Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe pontificale avec réélection solennelle de Notre-Dame, consolatrice des affligés comme patronne du Luxembourg
Dimanche 5 mai 2013 - Luxembourg - Cathédrale Notre-Dame
– Is 49, 13-15 ; 2 Cor 1, 3-7 ; Jn 19, 25-27
Frères et Sœurs,
Depuis bientôt quatre siècles, le peuple de Luxembourg vient chaque année en procession pour se confier à la protection de Notre-Dame, consolatrice des affligés. Depuis la période troublée du XVIIe siècle qui voyait l’Europe déchirée par des guerres plus ou moins longues, mais toujours cruelles aux plus pauvres, la situation a certes beaucoup changé. Des esprits forts pourraient peut-être se rire de notre démarche. Ils la croiraient volontiers décalée. Que les hommes aient imploré la protection de Dieu en un temps où on ne savait pas expliquer les malheurs autrement que comme l’expression de sa volonté et où ne connaissait pas d’autres moyens de s’en protéger que de s’en remettre à Dieu, on peut le comprendre et l’excuser comme une faiblesse de l’esprit humain. Mais notre situation n’est pas la même : la méthode scientifique nous a permis de remonter des effets aux causes et d’identifier les raisons de nos difficultés et de nos malheurs. Cette même méthode scientifique nous a donné accès à des solutions efficaces pour corriger les erreurs ou les accidents de la nature. Qu’aurions-nous encore besoin de supplier Dieu et de nous confier à l’intercession de Notre-Dame, consolatrice des affligés ?
Loin de moi de regretter tous ces progrès qui ont marqué la période moderne, et plus particulièrement les cinquante dernières années. Oui, notre vie à vraiment changé : nous ne sommes plus tributaires comme autrefois de la simple force physique humaine pour produire ; nous ne sommes plus soumis à des maladies endémiques comme la tuberculose ou, pire, les famines qui ont ravagés l’Europe. Mais ces progrès incontestables et bienvenus laissent derrière eux une trace inquiétante que nous avons dû apprendre à reconnaître et à laquelle nous devons faire face. Cette trace peut s’identifier à plusieurs signes inquiétants dans notre société hyper sécurisée.
Le premier de ces signes est évidemment le fait que notre relative prospérité, même si elle s’effrite de jour en jour, est très inégalement partagée à travers le monde. Les moyens de communication moderne nous rendent proches de tous les points de la planète et ne nous permettent plus d’ignorer que les trois quarts de la population de la terre est loin de connaître notre bien-être et notre bien vivre. Mais, plus encore, les développements mondialisés de l’économie empêchent de traiter cette disparité comme une simple question morale. Le partage du travail, et donc de la prospérité, devient une réalité qui nous échappe. Nous mesurons, ou nous devrions mesurer, qu’il est illusoire de s’imaginer que, dans le monde d’aujourd’hui, nous pourrions préserver une oasis de prospérité et de confort dans un désert de misère. L’union des pays d’Europe qui a contribué à notre prospérité doit devenir un tremplin pour le partage universel, faute de quoi elle ira à sa ruine. Nous pressentons que cette ouverture suppose de la part de tous nos peuples un changement de conception de la vie qui intègre les impératifs de la justice. C’est une véritable conversion qui est nécessaire, une conversion spirituelle pour laquelle nous devons prier Dieu avec foi et confiance.
Le deuxième de ces signes inquiétants est le malaise de notre civilisation. Alors que tous les besoins élémentaires de la vie sont satisfaits, que nous ne connaissons ni la famine ni les épidémies meurtrières, comment se fait-il que nos peuples européens soient tellement frappés par le malaise de vivre ? Je ne pense pas seulement aux déprimes et à la consommation record de neuroleptiques, je pense aussi à ce désamour de la vie qui fait reculer nos jeunes générations devant le risque de donner la vie aux générations futures, comme si le fardeau dépassait les capacités humaines. Ne faut-il pas y voir le symptôme d’un oubli dramatique ? Tout le nécessaire est amplement assuré pour les conditions de vie, même si nous savons que dans nos sociétés les poches de misère sont loin d’avoir été résorbées. Mais quand tout ce nécessaire est garanti pour les conditions de vie, nous nous apercevons d’un cruel déficit quant à ce qui concerne le sens de la vie. Nous pouvons bien vivre, peut-être, mais nous ne savons plus très bien pourquoi, si bien que la défense des conditions de vie l’emporte sur les raisons de vivre. Là non plus, le changement ne pourra pas venir d’un changement dans les moyens. Il devra venir d’un changement dans les cœurs, d’une conversion qui nous confronte aux grandes questions de la liberté humaine.
Qu’il s’agisse d’une conversion concernant les moyens de vivre ou qu’il s’agisse d’une conversion concernant les raisons de vivre, nous sommes tous appelés à faire retour sur nous-mêmes et à nous demander à quoi nous accordons le plus d’importance en ce monde. Sans doute, ne sommes-nous plus « affligés » de la même manière que l’étaient nos ancêtres. Mais qui aujourd’hui pourrait prétendre qu’il n’est pas affligé de quelque façon ? Sans doute ne subissons-nous plus la fatalité des événements comme la subissaient nos ancêtres. Mais qui peut dire aujourd’hui que nous maîtrisons complètement les mécanismes économiques de notre monde ? Qui peut prétendre que les hommes ont réussi à mettre la situation sous contrôle ? Sans doute, n’avons plus besoin, pour reprendre la formule du philosophe, de l’hypothèse de Dieu pour expliquer tous les phénomènes naturels. Mais qui peut dire aujourd’hui que le monde est totalement maitrisé ?
Les épreuves auxquelles l’humanité est confrontée sont plus ou moins surmontables et plus ou moins surmontées, mais, nous le savons bien, il en restera toujours une que nous ne pourrons jamais esquiver, c’est le fait que notre existence humaine s’arrêtera un jour, nous sommes mortels et nous le savons très bien. Quels que soient les degrés de progrès que nous avons atteint, nous sommes tous confrontés à l’épreuve inéluctable de la fin de notre vie. Quels que soient les moyens mis en œuvre pour alléger cette épreuve ultime, elle reste une étape que nous devrons affronter dans la solitude de notre liberté. Quelle que soit la qualité de l’accompagnement dont nous pouvons espérer bénéficier, ou l’illusion d’une échappatoire par la « mort dans la dignité », nous savons que la détresse humaine y demeure dans toute sa profondeur.
Bien sûr, nous pouvons toujours différer la prise de conscience de cette dimension de l’existence humaine, nous pouvons la repousser dans un avenir indéterminé, au moins pour nous-mêmes, mais nous ne pouvons pas l’occulter dans notre monde où nous sommes chaque jour confrontés à la mort. C’est ainsi que nous sommes tous des « affligés » et que nous avons tous besoin de consolation. Mais d’où nous vient la véritable consolation ? La solidarité humaine, l’affection familiale, la protection de la société, peuvent nous apporter une certaine consolation, mais nous éprouvons tous ce que cette consolation a d’aléatoire et de fragile. Quand il y va de la destinée humaine, les consolations humaines peuvent aider à affronter l’épreuve, elles n’en dispensent pas. Seul Celui qui est la source de la vie peut nous accompagner dans la mort et nous permettre de vivre notre mort dans la véritable dignité c’est-à-dire comme des êtres qui s’appuient sur Dieu et qui se confient en Lui.
Ainsi, voyons-nous comment le prophète Isaïe proclame la fidélité de Dieu à son peuple : « Même si une mère pouvait oublier le fils de ses entrailles, moi je ne t’oublierai pas. » De cette fidélité de Dieu, inaltérable à travers les temps et les péripéties de l’histoire, le peuple d’Israël est le témoin désigné jusqu’à la fin des temps. Les païens entrés dans l’Alliance deviennent à leur tour témoins de cette fidélité. Nous portons ce témoignage à travers la faiblesse de nos fidélités humaines, mais la vocation que nous avons reçue décuple aussi nos capacités de fidélité car nous sommes porteurs d’une fidélité infiniment plus grande que nos pauvres forces. La fidélité des amis, la fidélité des époux, la fidélité des parents envers leurs enfants sont autant de signes de la fidélité de Dieu.
Mais Dieu n’est pas seulement le Dieu fidèle, il est aussi le Dieu « de qui nous vient tout réconfort », comme nous le dit saint Paul. Un Dieu plein de tendresse qui se fait proche de ceux qui participent aux souffrances du Christ. Notre société très protectrice sait nous épargner beaucoup de tracas, mais elle n’est pas une société de réconfort. Le réconfort n’est pas seulement dans la justice, il suppose l’amour personnel. C’est cet amour que Dieu nous a manifesté en Jésus-Christ ; cet amour par lequel il nous permet de supporter avec persévérance les souffrances inévitables de cette vie. On nous demande souvent à quoi nous pouvons reconnaître les chrétiens. N’est-ce pas d’abord à cette endurance, à cette persévérance et cette sérénité dans les difficultés ? Ne sommes-nous pas appelés à devenir à notre tour, source de réconfort, pour ceux qui sont affligés ? En cette année de la foi nous prions Dieu qu’il nous fasse éprouver le réconfort qu’il nous accorde pour faire de nous des hommes et des femmes de réconfort pour tous ceux qui souffrent.
Au pied de la croix de Jésus se tenait Marie sa mère, belle figure de la fidélité et du réconfort pour celui qui mourait apparemment abandonné des hommes et de Dieu. En lui confiant le disciple qu’il aimait Jésus lui confiait en même temps l’Église naissante et, à travers elle, l’humanité entière. Comme elle s’offrait pour être la consolatrice de son Fils, Marie est donnée comme consolatrice à tous les hommes. En venant aujourd’hui la fêter comme consolatrice des affligés, nous la recevons de la bouche même de Jésus comme la mère des croyants et la mère de l’humanité. Avec foi et avec confiance, nous nous tournons vers elle et nous la prions pour tous les hommes.
+ André cardinal VINGT-TROIS, archevêque de Paris