Témoignage de Jean-Guilhem Xerri, président de l’association Aux Captifs la Libération
Biologiste des Hôpitaux, ancien interne et diplômé de l’Institut Pasteur et de l’École supérieure de commerce de Paris, Jean-Guilhem Xerri est depuis longtemps engagé dans le milieu associatif. En 1995, il rejoint l’association Aux captifs la libération, qui rencontre et accompagne les personnes de la rue. C’est le cardinal Lustiger qui lui demandera d’en assurer la présidence en 2005, à la mort de son fondateur, le père Patrick Giros. Rencontre avec un passionné d’humanité.
« Faire de la pauvreté une occasion de rencontre »
Dans Journal d’un curé de campagne, Bernanos affirme que le Christ, en épousant la pauvreté, « a tellement élevé le pauvre en dignité qu’on ne le fera plus descendre de son piédestal. » Peut-on perdre sa dignité ?
Jamais. Dire que la dignité peut-être perdue, c’est la conditionner, c’est la faire dépendre de certains critères arbitrairement définis : ressources, physique, état de vie, etc. En revanche, il est possible qu’on l’oublie. Notre présence auprès d’une personne en situation d’exclusion consiste justement, non pas à lui rendre, mais à lui révéler
sa beauté profonde. Lui rappeler que « l’essentiel est invisible pour les yeux ». Et si elle l’a oublié, n’est-ce pas aussi parce que nous avons oublié sa dignité ? S’il est une chose
dont dépend la dignité d’une personne, c’est du regard que je pose sur elle.
Assistanat, aumône, dispositifs sociaux : quelle est la bonne attitude à avoir avec les personnes de la rue ?
Autant qu’on le peut, il faut leur donner l’occasion de donner. Au mois d’août, nous avons emmené plusieurs gars de la rue au pèlerinage national de Lourdes et ils ont été
brancardiers ! Cela leur a permis de voir que, malgré leur pauvreté, il y avait des malades qui avaient besoin d’eux pour se déplacer. Eux, les malades, nous, chacun a
encore une fois pris conscience de sa propre vulnérabilité et de ce besoin vital de l’autre pour vivre.
Nous faudrait-il donc réapprendre la pauvreté ?
Il faut distinguer misère et pauvreté. La misère est absolument inhumaine et nous devons tout faire pour l’éradiquer. La pauvreté, c’est reconnaître que, qui que je sois, je ne peux grandir sans entrer en relation avec autrui. Les pauvres nous rappellent donc qu’il faut savoir faire de notre fragilité une occasion de rencontre.
Dans certains cas, la misère que vivent certaines personnes de la rue n’empêche-t-elle pas cette capacité à entrer en relation ?
Un jour, je vois un gars avec un pied complètement bousillé et je lui demande : « Tu n’as pas mal au pied ? » « Mon pied a mal, peut-être, me répond-il, mais moi je n’ai pas mal ! » : d’une certaine manière, il n’était même plus en relation avec son propre corps ! C’est pourquoi l’essentiel, c’est effectivement d’entrer en relation avec la personne.
Quand on travaille avec les gens de la rue, il faut se rappeler qu’on n’est pas là pour résoudre un problème mais pour accompagner une personne qui, à un moment donné, a un problème à résoudre. Ce qu’il faut travailler en priorité, c’est la qualité de l’écoute et de la relation car c’est le fait d’être présent à l’autre qui l’aide à être présent à lui-même.
La foi qui vous anime en particulier et la religion en général ne sont-elles pas des obstacles à ce dialogue auquel vous appelez ?
Non, bien au contraire. Avec les personnes de la rue, la foi nous permet d’apporter des réponses aux questions existentielles qu’ils se posent. Et ils sont heureux de pouvoir enfin aborder des sujets profonds, ce qui n’est pas toujours le cas dans les services sociaux. Quant aux pouvoirs publics, je fais notamment partie du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE), nous sommes tout à fait transparents et cela ne pose aucun problème !
Jésus dit : « Heureux les pauvres » et l’Eglise canonise ceux et celles qui ont su se défaire de tout ce qu’ils possédaient. Dans notre société de consommation, comment vivre une telle pauvreté ?
Il faut bien avoir conscience que Jésus et l’Eglise ne demandent pas à tout le monde de se déposséder de tout bien matériel pour aller vivre dans la rue ! Les saints qui l’ont fait nous sont donnés comme des témoins de la valeur et de la fécondité de l’absolu de l’Evangile. La pauvreté à laquelle le Christ m’appelle, c’est celle de la juste
distance que je mets entre l’objet de ma consommation et moi. Est-ce que, en consommant tel objet, je garde toute ma liberté vis-à-vis de lui ? Est-il essentiel ou est-ce du superflu ? C’est à cette prudence que l’Evangile nous invite, afin que l’homme ne devienne pas esclave.
Quel est le rôle de l’Eglise dans la lutte contre la précarité ?
Grâce à leur vie de prière, les croyants savent ce qu’est une relation intime et profonde. Il faut donc qu’ils profitent de cette grâce pour dialoguer avec le monde. C’est pour cela qu’il ne faut pas nécessairement aller vivre dans la rue pour vivre la charité : il risquerait de ne plus y avoir aucun dialogue avec les pouvoirs publics. Au contraire, il
est important de bâtir des ponts entre les pauvres et le monde. Dans le cadre d’Aux captifs la libération, nous travaillons également à créer des liens entre les pauvres
et l’Eglise, en invitant les chrétiens aux veillées de prières ou aux messes organisées par les personnes de la rue.
Plus personnellement, qu’apprenez-vous au contact des pauvres ?
La joie du service et de la rencontre. Une joie incroyable, que je souhaite à tout le monde de vivre. Une joie qui me fait entrer dans la compréhension de l’Evangile : si l’Eglise appelle à servir les pauvres, ce n’est pas pour donner aux gens l’occasion de se déculpabiliser ! Au contraire, le Christ dit à chacun de nous : « Va rencontrer ton prochain, parce qu’il va t’apprendre à aimer. »