait à la lumière des Écritures (comme à Emmaüs) des malentendus touchant la liberté chrétienne, la Résurrection triomphante, une Église triomphante, l’idée du bonheur.
Nous qui jugeons Pilate, savons-nous ce qu’est la Vérité ? D’inévitables malentendus n’ont-ils pas estompé la Vérité des évangiles, jusque dans la Semaine sainte ? [5]
Trois jours, trois procès inattendus
Spontanément, en écoutant la Passion nous suivons uniquement Jésus dans ses trois procès, devant Caïphe, Hérode et Pilate. Mais les récits de la Passion déroulent-ils seulement les procès iniques de Jésus ; et même y est-il question de Jésus seul ?
Les récits évangéliques du Jeudi font plutôt le procès des disciples, avides de royauté messianique, à quoi Jésus leur oppose le pain fragile du rite pascal, selon Matthieu, Marc et Luc, et de hautes paroles selon Jean.
Les récits du Vendredi instruisent plutôt par étapes le procès des Judéens [6], d’un Israël retors, ennemi des prophètes, qui trame un procès mensonger.
Enfin, les récits de la Résurrection font plutôt le procès des chrétiens, derrière les disciples qui veulent voir le Verbe de Dieu, avec Marie de Magdala ou Thomas, le retenir, le toucher, lui qui est de toujours dans le Soleil de Dieu, et qui est en même temps toujours présent pour nous, mais dans la Loi et les Prophètes d’Israël, comme il est dit aux deux mauvais disciples s’exilant à Emmaüs. Leur cœur enfin converti était brûlant quand il leur déployait les Écritures, nous dit Luc : ce n’était pas pour avoir vu Jésus ressuscité, mais pour avoir entendu sa Résurrection dans les Prophètes, la Parole de son Père [7].
Le Jeudi, de hautes paroles
Revenons à Jeudi. Jeudi, Pilate n’était pas à la Cène. Les disciples de Jésus, non plus en réalité : ils étaient trop distraits par leur ambition, « Qui de nous est le plus grand ? », et ils allaient trahir, renier ou fuir. Selon Jean, durant ce dernier repas Jésus a surtout parlé. Et au début des difficiles oracles du « Dis-cours après la Cène » [8], à Thomas, ce nouveau Pilate qui ne sait pas où Jésus s’en va, ni donc son chemin, Jésus répond : Je suis la route, la Vérité, la vie [9]. La réponse de Jésus nous paraît lumineuse, pleine de sens. Certes, Pilate ne comprendrait pas, mais Pierre, Thomas, puis Philippe et tous, aucun n’a compris, alors que ces trois mots héritent de tous les rouleaux de leurs Écritures.
Je suis la Route, la Vérité, la Vie : une catéchèse
Dans la Bible la Route est la Parole du Seigneur Dieu, la Torah, rayonnant dans les Commandements et toutes les pages de la Bible. Affrontons la conséquence. Si Jésus s’identifie à cette Route, c’est à dire à la Torah, à la Loi et aux Prophètes, parce qu’il est nourri de la Parole de Dieu qui y est incarnée, essayons, pour le connaître en vérité, lui, de savoir ses Écritures par cœur, comme nous savons par cœur le chemin de la maison, d’un ami, des vacances, du travail.
Dans la Bible cette Parole est également appelée le Pain, le viatique pour la Route. La Manne, ce pain du Désert, a servi de symbole de la Torah, les Commandements, la Parole du Dieu Père. C’est par ce Texte de l’Exode sur la Manne que Jésus répond au Satan. L’évangile de Jean, la veille du grand Jour, ne dit rien de l’eucharistie immédiate, pain et vin [10]. En réalité, il redonne vie au rite, peut-être devenu magique dans son église. Comment ? En le ramenant à la Parole du Père par d’abondantes et fortes paroles de ce Jésus dont il a dit qu’il était le Verbe, la Parole de Dieu ; en rappelant son sacrifice que symbolise le service de laver les pieds [11], un raccourci des Commandements, qui sont la Route de l’amour. Au lieu de raconter à nouveau le rituel israélite du pain et du vin de la Pâque, Jean met à cuire pour ainsi dire ce « Pain » au feu de la Parole de Dieu, elle qui avait alimenté la première Pâque, via le Buisson ardant, où Moïse jadis avait entendu le Nom du Dieu d’Israël et trouvé l’énergie qui en imposerait à Pharaon et au peuple des Hébreux ; elle qu’avaient soutenue les orages du Sinaï, et que les Hébreux avaient si mal entendue. Et ce Pain de Dieu enfourné à la Parole de Dieu nourrit la vraie Vie – le troisième mot de la réponse de Jésus.
La Vie : un mot difficile, sujet à tous les malentendus ! Mais gardons-le, purifions-le : il sublime ici ce que nous appelons la vie. Dans la Bible la Vie est le Lieu imprévisible où conduit la Torah, la Route, la participation à l’Être du Seigneur Dieu.
Or, Je suis la route, la Vérité, la vie, la Route, la Vie, les deux mots aristocratiques (seul, le Prince trace des routes et se veut maître des vies) encadrent le vocable moins saisissable, noble, sauvage, la Vérité. Jésus l’énonce en grec ici, mais il le pense sur le mode hébraïque. Le mot Émet en hébreu, vérité, se rattache à notre Amen, plus connu. Seulement, ni Amen ni Émet ne signifient « Ainsi-soit-il », ou « Oui », deux réactions d’hommes, mais « Solidité », donc du côté de Dieu. Ces mots n’ont pas un sens cérébral, comme des vérités à penser, à organiser en système théorique ou pratique. Ils désignent la fermeté absolue, le Roc, la solidité de l’Être, l’Exister absolu, le socle simple et immuable de tous les êtres, la présence ferme de Dieu en Lui et vers nous.
Je suis la route, la Vérité, la vie : si les deux vocables Route et Vie de chez nous encadrent la Vérité de chez Dieu, c’est pour une belle mémoire. La phrase apparemment simple rappelle la disposition de l’Arche de l’Alliance, où les deux Kerubim [12] veillaient de part et d’autre sur le coffre contenant les Plaques gravées de la Loi, la Parole, la présence invisible de la Vérité divine. Ce Jeudi, avec l’hostie de pain songeons aux longs chapitres de l’Exode qui déploient le sens de le Route et de la Vie, et auxquels Jésus pensait intensément [13].
Au début des difficiles prophéties du « Discours après la Cène » de Jean qui évite de nommer le pain et le vin [14], cette phrase de Jésus éclaire donc, mais comme la lampe sur la Table, sans trop. Le tout premier mot est-il si éclairant, ce verbe Je suis, qu’on allait oublier, Je suis la route... ? Quelqu’un peut essayer de parler de la route, de la vie, beaucoup moins déjà de la vérité, mais comment dire qu’on l’est ? Comment Jésus est-il route, Vérité, vie ? Pour le pressentir, il n’est pas requis de philosopher, ni de faire une sorte d’acte de foi unissant les trois mots mystérieux, « Jésus est le tout de notre existence » (ce qui est vrai). Jésus veut éclairer Thomas, et ses quatre mots le font par un beau détour, les Écritures, Parole de Dieu, que Thomas a oubliées, alors qu’elles sont la substance intérieure de Jésus, son Pain son âme à lui, le Rabbin. Pour l’approcher, il vaut mieux courir la longue route des Écritures dont il vivait, des récits truculents et des oracles fulgurants depuis la Genèse jusqu’à Malachie, le dernier prophète, avant de repartir depuis Matthieu jusqu’à l’Apocalypse. Lentement, ce sont leurs paroles familières ou étranges qui offrent la présence réelle de Jésus, Route, Vérité et Vie – ressuscité dans sa Passion même, ce Vendredi.
Le Vendredi radieux
Selon les évangiles, Jésus traverse les procès comme bientôt il négligera les portes du Cénacle. Les évangiles ne s’arrêtent pas aux souffrances de Jésus, sinon pour les enlever dans l’éternité en référence aux Psaumes, aux Écritures [15]. Si, au Jardin des Oliviers, anticipant sur le Calvaire, il a sué de sang par terre, c’est dire que sous l’angoisse il donne sa vie et qu’on ne la lui prend pas, comme elle a été prise à Abel, tué par Caïn et dont le sang crie par terre ; si Jésus dit J’ai soif, c’est pour inviter les témoins à entendre le Psaume 21, une paraphrase de la page triomphante d’Isaïe [16] ; s’il dit Mon Dieu, pourquoi m’as-Tu abandonné, c’est pour faire entendre le Psaume 68, de même gloire [17].
Et si à cet endroit Jean dit que Jésus sait que s’accomplissent les Écritures, cela ne signifie pas qu’une sorte de programme tragique se réalise point par point, mais que Jésus sait d’un vision entière de Vérité, et qu’il est dans le soleil des Écritures ; et s’il est dans le Soleil de la Parole, il est dans la gloire du Père, et s’il est dans la gloire du Père, il a la Vie, il est ressuscité au sens le plus substantiel.
Un vieux malentendu a donné une interprétation doloriste de la Passion, qui est soutenue par tant de tableaux et d’œuvres d’art déchirantes, mais qui travestit les évangiles [18], jusque dans la liturgie. Ainsi, l’on marque une pause dans la lecture de la Passion quand Jésus expire. Défiant ses paroles mêmes, Ne pleurez pas sur moi, mais sur vous pleurez et sur vos enfants [19], l’attention se fixe uniquement sur lui et souffrant, mourant, au lieu déjà de remonter au Père où il va à même sa mort. Certes, Jérusalem instruit le procès de Jésus, que tout déclare innocent, mais c’est en réalité le procès d’Israël qui se déroule : en montrant ces Judéens bafouer la justice, se réclamer du roi César, on les avertit qu’ils se renient, s’anéantissent sciemment selon la rude prophétie de toute leur Bible, sa lente réflexion sur le désir de l’homicide enfoui en chacun, chez les privilégiés, cet Israël que Dieu a choisi.
Le Centurion, ou le HaleluYa du Vendredi saint
Jésus meurt ainsi en effet, par les Judéens. Or, soudain le Centurion romain parle : En vérité, Fils de Dieu il était, celui-ci. Le mot du Centurion est l’éclair qui soudain et d’un coup transfigure la nuit d’Israël et par lui du monde. Lui, le Romain, l’homme des Nations, qui parle latin, il crie cinq mots grecs qui n’ont de sens que dans l’idiome hébreu des Écritures d’Israël.
HaleluYa ! Voici le Jour de Dieu, l’Heure, l’Instant attendu depuis au moins l’histoire de Noé ou celle de Babel. Les Nations disent soudain en grec l’hébreu de Dieu : la phrase est sobre, un détail dans cette page tumultueuse (le récit de la Pentecôte l’agrandira). Et l’Adam divisé est ici ressoudé. Dans la mort, avant la Résurrection.
Au lieu de gémir, en ce Vendredi radieux, chantons le texte de Jean, et poursuivons sa lecture jusqu’à la venue du second visiteur des Nations, le soldat qui donne le coup de lance. Ce soldat silencieux prend chez Jean le relais du centurion qui dans Matthieu, Marc et Luc parlait soudain et parlait même la langue d’Israël : Vérité (Amen), Fils de Dieu il était, celui-ci. Ce soldat ne dit rien, lui, mais sa lance ouvre la source du sang et de l’eau, et surtout il nous ouvre la grande parole du prophète Zacharie, Ils regarderont vers celui qu’ils auront percé à mort, et à partir de Zacharie, nous entendrons les Prophètes et la Torah. Les deux Romains sont plus que des convertis, ils sont les Anges clamant la rédemption, la résurrection à même la mort de celui qui est mort. Par les cinq mots fulgurants du centurion qui résument toutes les Écritures, par le silence du soldat qui donne la parole aux Prophètes, Parole du Père, ils disent le rachat et d’Israël et des Nations :
d’Israël, puisque les mots du centurion et le geste du soldat silencieux de Jean n’ont de sens que chez quelqu’un qui a entendu et cru toutes les Écritures d’Israël, Parole de Dieu et silence de Dieu ;
et ils sauvent les Nations, puisque, eux qui sont les serviteurs de César, du Roi de Rome à l’Occident, ils sont aujourd’hui en Orient dans la Vérité d’Israël.
Il faudrait à cet Instant faire sonner l’orgue, le Gloria et les cloches, humblement mais un bon moment. À cet Instant, en effet, c’est l’immense espérance des Écritures, Torah, Prophètes et Écrits, qui après « plus de quatre mille ans » se réalise vivement et nous transporte par pure grâce sur les hautes berges de l’Absolu. C’est ici et maintenant que Jésus est en Dieu, ressuscité, et ressuscité Israël, et ressuscitées les Nations. Ce Vendredi Saint, nous devrions psalmodier sobrement et obstinément HaleluYa, en cet Instant précis du Centurion, du soldat, nos seuls Justes. Un HaleluYa loin des exaltations de Haendel, ou de ces refrains qui le coupent à faux en syllabes françaises, « Alé, alé, alléluia », pour l’amplifier mais à contresens. HaleluYa n’est pas emphatique. Prononçons bien le « H » aspiré initial (la Bible de Luther l’a gardé), ce bref écho du Souffle originel ; ne redoublons pas fièrement le « l » en « alléluia », et gardons le « e » atone, effacé, HaleluYa. HaleluYa n‘est pas un cri exalté, mais une invitation envoyée à d’autres : « Vous, célébrez YHWH, vous autres », dit l’Israélite du Psautier et le chrétien derrière lui, comme s’ils se déchargeaient d’un fardeau, comme si per-sonne ne pouvait louer de son propre mouvement, tellement l’affaire dépasse.
Le Vendredi Saint est le Jour le plus heureux de Dieu [20]. La Résurrection visible et transitoire en sera le reflet simplement, l’éclat, parfois équivoque.
Samedi, ou l’aurore
Samedi, viendra cette Résurrection visible. Que la lumière soit à notre Veillée pascale. Chantons la Libération de l’humanité par le Cantique de Moïse après le passage de la Mer, « Il a jeté à l’eau cheval et cavalier ! », gaillardement répété. Mais, simple détail, malentendu significatif, ce refrain prosaïque n’est pas ce que dit le texte de Moïse, Cheval et son conducteur (de char) Il a tiré (ou piégé) dans la Mer [21], moins vulgaire, d’une autre tenue, d’une autre portée, celle d’une catéchèse.
Mettons qu’on garde le verbe « Il a jeté », quel dommage de l’avoir fait passer en tête de phrase, ce verbe désinvolte, violent, avec Dieu qui « jette », de colère (de justice, mettons), en une action à la superman. Or, exprès, Moïse ne voulait pas mettre l’action du Seigneur en premier. Exprès : en effet, dans une phrase d’hébreu biblique le verbe est ordinairement en tête. Mais pas ici, Cheval et son conducteur (de char) Il a tiré au piège de la Mer. Car le scribe saint, connaissant le Seigneur de miséricorde [22], n’a pas voulu qu’on voie en premier ce châtiment de Dieu, nécessaire mais fait comme à regret.
La catéchèse
Détail, on pouvait garder l’ordre des mots selon la coutume des textes sacrés [23]. Par quoi commence la phrase ? – Le cheval et son conducteur (de char), soit l’arme irrésistible des Égyptiens. Cheval et char : toute une prophétie. C’est l’armée de Pharaon, certes, et Israël paraît sauvé. Mais ces chars du Pharaon de l’Exode qui sont maudits, ce sont également ceux qu’Israël forgera une fois installé en Terre promise, devenu peuple de guerriers de violence, à l’instar de l’Égypte, des Nations. Tout au long de la Bible cheval et char seront le symbole odieux de la royauté puissante, folle et meurtrière, le péché originel des Nations et d’Israël : c’est en effet ce qu’Israël ne devait pas avoir, mais qu’il a imité des Nations, pour sa perte morale et politique [24].
Le Cantique donne à voir d’abord les chevaux du Mal, qui attireront les Chevaux de l’Apocalypse ; ce sont les armées mauvaises, ce sont les lourds wagons qui roulent vers la Sibérie ou Dachau, les mines de Chine, ou la jungle africaine. Cheval et son conducteur (de char), nous voyons d’abord passer les formes innombrables de notre violence, notre mal profond, celui de notre technique à homicide, que le Seigneur va attirer dans la Mer.
Il a tiré, engagé, piégé : déjà, la ruse violente de Dieu ne fait que prendre acte du mouvement de la violence humaine. Mieux ou pire, le Vent de Dieu avait ouvert la Mer, mais quelle idée ont eu Pharaon et les Égyptiens aveuglés par la violence de s’engager entre deux murailles d’eau qui n’attendaient que de se refermer ? C’était une ruse évidente du beau Vent primordial qui fouettait la Mer primordiale et mauvaise ; c’était un piège évident, devant lequel il fallait réfléchir, freiner, rebrousser chemin, se dire que la ruse du Vent répondait aux ruses et au parjure de Pharaon. Car hier Pharaon avait congédié les Hébreux : aujourd’hui il les poursuit.
Il a entraîné, piégé, ce verbe nous fait étoffer le geste de Dieu. Il nous rappelle les ruses, les pièges, les fameuses neuf plaies d’Égypte, les débats retors entre Pharaon et Moïse avant le congé des Hébreux et leur passage de la Mer des Roseaux. Regrettable, ce « Il a jeté, expédié » mauvaisement, sans mémoire vive, passé en tête de notre Cantique, qui n’est pas celui de Moïse. Il suffisait de garder l’ordre des mots, un procédé de rhétorique de la Bible, ce détail.
Et l’Exode dit à la fin : dans la Mer. Non pas « jeté à l’eau », comme d’un étang où l’on se débarrasse du cadavre, mais dans la Mer mythique, primordiale, le refuge du Léviathan, du Mal, la Mer, ce « lieu » du Satan, de la mort. Et n’est-il pas naturel que le Cheval et le Char de notre Mal retournent en leur lieu, la Mer maudite, pire que le chaos, où Caïn monte la garde ?
Les Égyptiens, quels Égyptiens ?
Mais si l’armée de Pharaon est détruite, retournée en son « lieu », est-ce à nous de triompher sauvagement des Égyptiens ? Que dirait aujourd’hui un touriste du Caire naïf, entrant dans l’église Samedi soir ?
Une liturgie juive pleure au contraire sur ces Égyptiens : on y récite la litanie du Dayénou, « Cela est assez pour nous » : Nous faire sortir d’Égypte, sans les frapper, cela nous suffisait... sans la grêle, cela nous suffisait... sans les frelons, sans tuer leurs premiers-nés, cela nous suffisait.
Cette liturgie a raison.
De plus, qui sont-ils au juste, ces Égyptiens ?
Selon la Bible, les Hébreux leur ressemblent beaucoup.
En réalité, les plaies d’Égypte et le désastre de Pharaon, de son armée, préparaient un autre drame, tragiquement symétrique. Les livres de l’Exode et des Nombres racontent patiemment comment tous les fils d’Israël qui sortent aujourd’hui d’Égypte mourront dans le Désert : 600.000, sauf deux, Josué et Caleb, un Hébreu bon teint et un étranger. Les 599.998 Hébreux libérés ont refusé la Voix du Sinaï ; idolâtres du Veau d’or, ils n’ont pas eu foi en leur Dieu Sauveur ; ils regrettent les oignons d’Égypte : comprenons, ils sont plus égyptiens de cœur que les Égyptiens de peau, et ils périront tous sous le soleil, comme les Égyptiens périssent tous aujourd’hui dans la Mer. Les deux scénarios se répondent en miroir. C’est le signe que les Hébreux libérés avaient emporté en eux ce qu’il y avait de pire en Égypte, la volonté de puissance, qui un jour leur ferait exiger d’avoir un roi comme les Nations, entretenir des chevaux, forger des chars et entraîner des cochers à Jérusalem, à Samarie, pour la gloire et la puissance ; ils bâtiraient un Temple pharaonique grâce à une Corvée pharaonique.
Non, ce n’est pas un triomphe que ce Cantique, mais un piège à détente différée : plus on aura moqué le Pharaon au récit des plaies d’Égypte, plus fort on aura chanté la délivrance sur la rive opposée, et plus rude sera le choc, lorsque nous apprendrons que tous les Hébreux sortis d’Égypte périront dans le Désert pour leur apostasie. La tradition d’Israël a eu le courage étonnant de nous faire entendre ces récits de la Sortie d’Égypte dans le style d’une contre-épopée, où Israël sera d’abord perdu, où l’Égypte peut être sauvée, finalement débarrassée par la Mer du Mal égyptien, tandis qu’Israël est en train de le renflouer, de l’emporter avec lui vers la Terre promise. Même venue de Dieu, la libération peut dégénérer. Et donc, ce Samedi, nous chanterons, certes, mais avec retenue, comme aux Rameaux, avec une forme mesurée de bonheur, après avoir hier chanté un peu plus fort HaleluYa, en ce Vendredi, lorsque le centurion romain de César, a proclamé soudain la lourde Vérité des vrais fils d’Israël, Vraiment (Amen) le Fils de Dieu il était, celui-ci. C’était hier l’Instant de la Vérité, de la profonde Résurrection, celle que la montée de Jésus du tombeau en ce Samedi, puis de l’Ascension au Mont des Oliviers, donnera à apercevoir, telle une aurore luisant après coup.
C’est bien une invitation à la timidité que répètent les évangiles dits de la Résurrection. Ils enchaînent les mises en garde à l’adresse des églises triomphantes, physiquement résurrectionnistes, ou libertaires [25]. Car les disciples voient, mangent, mais ils ne connaissent pas, et s’ils connaissent, ce n’est pas pour avoir vu, mais pour avoir entendu résonner comme à Emmaüs la Parole du Père chez les Prophètes. Et quand Jésus va les quitter au Mont des Oliviers, stupeur, ils réclament la royauté, c’est à dire le péché originel à prolonger : c’est l’échec. Pendant quarante années de Désert, les Hébreux avaient entendu la Voix de Dieu et l’avaient méprisée : ils ne sont pas entrés en Terre promise. Pendant quarante jours, les disciples ont vécu avec le Ressuscité : ce temps qu’on pouvait croire de surabondance a été un désert pire encore. Si la résurrection morale des disciples va venir, elle passera par l’absence de Jésus. Avertis que la Vérité est dans cette absence, notre Jour de la Résurrection peut se faire plus sobre, une noble et suffisante aurore, plutôt que le plein soleil.
Conclusion : du royaume à l’Éden
Rapatrions-nous à ce Vendredi lumineux, et entendons l’inculte bon larron : Yeshua, aie mémoire de moi lorsque tu viendras dans ton royaume.
Merveilleux es-tu, larron, en même temps que blasphémateur.
Il est merveilleux, de reconnaître dans le supplicié sa résurrection, la présence unique de Dieu : il a la noblesse d’Israël, et sa Vérité. Pilate aurait bien fait de venir avec lui.
Il est criminel, à chercher cette présence de Dieu dans la royauté, d’être ici le colporteur du crime d’orgueil des Nations qui avait été adopté en Israël, réfléchi au creuset d’Israël, expié en Israël, pour le salut d’Israël et par lui des Nations.
Mais soudain, la réponse de Jésus ramène le bandit au silence de Dieu, à sa Vérité, Amen [Vérité], je te dis : aujourd’hui avec moi tu seras dans l‘Éden. Ô Pilate, maréchal de César le roi [26], entends bien : la Vérité, à l’usage du dernier des derniers, d’un assassin, deux mots infimes et éclatants, Aujourd’hui et Paradis, le premier au début de la phrase, Aujourd’hui, pour sublimer le Temps ; et l’Éden, à la fin de la phrase, pour sublimer l’Espace : temps et espace, le brigand reçoit l’esquisse du monde de Dieu !
Aujourd’hui : c’est l’Instant, d’éternité – en ce Vendredi.
L’Éden de Dieu , celui des Jours de la Création du Père, au lieu du « royaume de Jésus » qu’escomptaient le brigand et les disciples – en ce Vendredi ;
l’Éden, « Délices » en hébreu, ou « Paradis », soit le Jardin en persan, un mot de l’O-ri-ent, passé à l’Occident, grec, latin, français ;
l’Éden, un Paradis Terrestre à la Péguy, la traîne du manteau de Dieu sur terre, un Jardin qui introduit aux châteaux d’éternité, plus loin. Car sa clarté nous avertit seulement de l’existence du Soleil : avec moi tu seras, un futur proche, mais un futur jouant avec Aujourd’hui.
Cet Instant est absolu, la substance du sauvetage de l’Histoire humaine, la Vérité, que l’événement de la Résurrection sensible, physique, reflétera seulement. Car la Vérité paraît ce Vendredi, aussitôt enfouie dans la nuit, la mort du Juste conjointe à la résurrection annoncée d’un brigand oriental converti, ô Pilate, ou au cri israélite de ton Centurion occidental. La pleine Vérité de l’homme et le plein Soleil du Seigneur Dieu ont brillé en cet Instant. Et c’était Vendredi.
Vendredi était le grand Jour. Sinon, pourquoi, Alpha et Oméga, le Juste y donne-t-il vie à l’assassin ? Pourquoi ce Vendredi parle-t-on d’un Aujourd’hui quand tous deux meurent, et de l’Éden quand tous deux meurent ? Pourquoi, ce Vendredi, grâce à l’Éden et Aujourd’hui l’Évangile nous ramène-t-il à la première page de la Genèse ? Pourquoi à la voix de Jésus deux Psaumes éclatants se déroulent-ils en ce Vendredi ? Pourquoi le sol d’Orient tremble-t-il ce Vendredi ? Et pourquoi des morts viennent-ils ce Vendredi de sous la terre réveiller Jérusalem, tous signes non pas de l’horreur mais d’une nouvelle Création, autant dire de la Résurrection ? Pourquoi ce Vendredi la garde romaine venue de l’Occident connaît-elle en Orient le Fils de Dieu [27] ? Quelle concentration de signes, de lumières à la Neuvième heure de ce Vendredi ! Et pourquoi ce bouquet de géographie prophétique et de métaphysique a-t-il été composé pour cet Instant du Vendredi, et non pas au jour de la Résurrection explicite ?
C’est pour que l’Instant de ce Vendredi radieux brille entre le Jeudi aux grandes Paroles de Dieu et le Samedi au silence de Dieu.
Alors, ce Samedi reflétera humblement l’Aujourd’hui invisible et l’Éden invisible de Vendredi. En ce Samedi de belle lumière indirecte, chacun, Pilate, les disciples, l’Église, chacun continuera (au long d’un Carême après la Résurrection) à poser la question timide qu’on pouvait croire inutile depuis la Résurrection, Qu’est-ce, la Vérité ? Le prophète Isaïe avait un mot pour ces clartés qui sont assez pour nous [28], pour toutes nos vérités approchantes, un nom timide et lumineux : non pas le Soleil – mais une Aurore [29].
[1] Jean, ch. 18, v. 37-38.
[2] Halelu-Ya veut simplement dire Louez YHWH. S’il disparaît de la liturgie en Carême, c’est à cause des trompettes dont on s’est mis à l’accompagner, détail, mais signe du triomphalisme chrétien.
[3] Psaume 118, v. 25.
[4] C’est dans une même phrase exactement équilibrée en grec que Luc enchaîne le récit de la sépulture de Jésus et la venue matinale des femmes à son tombeau, fondu-enchaîné décisif en théologie, mais que les traductions brisent en insérant une coupe de chapitre et un sous-titre anecdotique (Luc, ch. 22, v. 56, puis ch. 23, v. 1, « Visite au tombeau »).
[5] Pour ne rien dire de l’effet massif des œuvres d’art de tout format, de la Sixtine à l’image d’ordination, le Lectionnaire contribue largement aux distorsions, en particulier par un découpage désinvolte qui prive telle page de sa conclusion et donc de son sens. Ainsi, on arrête juste avant l’oracle la page où Samuel va entendre une terrible prophétie contre Israël, et l’épisode se met à illustrer nos « vocations ». Tant de pages sont amputées d’une phrase ou deux. La refonte complète du Lectionnaire est urgente, suivie de règles d’apprentissage de la proclamation. Et rien ne remplacera une formation des clercs où la Lectio divina tiendrait les trois quarts de l’étude.
[6] Il vaut mieux dans la Bible traduire les Judéens et non pas les « Juifs », vocable équivoque. Le mot désigne les gens de la Tribu de Juda, et il a donc un effet de politique. Pilate écrira : Jésus de Nazareth, donc de la Galilée, roi des Judéens, pour ironiser : ce provincial d’une province suspecte serait-il le roi de ceux qui se donnent pour les authentiques fils d’Israël, les Judéens ? Dans le même sens, on gardera les Nations de l’hébreu et du grec, en face d’Israël, au lieu des « païens ». Les Écritures font passer la religion d’Israël à même la politique.
[7] Luc, ch. 24, v. 32. Voir Actes, ch. 2, v. 25.
[8] Jean ch. 13-17.
[9] Jean, ch. 14, v. 6, tout au début, donc en exergue.
[10] Le ch. 6 de Jean parlait du pain, par l’enrichissement d’un long midrach de l’Exode., et la suite du « Discours après la Cène » parlait du vin sous la parabole de son origine, la Vigne (ch. 15).
[11] Le commandement premier n’est-il pas de se laver les pieds mutuellement (Jean, ch. 13, v. 14) : pourquoi, le Jeudi saint, est-ce le célébrant qui accomplit seul tout ce service ?
[12] Devenus les « Chérubins », hélas devenus à leur tour nos putti bizarres ou nos chers bambins.
[13] L’Arche d’Alliance en était l’Ostensoir, le Sacrement d’Israël. Notre mot latin « tabernacle » désigne la Tente qui abritait les Tables des Commandements dans l’Arche du Désert. Nous y vénérons l’hostie, il se-rait bon de nous y savoir rappelés aux Commandements, Parole de Dieu.
[14] Le pain chez Jean sert uniquement et de façon tragique à dénoncer la trahison de Judas (ch. 13, v. 21-30). Le fond de tableau n’est pas meilleur chez les autres évangélistes, une querelle des disciples. Chez tous, il se détache donc sur le mal.
[15] Actes, ch. 2, v. 25 et sv.
[16] À juste titre on rattache la Passion au chapitre 53 d’Isaïe, dit du « Serviteur souffrant », à ceci près que c’est là un titre erroné. Ce chapitre d’Isaïe ne s’arrête pas au martyre, mais au triomphe qui le suit, sa finalité glorieuse, qui rejaillit en la conversion des Nations, soit ce que réalise ici la phrase du Centurion.
[17] Selon Jean, c’est la lance du soldat qui fera sortir le sang et l’eau, mais l’évangéliste le recueille aussitôt, pour ainsi dire, dans la coupe des Écritures : Ils regarderont vers celui qu’ils ont transpercé, d’après Zacharie.
[18] Longtemps la croix était le vexillum, la bannière de victoire de Jésus. Une nouvelle sensibilité a lu la Passion en compassion, relayée plus tard par le Mémorial de Pascal, lequel n’était pas destiné à la publication. Le dolorisme de la Passion, apparu tardivement, a trouvé son regrettable pendant, les mièvreries qui ont plus tard déformé la Nativité en ramenant à l’anecdote les deux Prologues : mélange donc des deux évangiles, Matthieu et ses mages, Luc et ses bergers, puérilités (fixation sur l’enfant, au lieu du Père), oubli du vrai bœuf et de l’âne vrai, qui servaient à une terrible accusation du prophète Isaïe, à la toute première page du rouleau des trois grands Prophètes écrits. Les arrangements n’ont fait que réinventer les rites antiques, égyptiens ou phéniciens, de mort, de déploration et de résurrection, d’Osiris, de Dionysos, d’Adonis. Cela dit, il n’y a pas à brûler tous les trésors d’art que ces détournements ont produits. Il suffirait de distinguer la liturgie, où revenir à plus de vérité, et les rayonnements divers que le même mystère peut diffuser au titre de tests projectifs d’une société à un moment donné.
[19] Luc, ch. 23, v. 27-31. Le rythme donne un caractère d’oracle à cette parole.
[20] Comme pour se rattraper, la liturgie a créé une Fête de la Croix.
[21] Le v. 1 du ch. 15 donne tirer, et le v. 4 piéger.
[22] Voir Moïse (Exode, ch. 33) ou Jonas (Jonas, ch. 4, v. 2).
[23] Saint Jérôme, traducteur de la bible de l’hébreu en latin, disait que l’ordre même des mots était œuvre de l’Esprit. Ce n’est pas la seule correction que le Lectionnaire pourrait apporter à la Veillée pascale. Pourquoi garder dans l’« Exultet » cette phrase d’une rhétorique emballée le Felix culpa insensé, « Bienheureuse faute, qui nous a valu un tel Rédempteur » ; comment se réjouir des fleuves de boue et de sang que roule l’histoire de l’humanité et que les théologiens reportent à ce Péché originel ? Et si ce Péché n’avait pas eu lieu, il n’y aurait pas eu besoin d’un Rédempteur, ou le Fils de Dieu serait passé comme l’Amant du Cantique dans les prairies d’un monde ensoleillé.
[24] La charte du roi d’Israël (Deutéronome, ch. 17, v. 14-20) interdira au roi et au peuple d’Israël d’avoir cheval et char.
[25] Voir I Corinthiens, ch. 8 à 10. Il faudra toute la seconde moitié des Actes pour que Paul, qui ne parlait jusque là que de résurrection pour résumer l’Évangile, évoque sa plus profonde vérité, le Royaume de Dieu (Actes, ch. 28, v. 31 et dernier).
[26] Les traductions de ces pages évangéliques se doivent de garder roi, sans gloser par « empereur », titre deux fois erroné ici.
[27] Matthieu, ch. 27, v. 51-54, etc.
[28] Voir ci-dessus, page 8, le Dayénou israélite.
[29] Isaïe, ch. 60, v. 3, le seul emploi du mot dans la Bible, donc unique, comme réservé.