Chrétiens d’Egypte : des lueurs d’espoir au sein de la tourmente (Fr Jean-Jacques Pérennès)

« On le voit, les événements dramatiques vécus par l’Égypte depuis trois ans ont fait bouger les lignes, plutôt dans le bon sens. Il est encore trop tôt pour savoir où cela conduira. Mais, au-delà des changements d’équilibres politiques dans le pays, c’est un certain air de modernité qui a soufflé sur l’Égypte : les Égyptiens ont pris le goût de la liberté, ont commencé à défier leurs hiérarchies y compris religieuses, ont fait un certain apprentissage de vie politique au-delà des appartenances communautaires. Ceci est porteur d’évolutions positives. Les épreuves traversées par le pays ont en tout cas contribué à rapprocher les citoyens égyptiens chrétiens et musulmans. »

La proclamation de la naissance de l’État islamique, le 2 juin 2014, puis les impressionnantes avancées territoriales de ses combattants au cours de l’année écoulée conduisent beaucoup à penser que les jours sont comptés pour les chrétiens d’Orient. Leur disparition avait déjà été annoncée par un livre très sombre mais bien documenté écrit vingt ans plus tôt [1] .

L’actualité semble confirmer cette sombre prédiction : les chrétiens d’Orient seraient « des hommes en trop », victimes d’une véritable malediction [2] . La dégradation est massive dans un pays comme l’Irak où les deux tiers des chrétiens ont quitté le pays au cours des dernières décennies. La Syrie, qui était un pays où les chrétiens se disaient satisfaits de leur sort, risque de suivre le même chemin. Au Liban, où le multiconfessionnalisme a été intégré à l’édifice politique, la situation des chrétiens reste stable, mais tout le monde sent que cet équilibre est fragile. Le seul pays de la région où les chrétiens semblent tenir bon, c’est l’Égypte. Victimes de discriminations récurrentes et parfois de véritables persécutions, les chrétiens d’Égypte semblent constituer une exception dans ce Moyen-Orient tourmenté. Il est intéressant de se demander pourquoi. Est-ce là une situation durable ? Leur situation particulière augure-t-elle d’un autre avenir pour les chrétiens d’Orient ?

Les coptes d’Égypte, roc de la présence chrétienne au Moyen-Orient
Les chrétiens d’Égypte se font appeler « coptes », nom qui viendrait de l’égyptien ancien « egyptos ». « Copte » reviendrait donc à dire « égyptien », rappellent avec fierté les chrétiens égyptiens [3] . Une fierté justifiée à bien des égards.

En voici quelques motifs :
Tout d’abord, le christianisme égyptien remonte au milieu du Ier siècle de notre ère, si l’on en croit la tradition qui fait remonter l’évangélisation à l’apôtre saint Marc lui-même. Comme d’autres Églises du Moyen-Orient, l’Église copte est donc une Église « apostolique ».

En second lieu, le christianisme égyptien a d’abord pris naissance dans le milieu très cultivé des Juifs d’Alexandrie, lieu où fut traduite la Bible grecque, la Septante, deux siècles et demi avant Jésus-Christ. Mais Alexandrie est aussi une ville grecque : il s’agit même, comme le montre l’œuvre de Philon d’Alexandrie (m. en 50), du centre intellectuel le plus vivant de l’hellénisme, qui a depuis longtemps surpassé Athènes, grâce à sa bibliothèque et à ses écoles.

Autres motifs de fierté : Le christianisme d’Égypte donne naissance au monachisme, dont les fondateurs, saint Antoine le Grand (251-356) et saint Pacôme (292-246), ont créé dans le désert de Scété la vie érémitique et la vie cénobitique.

Plus tard, à partir du concile de Chalcédoine (451), les coptes d’Égypte vont suivre leur propre chemin, suite aux querelles théologiques et politiques du temps (débats sur les deux natures du Christ, conflit avec les byzantins). On les appellera désormais « monophysites ». L’Église copte orthodoxe a son propre chef, appelé « Pape d’Alexandrie et patriarche de la prédication de saint Marc ». Ce développement séparé en fera une sorte d’Église nationale et a contribué, pour une part, à un certaine enfermement et isolement des coptes d’Égypte. Isolement rompu, en partie seulement, lorsque, en 1824, une partie de l’Église copte revient dans le giron de l’Église catholique avec la création du patriarcat copte catholique d’Alexandrie. Les missionnaires anglo-saxons vont aussi donner naissance à des communautés protestantes, mais, malgré tout, l’Église copte orthodoxe reste largement majoritaire et constitue la voix officielle des chrétiens d’Égypte.

Leur nombre enfin. Il est discuté et fait l’objet de polémiques : le chiffre de sept millions et demi semble le plus vraisemblable, même si le double est parfois annoncé par les chrétiens d’Égypte, soucieux d’affirmer leur importance face à un État dominé par la communauté musulmane [4]. Cela représente aujourd’hui environ 9 %, d’une population estimée à quatre-vingt-cinq millions. Les coptes d’Égypte constituent donc aujourd’hui et de très loin le groupe le plus nombreux des chrétiens d’Orient. Cela ne signifie pas que leur vie soit simple.

Le défi de l’intégration : le destin incertain des chrétiens d’Égypte
Malgré leur nombre et leur enracinement dans le pays, les coptes d’Égypte sont dans une situation statistiquement minoritaire depuis le Xe siècle. Leur déclin numérique s’est aussi accompagné d’une sorte de déclin culturel, la place croissante de l’islam dans la société les contraignant à une sorte d’exil intérieur. La place des monastères, cœur de la vie de l’Église copte-orthodoxe, a aussi contribué à cette perte d’influence dans la vie publique, à un certain retrait, même dans les périodes où les chrétiens étaient moins menacés.

Il est abusif de dire que les chrétiens d’Égypte souffrent de persécution de manière permanente, même si le sujet est controversé. Ils ont certes connu, tout au long de leur histoire, des périodes de persécution, mais, pour l’époque contemporaine, il semble plus approprié de parler de discrimination, celle-ci s’exerçant de manière variée et souvent non explicite : difficulté d’accès à des emplois de haut niveau dans la fonction publique, marginalisation sociale, exclusion de certaines sphères médiatisées comme le sport ou les médias. Cela, alors même que les chrétiens – surtout Levantins venus du Liban ou de Syrie – ont joué un rôle reconnu et important dans la renaissance arabe du XIXe siècle, la Nahda.

Les trois dernières années ont été une période intense pour les chrétiens d’Égypte, avec des phases contrastées, de vrais moments d’espérance et de grosses épreuves. La Révolution de janvier 2011 contre le régime de Moubarak leur a d’abord offert une occasion unique de redevenir acteurs de la vie publique de leur pays [5]. On a vu, en effet, les chrétiens au coude à coude avec les musulmans dans les manifestations de la place Tahrir, parfois contre la volonté de leur hiérarchie, tout particulièrement le pape Shenouda III. Celui-ci, décédé en mars 2012, régnait depuis quarante ans, vénéré de ses fidèles, mais il tenait son troupeau d’une main de fer et monopolisait, en quelque sorte, la parole de l’Église face à l’État. Durant ces journées d’utopie, l’identité communautaire semblait alors s’effacer devant l’appartenance citoyenne à un pays. On a pu croire alors qu’une opportunité nouvelle s’ouvrait pour les chrétiens d’être des citoyens à part entière [6].

Face aux Frères musulmans
Hélas, au bout d’une année de transition gérée par le Conseil suprême des forces armées, les premières élections libres du pays ont porté au pouvoir le parti des Frères musulmans, seule force politique bien organisée. Après avoir promis qu’il serait le président de tous les Égyptiens, le président Mohamed Morsi s’est révélé être l’otage de la confrérie à laquelle il appartenait et qui n’a eu de cesse de s’assurer le contrôle du pays à tous les niveaux. Cet accaparement des rouages de l’État a suscité une grande déception, y compris parmi ceux qui l’avaient porté au pouvoir. Une seconde vague populaire, encore plus imposante que la première, a alors poussé le président Morsi vers la sortie, le 30 juin 2013, l’armée intervenant pour hâter le processus et éviter une guerre civile.

Vue à l’étranger comme un coup d’État militaire, cette éviction de Morsi a d’abord été un coup d’État populaire. Privés d’un pouvoir qu’ils avaient longtemps désiré et attendu, les islamistes s’en sont alors pris aux chrétiens, en particulier en Haute-Égypte, où de véritables pogroms ont eu lieu à la mi-août 2014 : plusieurs dizaines d’églises incendiées, des centaines de maisons et de commerces brûlés, des villages en état de siège. Les coptes ont payé le prix fort la destitution des Frères musulmans.

Depuis l’éviction de Mohamed Morsi, un régime contrôlé par l’armée est en place. Il mène une guerre implacable contre les Frères musulmans, prenant même prétexte de la gravité de la situation pour limiter les libertés publiques, en particulier la liberté de manifester et la liberté de la presse. Il faut dire qu’une violence de basse ou moyenne intensité s’est installée dans le pays : attentats sporadiques contre des édifices publics, contre les commissariats de police et les forces armées, en particulier au Sinaï où des groupes se réclamant aujourd’hui de l’État islamique harcèlent les convois militaires. Aux yeux du pouvoir actuel dirigé par le maréchal Abdel Fattah al-Sissi, la dégradation de la situation dans les pays voisins (Syrie, Irak et Libye) et les avancées de l’État islamique dans la région justifient ces mesures d’exception. Les chrétiens soutiennent massivement, voire unanimement, ce régime, au risque de tomber à nouveau dans une sorte de face à face communautariste.

Quelles perspectives d’avenir ?
La période récente est intéressante à bien des égards : elle a d’abord permis aux chrétiens d’Égypte de s’affirmer et de s’exprimer comme citoyens, à l’égal de leurs concitoyens musulmans. Beaucoup sont allés manifester et voter pour la première fois de leur vie, ce qu’ils jugeaient jusque-là inutile.
Cette période a entrouvert de ce fait une brèche dans le communautarisme qui prévaut dans la communauté chrétienne, comme c’est le cas chez presque tous les chrétiens d’Orient, souvent enfermés dans une sorte de mentalité de ghetto.
Le régime au pouvoir a pris fait et cause pour les chrétiens victimes de la violence islamiste, les entreprises militaires de génie civil allant jusqu’à aider à la reconstruction des églises incendiées. La transition politique en cours a fait aussi bouger la question des autorisations de construction des églises. Sous l’ère Moubarak, il était quasi impossible d’obtenir de telles autorisations. Un Conseil de la famille égyptienne, qui est une plateforme de débat inter confessionnelle créée par le grand Imam d’al-Azhar, le Dr Ahmed al-Tayyeb, a tenté de faire évoluer cette législation. L’absence de Parlement n’a pas encore permis d’arriver à un texte de loi définitif mais la réglementation semble s’être un peu assouplie. De nouvelles églises ont vu le jour dans diverses régions, avec ou sans autorisation, le chaos régnant dans le pays rendant plus facile ce genre de fait.
On peut aussi relever que les exactions contre les chrétiens égyptiens ont soulevé l’indignation de la majorité de leurs compatriotes musulmans. Ce fut le cas, en particulier, lors du sinistre égorgement en Libye de vingt-et-un coptes par les terroristes de l’État islamique, en février 2015. C’est la nation toute entière qui a pleuré ses compatriotes et les plus hautes autorités de l’État ont manifesté leur solidarité avec le pape Tawadros II et sa communauté endeuillée.

Quelques semaines plus tôt, la présence du président Sissi à la messe du Noël orthodoxe, le 7 janvier 2015, avait déjà été remarquée comme un signe d’attention de l’État à son plus haut niveau vis-à-vis de la communauté copte. Arrivé presque à l’improviste à la cathédrale Amba Rweis d’Abbasiah, siège du patriarcat orthodoxe, le président Sissi avait alors déclaré sous un tonnerre d’applaudissement des fidèles : « Je suis venu vous présenter mes vœux, car nous sommes tous Égyptiens. Personne ne devrait demander : « Quel type d’Égyptien vous êtes ? », (sous-entendu : Égyptien copte ou Égyptien musulman). Nous sommes tous les Égyptiens tout court. » Quelques jours plus tard, le président tançait littéralement l’assemblée des oulémas d’al-Azhar, les invitant à mener une véritable « Révolution religieuse ».

On le voit, les événements dramatiques vécus par l’Égypte depuis trois ans ont fait bouger les lignes, plutôt dans le bon sens. Il est encore trop tôt pour savoir où cela conduira. Mais, au-delà des changements d’équilibres politiques dans le pays, c’est un certain air de modernité qui a soufflé sur l’Égypte : les Égyptiens ont pris le goût de la liberté, ont commencé à défier leurs hiérarchies y compris religieuses, ont fait un certain apprentissage de vie politique au-delà des appartenances communautaires. Ceci est porteur d’évolutions positives. Les épreuves traversées par le pays ont en tout cas contribué à rapprocher les citoyens égyptiens chrétiens et musulmans.
On peut néanmoins s’inquiéter de la persistance d’une politique de répression des opposants islamistes : il faudra bien un jour renouer le dialogue politique, si l’on veut parvenir à une certaine réconciliation nationale. L’option répressive, soutenue par la majorité des coptes, ne peut à terme que les desservir. Il serait bon qu’ils en soient conscients. Il reste que, dans la nécessaire recomposition des équilibres au Moyen-Orient, l’Égypte va compter comme un élément de stabilité. Ce qui est vrai au plan politique pourrait bien l’être aussi au plan confessionnel.
Jean-Jacques Pérennès, o.p.
IDE0, le Caire

Cet article a été publié dans Spiritus n°220, septembre 2015, 263-269.

(Dominicain, Jean-Jacques Pérennès a passé ces 15 dernières années comme directeur de l’Institut Dominicain d’Études Orientales du Caire. Il vient d’être nommé directeur de l’École Biblique et archéologique de Jérusalem)

Depuis la parution de cet article, la situation a encore évolué en Égypte : vingt-quatre coptes ont été élus au parlement le 17 octobre dernier. Mais après la seconde phase des élections, au Caire et dans le Delta de l’Est, le parlement devrait compter une cinquantaine d’élus chrétiens. Une première dans l’histoire politique égyptienne. Les élus coptes demeureront néanmoins une petite minorité des 568 élus du législatif égyptien.
Source : La Croix du 29/10/2015

[1Jean Pierre Valognes, Vie et mort des chrétiens d’Orient, Fayard, 1994, 976 p.

[2Jean François Colosimo, Les hommes en trop. La malédiction des chrétiens d’Orient, Fayard, 2014, 312 p.

[3Christian Cannuyer, L’Égypte copte. Les chrétiens du Nil, Gallimard, 2000, 143 p.

[4Cf. K. Hulsman, “Discrepancies between Coptic statistics in the Egyptian census and estimates provided by the Coptic Orthodox Church” MIDEO, n° 29, 2012.

[5Cf. Laure Guiguis, Les coptes d’Égypte. Violences communautaires et transformations politiques (2005-2012) Karthala, 2012, 312 p.

[6Ceci a été bien étudié par Georges Sarwat Farmi : « Entre citoyenneté et religion, où sont les révolutions égyptiennes et tunisiennes ? » (www.chretiensdelamediterranee.com/). Voir aussi Jean-Jacques-Pérennès : « Les Coptes d’Égypte au défi de la citoyenneté », Revue Défense nationale.

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