Le Raskol, conservatisme prophétique dans l’Église orthodoxe russe (Père Jérôme Bascoul)
En Russie, au XVIIe siècle, les "vieux-croyants" refusent la réforme du patriarche Nicon et se séparent de l’Église orthodoxe.
Maintenant, après de nombreuses années, ils sont considérés par certains comme symbolisant l’âme russe et sont mieux acceptés par l’Église orthodoxe et le pouvoir politique.
Prélude
« Après avoir exploré les régions du Tibet, je me dirigeai vers le Lob-Nor. Le Tarym, maîtrisé par le désert, épuisé, forme avec ses dernières eaux un vaste marais couvert de roseaux […] En 1862, soixante vieux-croyants russes avec leurs épouses et leurs enfants vécurent dans cette région pendant six mois, après quoi ils se rendirent à Turfan et de là nul ne sait où ils allèrent. » Cette incise surgit dans un récit de Vladimir Nabokov où le personnage en compagnie de son père court après les papillons en Asie centrale. En Russie le servage est aboli depuis seulement un an, mais dès qu’ils furent persécutés à partir de 1666, beaucoup de vieux-croyants fuirent en Sibérie, dans les Pays Baltes en Pologne. Des groupes se cachèrent dans des régions inhospitalières pour échapper à l’emprise de l’État et au contrôle de l’Église orthodoxe. Plus ou moins tolérés pour certains, et suivant les caprices du régime tsariste, ils ont établi des colonies paysannes et développé des organisations sociales originales fondées sur leurs lectures diversifiées de la foi orthodoxe. Réalité complexe et insaisissable que la littérature russe du XIXe siècle ne pouvait pas aborder librement sous peine de censure. Les vieux-croyants étaient tout à la fois ignorés comme ferment de dissension et exaltés comme témoins de la pureté de l’âme russe. Nous allons explorer la signification religieuse de ce mouvement.
Introduction
Le Raskol, c’est « le Schisme » avec une majuscule, mot qui désigne chez les orthodoxes russes ceux qui se définissent comme « vieux-croyants ». La vieille foi est la foi « de toujours ».
Pour eux, l’Église orthodoxe y aurait renoncé en acceptant la réforme qui se voulait seulement rituelle. « Sous le règne du tsar Alexis 1er (+ 1676), le patriarche de l’orthodoxe russe, Nicon, nommé en 1652, entreprit une série de réformes liturgiques dans le sens d’un rapprochement avec les sources grecque et byzantine.
Ces réformes ont été rejetées par des millions de fidèles, soucieux de garder leur "vieille" foi et croyance, et désireux de voir Moscou jouer le rôle de "troisième Rome". En effet, si après la faillite de Constantinople, le gardien de l’orthodoxie est l’Église orthodoxe russe, celle-ci est en quelque sorte infaillible.
Or, réformer la liturgie est interprété comme un aveu d’erreur, ce qui est impossible pour Avvakum et donc c’est l’entreprise du patriarche Nicon qui est diabolique. Le rejet fut tel qu’aux persécutions orchestrées par le pouvoir se sont ajoutés les suicides et les immolations des vieux croyants eux mêmes, dans ce qu’ils pensaient être la fin du monde. Pour autant, les réformes du patriarche Nicon peuvent sembler aux néophytes comme assez superficielles car non dogmatiques (faire le signe de croix avec trois doigts, au lieu de deux ; chanter Alléluia trois fois au lieu de deux ; ne pas se prosterner à terre, etc.), il n’empêche qu’elles ont provoqué une révolte, à laquelle se sont rapidement associés les religieux du monastère des îles Solovki sur la mer Blanche . » Cette introduction est extraite d’une étude ethnographique réalisée sur un des lieux de diaspora des vieux-croyants qui fuyaient les persécutions. Leur histoire est très lacunaire du fait qu’ils voulaient se cacher afin de vivre dans la quiétude du refuge face à un monde qui les rejetait. De plus ils furent victimes d’un regain de persécutions de 1848 à la révolution de 1905, pendant laquelle ils furent comptés comme orthodoxes et n’eurent plus le droit d’entretenir leurs établissements.
Le sel des minorités
Saint Paul s’adresse aux chrétiens de Corinthe : « Il faut bien qu’il y ait parmi vous des schismes, afin qu’on reconnaisse ceux d’entre vous qui ont une valeur éprouvée » (11, 19). On pourrait comprendre une simple déploration, mais cette affirmation peut aussi signifier une nécessité.
La thèse serait qu’en quelque sorte les schismes sont l’épreuve de la cohérence des communautés dans la gestion des conflits d’interprétation. À travers l’histoire des vieux-croyants opposés à l’Église orthodoxe pourrait se jouer ce qui n’a cessé de se passer entre la grande Église et les groupes hérétiques, comme on disait dans l’antiquité chrétienne. On pourrait retraduire : en dépit du dépôt unique de la foi confié à l’unique Église du Christ, il est inévitable que des différences sensibles d’interprétation viennent éprouver la communion. L’épreuve pour l’Église, c’est la manière dont elle articule l’exigence de la charité et le service de la vérité.
À cet égard l’histoire de l’Église nous montre notre radicale impuissance à articuler les deux. Le christianisme a vaincu le paganisme avec les armes de la persuasion, au moins tant qu’il ne disposait pas du bras séculier, mais, en tant qu’organisation humaine, l’Église semble condamnée à se diviser selon des lignes de partage humaines, entre cultures et nations différentes, comme si la catholicité était impossible à établir au-dessus ou au-delà des divisions humaines.
Alors, il est vrai que l’épreuve de la division permet aussi de raviver la foi, parce que la partie dont s’est détachée une minorité trouve l’occasion de se réformer. C’est la Réforme catholique qui répond à la Réforme protestante. Mais comment se réformer selon l’adage que l’Église a toujours à se réformer « dans sa tête et dans ses membres » comme on disait au xve siècle où la nécessité s’en faisait sentir par tous, ce qui n’empêcha pas la consommation d’une rupture supplémentaire.
Dans le cas du schisme vieux-croyant, c’est la conviction qu’a l’Église orthodoxe d’être la seule une, catholique et apostolique qui est attaquée de l’intérieur.
Les origines du Raskol
Au début du XVIIe siècle, la tumultueuse histoire politique russe se stabilise après le temps des troubles qui suivit la mort d’Ivan le Terrible. Les « faux tsars » dont un usurpateur polonais avaient semé le trouble dans les mentalités quant à la signification de ce que pouvait être un tsar orthodoxe.
Le nouveau siècle est aussi celui de l’ouverture de la Russie aux influences étrangères, occidentales notamment, qui enthousiasment une partie de la noblesse mais laisse le peuple méfiant.
C’est dans ce contexte que se constitue le cercle des « Amis de Dieu » qui sont critiques par rapport à l’étranger. En faisaient partie les hiéromoines Nicon et Avvakum. Le patriarche Nicon fut à la tête de l’Église russe de 1652 à 1658. Il avait posé au tsar comme condition d’être libre de réformer l’Église. L’opposition que suscita sa réforme entraîna la convocation d’un concile des patriarches orthodoxes à Moscou. Nicon est donc élu patriarche en 1652 et veut réaliser la suprématie de l’Église russe sur l’ensemble du monde orthodoxe.
C’est bien l’ambition de faire de Moscou la troisième Rome qui va motiver la réforme, réforme qui est soigneusement préparée. Il s’agit de se rapprocher des racines grecques de la foi orthodoxe et pour cela Nicon commandite des études, en consultant des savants grecs, mais aussi ukrainiens en faisant venir des livres orthodoxes imprimés à Venise, capitale culturelle de la culture religieuse orientale exilée. Cependant, tout cela est vu comme une source de contamination latine par une partie du clergé.
L’impasse de la violence
Le mouvement populaire se cristallise sous la conduite de l’archiprêtre Avvakum mais l’influence du Raskol s’étend sur le tsar et l’aristocratie. La garde du tsar, dite des strieltsy, tente un coup d’État pour rétablir la vraie foi en 1682 avec le prince Ivan Kovanski. En 1667, Stenka Razine (1630-1671) se révolte et entraîne avec lui des cosaques du Don. Cette révolte n’est pas liée au Raskol, mais elle occupe des troupes et elle ne sera réduite qu’en 1671. Plus tard, sous Catherine II, la révolte d’Emelian Pougatchev (1742-1775) intégrera des attentes vieilles ritualistes et de nombreux cosaques seront partisans du Raskol. De 1667 à 1676, le monastère de Solovski, dont les moines étaient armés contre le risque d’invasion suédoise, entre en rébellion ; le siège de Solovski durera trois ans. Le concile de Moscou de 1667 ne se contente pas de réaffirmer les dispositions nouvelles, il anathématise les vieux-croyants. En 1684, le Raskol est assimilé à un crime politique qu’il faut éliminer « par le feu et par le fer ». La répression ne fait donc qu’exalter une grande partie des vieux-croyants qui face à la répression efficace et l’impossibilité de vaincre par la force se tournent vers des options plus radicales.
L’idée que la Russie a un rôle messianique est antérieure au Raskol. Ainsi les « fols en Christ » – dont la vie anticonformiste est une anticipation eschatologique – sont aussi souvent partisans du vieux ritualisme.
La dimension eschatologique
Le Raskol est plus que le refus du changement de rites liturgiques imposé par la réforme du patriarche Nicon en 1666 : c’est un mouvement populaire bien plus profond.
On peut adopter l’interprétation de Léon Poliakov qui y voit un refus de la mainmise du pouvoir civil sur le religieux. Bien sûr, il n’y a pas dans l’empire russe, qui se voit comme le prolongement de l’empire byzantin, de séparation des pouvoirs et encore moins de séparation entre l’Église et l’État, mais il y a une forte instrumentalisation de l’Église, ce qui provoque une méfiance entre un clergé discrédité et le peuple chrétien. Tout pouvoir vient de Dieu et un pouvoir dévoyé vient de l’Antéchrist ! Ainsi peut se résumer la conscience populaire qui adhère au Raskol. Pour les raskolniki, si Moscou est devenu la troisième Rome et qu’il ne peut y en avoir de quatrième, c’est que cette Église est dépositaire d’une vérité immuable, non susceptible de changement.
La réforme de Nicon est motivée par une volonté de revenir aux sources et usages hellénistiques de la foi orthodoxe : faire le signe de croix en joignant trois doigts au lieu de deux, rectifier les distorsions textuelles des livres liturgiques qui se sont éloignés des usages grecs et en plus il rectifie la prononciation russe du nom de Jésus en Lissous au lieu de Issous. Usages grecs qui avaient eux-mêmes dérivé !
Mais pour Avvakum, leader et martyr de la cause, on ne réforme pas la vérité : on la reçoit et on la transmet. Si jusqu’à l’initiative du patriarche Nicon, l’Église russe a gardé la vérité contre les latins hérétiques et les grecs prévaricateurs, ce n’est pas pour faillir à son tour par l’introduction de changements, surtout avec la raison invoquée d’un retour à une plus grande fidélité, car alors le changement est symptôme de l’infidélité de l’Église russe. Aussi les persécutions de ceux qui refusent le changement vont pousser ceux-ci à entrer en résistance contre l’Église officielle qui devient une figure de l’Antéchrist. Les persécutés sont poussés à une lecture eschatologique de ce qui leur arrive et bientôt à une créativité authentique d’une nouvelle manière d’être croyant dans une société qui ne l’est plus à leurs yeux. Il y a donc une multiplicité de voies empruntées par le Raskol.
La multiplicité du Raskol
Après les vagues de persécutions, le Raskol se divise en différents groupes aux options théologiques différentes. Mais en deçà des réactions que les auteurs peuvent rapprocher d’autres effets identiques sur des groupes persécutés comme les huguenots victimes des dragonnades, un morcellement du mouvement en sectes était inévitable, car les chefs ne pouvaient se concerter et organiser aisément le mouvement.
La principale différence réside entre les prêtrisants et les sans-prêtres.
Les popovsky – prêtrisants (ou presbytériens) – veulent garder la structure hiérarchique et le sacerdoce en particulier. Ils maintiennent le sacerdoce, d’abord avec des prêtres ordonnés avant la réforme.
D’autres se font ordonner dans l’orthodoxie pour rejoindre le schisme. Un concile tenu au centre moscovite de Rogojsk en 1832 put établir une juridiction épiscopale dans les terres slaves de l’empire austro-hongrois, en Boukhovine, à Bielo Krinitsa, grâce à l’évêque Ambroise, déposé par le patriarche de Constantinople, venu de Bosnie. Celui-ci sera assigné à résidence par l’Autriche–Hongrie sous la pression du tsar, mais il aura l’occasion de consacrer des évêques russes.
Les bezpopovty – sans-prêtres –, qui représentent une bonne partie, préfèrent eux se passer des services d’un clergé réputé corrompu et rompent avec la pratique sacramentelle, hormis celle du baptême. C’est de cette tendance que les sous-groupes les plus radicaux se détachent.
Les communautés s’organisent dans une semi-clandestinité, mais non sans un prosélytisme aussi discret qu’efficace. Ce qui frappe, c’est la radicalité des moyens pris pour se soustraire à la réforme. Il s’agit de voies extrémistes qui peuvent conduire à une fuite du monde dans les forêts de Sibérie, des immolations et des suicides collectifs. Si les temps sont les derniers, certains vont jusqu’à pratiquer l’émasculation volontaire justifiée par la volonté de retrouver une innocence adamique après avoir satisfait aux nécessités de la procréation. Beaucoup refusent le mariage à l’église et se mettent ainsi hors la loi ; d’autres abandonnent même l’idée de se marier.
Les foyers de culture de la vieille foi
Mais le Raskol, c’est aussi la sauvegarde et la promotion d’une culture spécifique. Les différentes sectes en effet sont prosélytes et capables d’entraîner des fidèles de l’Église orthodoxe établie à leur suite. Pour la sauvegarde de « la vieille foi », après les persécutions violentes, les vieux-croyants peuvent s’organiser en créant vers 1695 le centre appelé Skit (ermitage) de Vyg, près de la mer Blanche et non loin de la Norvège. Ils commenceront des activités de commerce et d’exploitation minière qui leur feront trouver grâce aux yeux de Pierre le Grand et qui sera à l’origine de leur prospérité. Vyg est aussi un lieu de diffusion de la pensée de la « vieille foi », avec des écoles et des ateliers de copie des textes liturgiques proscrits. Sous Catherine II ils reviennent de leurs lieux d’exil dans l’empire et sont installés dans certaines régions à développer, où ils réussissent économiquement. En 1771, ils fondent à Moscou sur un terrain prévu pour être un cimetière un quartier fermé sur l’extérieur qui comprenait hôtelleries et lieux de transmission de la culture religieuse avec la création d’écoles pour les enfants et des cadres « liseurs » dont beaucoup de femmes. Il put accueillir des dizaines de milliers (68 000) d’entre eux.
Religiosité dans le quotidien
Ainsi, la contre-culture de la « vieille foi » permet la promotion des mœurs évangéliques selon une interprétation spécifique : sobriété, refus de la confrontation armée et résistance passive aux autorités, avec le refus de se faire dénombrer, non seulement pour échapper à la conscription militaire, mais aussi pour des raisons fondées sur le commandement biblique, séparation d’avec le monde extérieur contaminé notamment par les « usages latins » comme le tabac, la culture de la pomme de terre, du coton, de la stéarine et enfin l’absence de barbe pour les hommes... Toutes ces pratiques sont diversement accueillies, mais elles sont âprement discutées comme dans l’univers des juifs du Talmud. Ce qui les rapproche du judaïsme hassidique, c’est aussi la pratique de la non-commensalité avec ceux du dehors, ou, si elle est permise, on emploie des aliments et une vaisselle spécifique.
Évaluation quantitative
Si la Russie n’a pas connu la Réforme du XVIe siècle, elle n’en a donc pas moins connu un bouleversement similaire qui ne se réduit pas au refus d’une réforme d’usages liturgiques par une minorité d’égarés. Ce fut un mouvement populaire qui concerne encore plusieurs millions de personnes.
À Moscou, en comptant le cimetière de Rogojsk et le reste de Moscou, on les évalue entre 73 484 et 186 000 en 1845. Le recensement de 1897 établit leur nombre à 2 204 590. Ces chiffres sont des approximations du fait que les vieux-croyants refusaient de se laisser recenser, au point que certains d’entre eux se sont fait emmurer vivants lors de ce recensement officiel. La sous-évaluation était aussi due à la volonté de l’Église orthodoxe de minimiser le phénomène et à celle des agents recenseurs qui voulaient aussi donner à l’administration de Nicolas Ier des chiffres conformes à ses attentes.
Cependant, l’enquête menée par Melnikov à partir de 1852 les évaluait à 10 millions et l’administration soviétique les estimait à 50 millions en 1922. La politique religieuse officielle au XIXe a aussi longtemps imposé une censure sur le sujet, ce qui explique, selon Poliakov, le peu d’espace occupé par le Raskol dans la littérature, malgré les personnages de raskolnikov dans le roman Crime et châtiment de Fiodor Dostoïevski ou celui de Rogogine dans Les possédés. Mais au XIXe siècle le Raskol pourra signifier pour certains slavophiles l’essence de l’âme russe.
Significations du Raskol
Léon Poliakov (1910-1997), spécialiste des minorités persécutées, dont les juifs en particulier (cf. son Histoire de l’antisémitisme et La causalité diabolique), s’intéresse aussi au Raskol du fait de ses points communs avec le judaïsme dans le domaine économique. Des espaces de développement économique leur étaient ouverts : pour les juifs, le commerce et le prêt à intérêt, pour les sectes du Raskol, le commerce, les activités manufacturières, la bonification de terres agricoles en Sibérie – mais pas uniquement – et puis la naissance de l’industrie russe qui se développe avec des entrepreneurs étrangers et des raskolniki venus du commerce. Il propose une thèse selon laquelle « une minorité religieuse, surtout si elle est persécutée, en vient à exceller dans les activités économiques au point d’exercer parfois dans ce domaine une véritable domination », thèse que l’auteur applique dans son champ de recherche habituel qu’est l’antisémitisme. Les minoritaires – que ce soient les huguenots français ou les juifs en diaspora – développent des stratégies de survie. Mais ces mêmes groupes, si la pression s’intensifie contre eux – dragonnades ou pogromes –, peuvent donner un sens eschatologique à leur désespoir. Poliakov s’est intéressé au phénomène des vieux ritualistes russes qui ont eu les deux attitudes. Il le fait dans plusieurs de ces ouvrages en particulier dans L’épopée des vieux-croyants.
Moscou la troisième Rome
Après la « chute » de la première Rome dans l’hérésie, de la seconde compromise dans le jeu des nations occidentales et condamnée à subir la domination ottomane, la seule gardienne de l’orthodoxie est donc Moscou, tant pis pour les autres nations orthodoxes qui continuent quand même d’exister. Dans la naissance de cette idéologie, le tsar devient l’oint du Seigneur et l’orthodoxie russe la gardienne de la foi chrétienne.
Cette lecture providentialiste de l’histoire russe est promue par le moine Joseph de Volok qui veut forger des armes idéologiques pour lutter contre la secte dite des judaïsants de Novgorod qui prônait un retour à la vérité évangélique. Il répond par une justification de l’autocratie tirée de la théologie d’Eusèbe de Césarée ou des lois du code justinien : « L’empereur est par sa nature semblable aux autres hommes et par l’étendue de son pouvoir semblable à Dieu. »
Ce principe posé pouvait donc entraîner une répression des dissidents ; pour Joseph de Volok, ce sont d’abord les juifs. La formule de troisième Rome fut adressée en forme de prophétie au Grand-Prince Vassilli II par un moine du nom de Philothée de Pskov en 1520 et avalisée par le métropolite Daniel de Moscou : « Daigne prêter l’oreille, pieux souverain : deux Romes se sont écroulées, mais la troisième, Moscou, se dresse vers les cieux, et de quatrième il n’y en aura pas.
Sous ton glorieux règne, notre sainte Église répand sur le monde une lumière plus claire que le soleil, tous les pays orthodoxes ont été réunis sous ton sceptre... » Poliakov relève aussi que cette prophétie est un avertissement qui annonce les grands combats eschatologiques et l’avènement de l’Antéchrist, qui prend une importance dans la mentalité russe.
Les racines de l’autocratie tsariste russe
La constitution d’un État centralisé s’impose après le temps d’une organisation féodale. Ce fut l’œuvre d’Ivan le Terrible (l’orageux), grand-prince en 1530 et tsar de 1547 à sa mort en 1584. Il organise un État fort au détriment de la noblesse (boyards) et reprend la philosophie politique de Joseph de Volok sur la nature théocratique du pouvoir impérial. Concernant le gouvernement de l’Église il procéda à une confiscation partielle des terres de l’Église pour affermir son État. Il convoqua à Moscou en 1551 le concile des Cent Chapitres (Stoglav) et se fit reconnaître comme tsar orthodoxe par Constantinople, désormais seul monarque chrétien orthodoxe de droit divin. Ses décrets sont les réponses aux 37 questions que lui soumit Ivan le Terrible. Il porte uniquement sur des questions disciplinaires. Sa signification plus profonde est l’affirmation de la coutume russe contre l’héritage byzantin. Une déclaration du tsar au jésuite Antoine Possevin, légat du pape, éclaire l’objectif poursuivi : « Notre foi est chrétienne et non pas grecque . » Il sollicite son ami Philippe pour qu’il succède au métropolite Macaire partisan de la réforme autoritaire de l’Église. Celui-ci accepte mais tombera en disgrâce à cause de sa conception évangélique de la place de l’Église pauvreté et du primat du spirituel sur le temporel.
Le contenu du Raskol
Avant d’acquérir un contenu doctrinal et pratique original, le Raskol se définissait par le refus des dispositions pratiques et de la révision des textes liturgiques. La réforme la plus connue fut celle du signe de croix qui est fait en joignant trois doigts au lieu de deux doigts selon l’usage russe. Il y a aussi bien d’autres mesures et aucune ne fut engagée à la légère. Avec le signe de croix on remplace les grandes métanies, véritables prosternations par des petites métanies, simples inclinations, on passe de sept à cinq prosphores disposées sur la patène pour la divine liturgie, à la triple répétition de l’Alléluia au lieu de deux. Dans la profession de foi, le Saint-Esprit est « source de vie » au lieu de « vrai source de vie » et on inverse le sens de giration autour du lutrin d’ouest en est dans le rituel des baptêmes et mariages. L’examen des livres liturgiques élaborés au concile du Stoglav les trouva fautifs par rapport à la norme grecque, alors que c’est la norme grecque qui avait varié, mais la science philologique de l’époque ne put l’établir. Nicon fit donc procéder à de nouvelles éditions. De plus, il fit introduire des lectures de sermons modernes en lieu et place de lectures patristiques, ainsi que de la polyphonie dans le chant liturgique. La plus grande maladresse fut la proscription des modèles d’icônes qu’il trouvait italianisantes ; il fit faire des bûchers exemplaires, notamment en 1654 juste avant que ne se déclare une épidémie de peste à Moscou...
La réaction
Nicon imposa donc sa réforme avec de nombreuses provocations, saisies de livres, d’icônes... Cela entraîna une grande confusion et bientôt une réaction où le réformateur se vit accuser des maux qu’il voulait combattre : la latinisation de l’Église orthodoxe. Le moine Avvakum éleva les premières contestations. Ses écrits donnent à la Russie ses premières lettres modernes en langue vernaculaire, puisque qu’ils n’étaient pas en slavon. À cet égard il joue le même rôle que Luther pour la langue allemande. Face à cette opposition Nicon démissionne en 1658, mais Avvakum qui avait pris la tête de l’opposition à la réforme ne parvint pas à l’arrêter (Avvakum sera brûlé en 1682).
Le tsar Alexis pense pouvoir sortir de l’impasse en convoquant un concile à Moscou qui se tint en présence des patriarches orthodoxes de Constantinople, Jérusalem, Alexandrie et Antioche ; il peut enfin se tenir en 1666 ! Millésime malheureux puisqu’il est porteur du chiffre de l’Antéchrist et annonciateur de la fin du monde. Si dans le clergé les tendances s’affrontent sans que l’une l’emporte sur l’autre, la réaction populaire, elle, s’amplifie et prend dans certaines régions un caractère eschatologique ; le patriarche, le tsar sont assimilés à l’Antéchrist. Les témoins parlent des premières fuites de population de leurs villages vers la forêt sibérienne, des abstinences mortifères et jusqu’à des immolations collectives. Un nouveau concile eut lieu en 1667. Il permit une reprise en main par le pouvoir civil qui avalise les réformes de Nicon, mais celui-ci dut définitivement renoncer à sa charge. Le concile, lui, renonça à la doctrine de « Moscou troisième Rome », pour des raisons de convenance vis-à-vis des autres patriarches orthodoxes présents et à cause des complications que ces prétentions pouvaient provoquer dans les relations avec les autres États chrétiens, mais cette doctrine que l’on peut qualifier de messianique russe ne disparut pas et elle maintint son influence au-delà des seuls vieux-croyants.
La réussite du Raskol
Pierre le Grand (1682-1721) qui fait passer au forceps la Russie à la modernité occidentale en fait paradoxalement des alliés objectifs, car ils ont fini par s’organiser sur le plan économique, en premier lieu dans l’agriculture où ils deviennent souvent des paysans aisés, consentant à mettre en œuvre les innovations de la modernité.
Leur sobriété et la cohésion familiale dont ils font preuve jouent en faveur de leur prospérité et leur sens du devoir et leur honnêteté en font aussi des commerçants et des industriels au point que les vieux-croyants compteront parmi les plus colossales fortunes de l’empire russe. Si les vieux-croyants ont le plus grand mépris pour le pouvoir impérial – les raskolniki ne prient pas pour le tsar et pour l’Église orthodoxe – ils n’en sont pas moins devenus indispensables et sont insérés dans la société russe, moyennant des dispositions discriminatoires, comme par exemple le paiement d’une amende pour la persistance à porter la barbe malgré la défense de Pierre le Grand et des habits traditionnels au lieu de l’habit bourgeois occidental.
Ce maintien des discriminations explique pourquoi le grand patron du textile, Savva Morozov (1862-1905), vieux-croyant, a été un pourvoyeur de fond du parti bolchevique. Poliakov rapproche cette réussite économique de celle d’autres groupes de persécutés : les juifs, les puritains et les huguenots.
Le Raskol dans la tourmente
Poliakov interprète aussi le Raskol comme une des causes menant à l’aboutissement du processus révolutionnaire russe. Le soutien du Raskol à la cause bolchévique s’explique par le peu d’attachement pour l’autocratie impériale et le regain de persécution ou de discrimination par l’Église orthodoxe. C’est un socialiste révolutionnaire, président de la Douma, qui recevra l’abdication de Nicolas II en 1917.
Cependant la révolution bolchévique ne fit pas de détail entre orthodoxes et vieux-croyants qui furent emportés par la même vague de persécutions. L’élimination des koulaks – nom de profiteurs qui servait à stigmatiser les paysans qui refusèrent les réquisitions et la collectivisation forcée entreprise par Staline dans les années vingt – a particulièrement touché les vieux-croyants dans la mesure où une majorité d’entre eux étaient agriculteurs.
Aujourd’hui l’attitude de l’Église orthodoxe et du pouvoir politique est bienveillante envers les vieux-croyants qui symbolisent l’âme russe telle qu’on la projette dans l’imaginaire russe actuel. En 2017, Vladimir Poutine a rendu visite au métropolite Corneille dans le centre du « Cimetière Rogojskoïe », encourageant la réintégration des prêtrisants dans le giron de l’orthodoxie. La politique actuelle rejoint celle du tsar Paul Ier qui voulut résorber le schisme de manière diplomatique. En 1800, le vieux rite est reçu dans l’Église orthodoxe, l’édinovérié, l’unique foi, est une tentative pour conjuguer pluralité rituelle et confession de l’unique foi. Elle ne rallie pas la majorité des prêtrisants et ne concerne pas les sans-prêtres. De toute façon cette politique fut abandonnée sous Nicolas Ier jusqu’à la libéralisation de 1905. Après la période soviétique, l’Église orthodoxe russe a entrepris un dialogue et un renforcement de l’édinovérié.
Similitudes entre Petite Église concordataire et Raskol
Bien sûr le Raskol développe son opposition point par point contre les changements introduits par le patriarche Nicon, mais il va en se développant numériquement se diversifier et gagner en densité. Nous ne pouvons pas ne pas évoquer la petite Église anticoncordataire qui refusa en France la Constitution civile du clergé et le règlement de la crise avec la signature du concordat entre Bonaparte et Pie VII. Les croyants de cette dissidence s’organisent selon les modalités liturgiques d’avant la Révolution et ne pouvant plus maintenir une hiérarchie faute d’évêques passés à leur cause, la transmission des traditions se fait par le réseau des familles. Il y eut une adaptation du culte en l’absence de prêtres. Des points communs les rapprochent du Raskol : l’inventivité religieuse au nom même de la fidélité pointilleuse, à cause de l’impossibilité de recourir à un clergé légitimement ordonné, les informations très lacunaires à cause de leur volonté de rester discrets, une constellation de groupes sans liens organiques entres eux, enfin la marginalisation et les tentatives sans lendemain de réconciliation de l’Église dont ils se sont détachés. Nous pouvons aussi signaler la réussite économique de Marius Berliet (1911-1949), dans l’industrie mécanique. Élevé dans une famille appartenant à la Petite Église, il avait prospéré dans l’industrie textile. Marius Berliet est présenté comme un exemple de réussite portée par les qualités morales vécues dans cette communauté religieuse ultra minoritaire.
Impossible catholicité
Si Ivan le Terrible se fit reconnaître la dignité de tsar orthodoxe en 1547, héritier du basileus byzantin, l’émancipation de l’Église orthodoxe russe fut moins rapide ; le métropolite de Moscou n’acquit le titre de patriarche qu’en 1589. Ce sont là deux étapes symboliques de l’ambition russe d’assumer dans l’orthodoxie la place laissée vacante, aux yeux de l’Église russe, par Constantinople depuis la chute de 1453. On prête au patriarche Nicon l’ambition d’avoir voulu amener le processus initié par la prophétie de « Moscou troisième Rome » pour capter le titre et les prérogatives de patriarche œcuménique, d’où le souci de sa réforme : revenir aux usages grecs. On aurait là une illustration malheureuse de l’impossibilité pour une Église de représenter la catholicité de l’Église. On rejoint là la problématique des conditions de l’exercice de la primauté romaine dans l’Église universelle. Aujourd’hui le papisme est dénoncé autant à Rome qu’à Constantinople ou Moscou. La synodalité est le nouveau mantra, répété à tous les niveaux de toutes les Églises catholiques, protestantes et orthodoxes. Le dialogue œcuménique a quand même permis de poser la question d’un principe visible d’unité incarné par une personne. La réforme du patriarche Nicon pose aussi la question de la signification du schisme dans l’Église catholique. Le schisme de Mgr Marcel Lefebvre (1905-1991) n’est que secondairement le refus de la réforme liturgique ; il avait voté en faveur de la Constitution sur la liturgie. Si c’est sur les changements rituels que s’est cristallisée la rupture, c’est bien la définition du rapport au monde moderne qui est contestée par ceux qui demeurent dans le schisme malgré les accommodements proposés en matière liturgique.
Bibliographie
- Léon POLIAKOV, La causalité diabolique, Calmann-Lévy, 1985, tome 2, Du joug mongol à la victoire de Lénine (1250-1920). Annexe : note sur les vieux croyants p. 347-353.
- Léon POLIAKOV, L’épopée des Vieux-Croyants. Une histoire de la Russie authentique, Perrin, 1991, avec la collaboration de Florence Gavras pour la deuxième partie : l’épanouissement de la Vieille-foi p. 93-147.
- Georges FLOROVSKY, Les voies de la théologie russe, traduction Jean-Louis PALIERNE, L’Age d’Homme, 2001, Lausanne.