Le judaïsme : une responsabilité pour le monde (Père Jérôme Bascoul)
Cet article est parti de la manière nouvelle dont les confessions chrétiennes considéraient le judaïsme, abandonnant la théorie de la substitution, mais sans encore avoir abouti à une position théologique qui articule « les dons de Dieu sans repentance », et l’unique médiation du Christ pour le salut. Il décrit l’évolution du regard chrétien sur le judaïsme, les fondements du judaïsme, un panorama de judaïsme, Erets Israël, terre de la Promesse et État-nation, le hassidisme et le défi des nations
Préface : La vocation d’Israël pour les nations
Les disciples du Christ la réponse à la vocation, c’est l’évangélisation. L’Église est missionnaire par nature, elle se le dit à elle-même dans ce qui est appelé la nouvelle évangélisation, c’est-à-dire l’annonce de l’Évangile dans les vieilles chrétientés qui sont affaiblies En quoi consiste cette évangélisation ? La prédication de Jésus-Christ mort et ressuscité pour le pardon des péchés en vue de la réception du baptême et l’instruction : « Apprenez leur à garder tout ce que je vous ai enseigné [1] » ou « Proclamez l’Évangile à toute créature [2] » et encore : « Recevez l’Esprit Saint, ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. Ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus. » Cet ordre est clair, mais pourtant selon saint Luc les disciples tout à leur joie sont d’abord allés dans le Temple, pour bénir le Seigneur. Ils attendent le don promis, mais quand vient l’effusion de la Pentecôte, la prédication s’adresse aux juifs, et c’est eux qu’elle touche d’abord, car ils comprennent ce que peut signifier que « Jésus-Christ est Seigneur ». Ce qui est remarquable, c’est que les disciples ne mettent pas en pratique le commandement d’aller évangéliser les nations païennes. L’évangélisation commence lors de la première persécution et du martyre d’Étienne [3] . Les Samaritains [4] seront les premiers touchés, puis les païens qui connaissent déjà le judaïsme comme le fonctionnaire de Candace, et enfin les païens de Césarée [5].
Luc montre d’une certaine manière que rien ne se serait passé sans l’action de l’Esprit Saint : « Voici que Dieu a donné aussi aux nations païennes la conversion qui mène à la vie [6] . » Ce constat est une surprise, que les difficultés d’intégration vont illustrer dans la suite du récit. En effet, Jésus vient réaliser comme Messie les promesses faites à Israël. La résolution de la crise dispense les païens de pratiquer la circoncision [7] , mais pas les juifs, comme le rappelle Paul à propos de Tite pour qui il fera le rite en plus de la réception du baptême.
Du point de vue juif, la venue du Messie attendu n’est pas sans conséquences pour les païens. C’est par le peuple juif fidèle à la Loi et par son expression du désir de hâter cette venue que se réalise par surcroît ce que le Seigneur réserve aux nations. Cette venue aura pour conséquence attendue le rassemblement de tous les juifs sur la Terre d’Israël. Mais l’autre conséquence attendue, c’est la paix universelle, avec et pour toutes les nations, selon le témoignage des prophètes bibliques notamment et de toute la tradition juive. Bien sûr, le judaïsme ne s’adresse pas aux nations pour les convertir à l’alliance. Il n’en a pas le pouvoir, et le développement de l’histoire fait que les conversions sont possibles, mais on demande aux prosélytes ce que l’on n’exige pas des juifs de naissance. On ne peut donc opposer un universalisme chrétien à un particularisme juif et aussi opposer un Israël selon la chair à l’Israël selon l’Esprit qui lui succède. Le judaïsme reconnaît que Dieu peut dévoiler sa volonté aux païens, comme le montre l’alliance avec Noé dans le livre de la Genèse (Gn 5 à 9).
Le nouveau regard que l’Église porte sur le judaïsme lui pose une difficulté redoutable quant à la permanence de la vocation d’Israël. Du point de vue juif, le christianisme pose sans doute des questions, plus que l’islam et encore plus que les autres religions, mais pour le judaïsme, l’universalisme des dons que Dieu fait aux hommes leur permet de ratifier ce que saint Paul dit pour convaincre les païens de péché, bien qu’ils n’aient pas de loi révélée : « Ce que l’on peut connaître de Dieu est pour eux manifeste : Dieu le leur a manifesté. En effet depuis la création du monde, ses perfections invisibles, éternelles, puissance et divinité, sont visibles dans ses œuvres pour l’intelligence ; ils sont inexcusables [8] » On en fait aussi la démonstration quand on lit dans le Deutéronome que Dieu a chassé les nations cananéennes de leur terre à cause de leur péché et non pas en raison des mérites d’Israël, qui au contraire est condamné à mourir, y compris Moïse, en-dehors de la Terre promise, la promesse ne se réalisant qu’au bénéfice des fils et de Josué.
En conséquence, du point de vue juif aujourd’hui, l’accomplissement d’une mitsva par un seul fils d’Israël a des conséquences, autant pour le peuple juif tout entier que pour l’humanité dans son ensemble. C’est en ce sens que je comprends les actes d’obéissance à la Loi comme les actes de réparation, parce que, là encore, une œuvre de miséricorde accomplie par un fidèle juif a un impact universel. Ce que je dis là est finalement une règle bien connue que la théologie catholique appelle la réversibilité des mérites. D’une part, le Christ a mérité pour tous les pécheurs, mais, et c’est l’insistance catholique, une part nous est laissée à accomplir. A contrario le point de vue juif peut admettre que le goï sanctifie le monde par ses actions : « Tout être humain né dans le monde, que son esprit et son intelligence poussent à se consacrer lui-même au Seigneur pour le servir, l’adorer et le connaître, et qui agit en conformité avec le plan divin en se détournant des chemins tortueux tracés par les hommes, cet être humain, quel qu’il soit, est sanctifié d’une suprême sainteté . [9] »
Le judaïsme ne se réduit pas à une éthique, entendue comme une science des comportements ajustée à la vie. Il en développe une qui rejoint les principes de ce que l’on peut appeler la loi naturelle, que la seconde table du Décalogue exprime positivement : « Tu ne tueras pas ! [10] » et qui peut être une voix audible pour tous les hommes. Mais le spécifique qui lui est donné, à savoir, la première table : « C’est moi le Seigneur ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude : tu n’auras pas d’autres dieux face à moi [11] » permet, dans la mesure où Israël est fidèle à l’accueillir, une restauration et un accomplissement de l’ordre qui affecte le cosmos dans sa totalité.
Le judaïsme est conscient que le monde est dans une situation de désordre à cause du mal commis par l’homme dans le monde. Il assume une mission de réparation. C’est pour cela qu’il a une dimension universelle qui dépasse la seule destinée du peuple juif.
Abraham Heschel affirme : « Par notre activité durant six jours nous participons au travail de l’histoire ; par la sanctification du septième, nous sommes appelés à prendre conscience des actes qui surpassent, ennoblissent et rachètent l’histoire [12] . » On peut aussi citer le Talmud : « Rabbi Zoustra ben Toubia a dit au nom de Rab : le repentir est une grande chose, car si un individu se repent, le monde entier se trouve pardonné en même temps que lui : "Je guérirai leur infidélité, je les aimerai spontanément ; car ma colère s’est détournée de nous " [13] . C’est bien de nous qu’il est écrit et d’eux (les pécheurs) [14] . »
I. Évolution du regard chrétien sur le judaïsme
L’Église catholique et son évolution dans sa relation avec le judaïsme
En l’an 2000, le rabbin réformiste américain Eric H. Yoffie, lors d’une rencontre avec des catholiques, affirmait : « Le dernier demi-siècle a vu un immense changement dans les attitudes catholiques envers les juifs et le judaïsme. Aucun esprit sérieux ne peut contester qu’on a fait plus de progrès dans les relations judéo-catholiques au cours des cinquante dernières années que dans les deux millénaires qui ont précédé [15] . » Nous connaissons bien les étapes de ce changement avec la déclaration Nostra Ætate du concile Vatican II jusqu’à la visite de saint Jean-Paul II à la synagogue de Rome en 1986 et aux déclarations catholiques de repentance envers le peuple juif. Plus qu’un simple travail de mémoire le pape affirmait par exemple : « Les liens entre l’Église et le peuple juif sont fondés sur le dessein du Dieu de l’Alliance [16] », ce qui ouvre une perspective radicalement nouvelle pour la théologie catholique et pour les relations ordinaires, par l’abandon de la doctrine de la substitution, de l’Église vrai Israël et du statut du peuple témoin, pour édifier les chrétiens sur les conséquences éventuelles pour eux de l’aveuglement coupable de la Synagogue.
Luther, le luthéranisme et le judaïsme
Chez les protestants, Luther et le luthéranisme d’une part, Calvin et le calvinisme de l’autre, ont un rapport au judaïsme qui est différencié. Commençons par Luther : « Dans un XVIe siècle qui n’arrivait pas à concevoir la coexistence de cultes différents et à une époque où la notion de tolérance n’existait pas, le jeune Martin Luther avait publié un écrit manifestant une certaine ouverture, certes ambigüe, dans laquelle il reconnaissait la judéité de Jésus : « Que Jésus-Christ est né juif. » Nourrissant l’espoir d’un ralliement à l’Église, il demandait un accueil et une attitude amicale à l’égard des juifs. Mais après les années 1530, ses propos se firent plus durs, atteignant dans trois écrits des années 1542-1543 une violence insoutenable envers eux . [17] » Ce revirement exprime la déception de Luther, convaincu qu’une Église revenue à la source évangélique, débarrassée des abus et des ajouts du catholicisme romain, devait sans grandes difficultés rallier les juifs. On peut affirmer que Luther restait catholique sur ce point, c’est-à-dire incapable de dépasser les préjugés de son temps.
La lecture d’une continuité avec le judaïsme, Calvin et le calvinisme
Avec Calvin, la perspective sur le judaïsme est différente en raison de la manière dont il apprécie l’Ancien Testament et ses institutions qui gardent pour lui une actualité que la doctrine luthérienne considère comme caduque si elles n’expriment pas l’Évangile. Pour Calvin, la lettre de la loi oblige les chrétiens [18] . C’est d’ailleurs vers les puritains que se tournera le grand rabbin Manassé ben Israël (1604-1667), originaire d’une famille de conversos chassée du Portugal, qui ira convaincre Cromwell de faire revenir les juifs en Angleterre afin de hâter le retour du Messie. Les Provinces Unies calvinistes seront sensibles aux statuts des juifs et sans trancher de manière unanime la question de savoir si la venue du Messie en fera des chrétiens ou les laissera dans les termes de la première alliance. Le principe calvinien de continuité entre l’Ancien et le Nouveau Testament inaugure un nouveau préjugé favorable qui va alimenter ce que l’on appelle aujourd’hui le « sionisme chrétien », mais l’ambiguïté de l’expression recommande plutôt le terme de « philosémitisme chrétien ».
II. Les fondements du judaïsme
La Parole lue et célébrée
Les juifs lisent la Torah lors du culte synagogal tout au long de l’année et ils pratiquent l’étude du texte et surtout sa composante législative à travers le Talmud. Deux genres littéraires le composent. Le plus abondant est le commentaire de la Loi, la halaka. On trouve aussi un genre édifiant : la Aggada. La bar mitzva (fils du commandement) que font les adolescents est précédée a minima pour les familles les moins pieuses par une initiation expresse à l’hébreu, de manière à ce que celui-ci puisse cantiler une parasha (péricope) dans le rouleau (sefer Torah) sorti du tabernacle (aron kodesh) et déployé sur la table de lecture (bimah) de la synagogue (beit knesset, maison de l’assemblée). Le judaïsme comme communauté religieuse se définit comme le peuple de Dieu, mais un peuple composé de la pluralité des douze tribus. Il se définit en se distinguant des nations et comme bénéficiaire de l’alliance. Ce privilège lui donne une responsabilité pour le monde, celle d’accomplir l’œuvre de la rédemption au profit de tous les hommes. Plus les juifs se rapprochent de la Torah, plus vite le Messie viendra établir son Règne « de justice et de paix » pour l’humanité enfin réconciliée avec Dieu. Cette responsabilité est collective pour les juifs et justifie la distinction d’avec les nations.
La vie juive
La vie juive dans sa dimension cultuelle se partage entre le foyer familial, la synagogue et l’école talmudique (beit midrash ou yeshiva). Dans la synagogue on célèbre les prières publiques liées aux Sabbats ou aux fêtes, mais aussi les brit mila (circoncisions), le mariage (birkat hatanim), la bar mitzvah et les trois prières journalières : chaarith le matin, minha l’après-midi et maariv le soir, qui peuvent se faire aussi ailleurs. Il y a des prières solitaires ou dans le cadre familial, celle du matin. Lors de cette prière l’homme revêt les téfilines, ces cubes où sont contenus des extraits de la Torah. De ces boîtes partent des lanières qui seront disposées sur le bras et sur le front. Ces liens matériels relient au divin. Le mot téfila (prière) signifie « relier », mais aussi juger, car la prière est aussi une mise à nu devant Dieu. La prière est aussi travail du cœur, avoda shebalev. Mais ce travail est soutenu matériellement par le rituel le siddour, on peut dire aussi téfila, qui donne la structure et les textes à réciter. Chacun des trois offices comporte la Amida, la « Prière qui se dit debout » pour être comme le canal des bénédictions appelées sur le monde, on dit encore la « Téfila » pour la désigner. Le déroulement du rituel commence par la récitation du Shema Israël (le matin et le soir) qui combine Deutéronome 6, 4-9 ; 11, 13-21 et Nombres 15, 37-41, puis se poursuit par la Amida qui se compose de la récitation des 19 bénédictions (Shemoné esré : les 18 !) et se termine par la récitation du Kaddish. Les jours de fête, ces trois offices ont des parties supplémentaires et il y a aussi des offices supplémentaires. Une prière publique doit rassembler le minian, c’est-à-dire un nombre minimum de dix hommes religieusement majeurs pour la célébrer. Le judaïsme se transmet au sein de la famille dans laquelle est assumée une grande partie du culte, l’autre l’étant dans le cadre communautaire du culte synagogal. Le tribunal rabbinique (Beit din) régule les aspects sociaux-religieux de la vie juive, mariages, divorces dans le respect des législations nationales sauf en Israël où ce sont les tribunaux civils ordinaires, pour les citoyens juifs. Le calendrier juif commence avec la fête de Rosh hashana (tête de l’année) et comprend les autres fêtes bibliques de Pessah (la Pâque), Yom kippour (Jour du grand pardon), Shavouôt (Pentecôte), Hannouka (Lumières de la dédicace du Temple), Pourim (les sorts, libération de la persécution d’Aman) et Rosh Hodech (néoménies).
L’idéal de l’étude perpétuelle
En hébreu, connaître c’est aimer. Dieu se donne à aimer dans sa Parole, dans cette Torah à laquelle l’amant va consacrer sa vie. Dieu fait certes connaître sa volonté impérieuse mais « l’accomplissement de ta volonté fait mes délices » (psaume 118, 117). La consécration prend la forme de l’étude (Talmud Torah). L’idéal serait de pouvoir vouer sa vie à l’étude. L’homme religieux a reçu ce privilège et cette mission lui incombe. Dans certaines communautés juives religieuses, les hommes peuvent le faire grâce aux épouses qui travaillent et remplissent à la maison des obligations religieuses. Souvent de riches mécènes subventionnent le fonctionnement des beit midrash où sont entretenus maîtres et élèves. L’étude en tant qu’elle est le commentaire de la Loi exprime cette Loi orale, inspirée par Dieu comme la Torah que l’on dira écrite.
La fin du judaïsme de la Bible
Le judaïsme talmudique se développe dans le cadre de la dispersion parmi les nations, situation qu’avait connu le judaïsme biblique après la destruction du premier temple et l’exode à Babylone en 587 av J.C. Après que le second Temple fut détruit par le général Titus en 73 lors d’une première insurrection, les juifs sont réduits par les armes romaines à l’issue de l’insurrection de Bar Kochba en 135 de notre ère. Les survivants, sous la direction de Rabbi Yochanan ben Zaccaï, vont reconstituer le judaïsme à Yabné (Jamnia) en Galilée, cette Galilée des nations qui n’avait pas bonne réputation, une région juive sous influence étrangère, c’est elle qui devient le berceau du judaïsme que nous connaissons aujourd’hui. À l’école de Yabné est entrepris le travail de compilation des opinions des rabbis anciens qui aboutit à la rédaction de la Mishna (Répétition de la Loi) sous l’autorité de Rabbi Akiba ben Joseph [19] .
Présentation succincte du Talmud
Le Talmud se partage entre la Mishna et la Guemara, cette dernière étant le commentaire de la première, qui prend position sur une question non tranchée de la Mishna puisque le texte fonctionne par l’exposition des avis et par les discussions des Pères sur l’interprétation de la Loi. Il y a six ordres (sedarim) qui se subdivisent en traités. Concernant l’homme et la terre, le traité des semences Zeraïm, l’homme et le temps, le traité Moëd sur les fêtes, concernant l’homme et la femme, le traité Nachim, sur le rapport de l’homme à la société, le traité Nezikin sur le droit civil, ensuite le rapport entre l’homme et le divin avec le traité Kodachim, sur les choses saintes et enfin le rapport de l’homme avec la mort, enfin le traité Taharot, avec les règles du pur et de l’impur [20] . Quand on ouvre un volume du Talmud, on voit au centre de la page la michna suivie de la Guemara, et entourant le texte sur deux colonnes les commentaires de Rashi de Troyes (1040-1105) et les tossefot (ajouts), les rédacteurs (tossafistes) se succèdent du XIe au XIVe siècles. Les langues du Talmud sont l’hébreu et l’araméen.
Les grandes périodes de la littérature talmudique
Les trois premières générations mettent au point les techniques et les règles d’interprétation de la Loi écrite depuis les premiers maîtres, Chammaï et surtout Hillel. Leurs disciples sont les Tannaïm, « enseignants », entre 25 et 220, qui inaugurent les périodes successives des maîtres de la formation du Talmud à leurs commentateurs. Les Tannaïm donnèrent la Mischna. Ensuite vient la génération des Amoraïm « les disants » qui produisent, à partir de Babylone et de Jérusalem, entre 220 et 500, le commentaire de la Mishna : la Guemara. Le Talmud réunit la Mishna et la Guemara (la plus développée étant celle de Babylone) pour former le Talmud qui fut achevé au début du VIe siècle. « Dans l’histoire de la littérature talmudique et en particulier halakique, le temps est divisé en périodes. Cette division constitue une hiérarchie dans l’autorité des maîtres. On considère que plus un maître est proche de la Révélation, plus son autorité est grande. Le Talmud lui-même énoncera ce principe : « Si les premiers maîtres sont des fils d’anges, nous sommes des fils d’hommes, mais s’ils sont humains, alors nous sommes des ânes [21] . » Les centres d’études les plus déterminants sont les académies talmudiques de Soura et Poumbedita dans la région babylonienne. Les Savoraïm, « penseurs ou raisonneurs » (500-610), finalisent le Talmud, mais n’ont déjà plus l’autorité des Amoraïm dont ils ne contredisent plus les opinions. Les Géonim, « resplendissants » (610-1100), représentent la première génération après la formation du Talmud. La littérature de cette époque est essentiellement constituée de réponses sur des points précis et particuliers. Au déclin de ces académies, les centres d’études vont se répartir en deux traditions issues de la division géographique, les mondes sépharades et ashkénazes. Les Rishonim, « les premiers », (1100-1500), suivent et leur fin correspond à l’expulsion d’Espagne. Leurs successeurs vont se disperser, jusqu’en Pologne ; ce sont les Aharonim, « les suivants », auxquels les commentateurs d’aujourd’hui se rattachent toujours.
De la Bible à sa lecture
« La littérature sacrée du judaïsme comprend tout d’abord la Bible puis d’innombrables ouvrages d’exégèse et de commentaires, notamment le Talmud et la Cabale . [22] ». Le cœur de l’Écriture est la Torah écrite. La Torah écrite, le Pentateuque (Genèse, Exode, Nombres, Lévitique et Deutéronome) et la Torah orale (le Talmud) forment une entité qui pour le judaïsme est préexistante à la création, au sens de la Sagesse hypostasiée : « Or la Sagesse est avec toi, elle qui sait tes œuvres ; elle était là quand tu fis l’univers ; elle connaît ce qui plaît à tes yeux, ce qui est conforme à tes décrets » (Sagesse 8, 9).
Dieu est dans sa Parole
L’interdiction de prononcer le tétragramme donné aux hommes de l’alliance mais réservé à être proféré seulement au Jour du pardon (Yom kippour) par le grand prêtre derrière le rideau du Temple de Jérusalem, entraîne l’usage d’appellations allusives : le Seigneur, Elohim, Adonaï, Le-Saint-béni-soit-il, Kaddosh-a-borhou et Hashem. Accomplir les commandements (mitsvot), c’est contribuer à l’accomplissement du plan divin pour le monde et étudier la Loi (Talmud Torah) « intellectuellement et affectivement, c’est une façon d’établir un rapport avec les divers degrés de l’essence des mondes ; car dans les mondes supérieurs, la Torah constitue la ligne continue de la volonté et de la sagesse divines [23] ». On pourrait donc dire que l’étude talmudique est l’équivalent de la communion sacramentelle pour les chrétiens catholiques et orthodoxes. « Le pouvoir authentiquement réalisateur de la prière désintéressée et la supériorité de l’étude sur toutes les valeurs terrestres. Ces deux thèmes recèlent le plus pur de la mystique juive : l’étude prépare la prière et la prière s’achève dans le geste de l’amour de Dieu, la rencontre suprême du désert [24] . » La volonté de Dieu s’accomplit ensuite dans la pratique des 613 commandements bibliques, interprétés dans le quotidien par le droit, la halaka ; mais l’accomplissement de la Loi produit ses effets. Le judaïsme assume tranquillement la théologie des mérites, mais il est conscient que tout part de l’alliance qui est la grâce originelle permettant aux juifs de sauver le monde comme cause instrumentale.
III. Panorama de judaïsme
Les deux traditions
Deux traditions talmudiques se développent dans la diaspora, dans les foyers intellectuels que sont la Galilée et la Perse. De là ils rayonnent à travers les communautés : en Europe du nord se développe la tradition ashkénaze – c’est-à-dire « allemande » –, au sud la tradition sépharade, – c’est-à-dire espagnole (l’Espagne était alors occupée par les Arabes musulmans) – avant de refluer sur le Maghreb et le Proche-Orient après l’expulsion de 1493. À cause de la séparation des mondes chrétien et musulman et malgré le rôle de passerelles culturelles que constituent les communautés juives de la diaspora, le Talmud va engendrer deux manières différentes de vivre la tradition qui affectent tous les rites (noussah) de la vie juive. Dans le domaine de la vie mystique il en est de même : c’est dans l’univers sépharade que va s’élaborer la Cabale dont le livre phare est le Zohar (Livre des Splendeurs). Rétrospectivement le mouvement de la Cabale va être entaché d’une réputation d’hétérodoxie. Dans le monde ashkénaze c’est le hassidisme qui est la voie mystique et qui reçoit et transforme la tradition cabalistique. « L’esprit sépharade, fils de la tolérance et de la prospérité, c’est celui des philosophes et des poètes, un intellectualisme aristocratique. Les ashkénazes au contraire, toujours persécutés, humbles parce que humiliés, se réfugieront dans un piétisme démocratique pour ne pas dire populaire. L’esprit sépharade engendrera les cabalistes les plus purs, l’esprit ashkénaze les hassidim les plus "saints " [25] . »
Une minorité plurielle
Les réalités humaines, comme toutes les réalités à vrai dire, sont plus complexes que ce qu’on en dit. Ainsi, christianisme, islam et judaïsme sont traités dans le discours commun comme des ensembles homogènes. Quelle irritation ne peut manquer de provoquer, par exemple chez les protestants, leur assimilation aux catholiques dans le discours public qui en France les ignore souvent. Le judaïsme, déjà religion minoritaire qui est aussi exposé aux préjugés, est donc lui aussi considéré comme un tout. On prétend avoir tout dit sur le judaïsme quand on a dit : les juifs ! Évidemment, il n’en est rien. On peut déjà remarquer un pluralisme qu’aucune autorité humaine supérieure ne vient coiffer, comme l’institution pontificale dans le catholicisme. On peut établir que le principe d’autorité et d’unité repérable extérieure du judaïsme est le Talmud. Nous laissons de côté l’aspect important du statut de peuple de Dieu pris dans son acception ethnique et non théologique. Le point de départ de notre propos fut le judaïsme haredim, c’est-à-dire, celui des craignant Dieu, comme ils se définissent eux-mêmes et que l’on appelle communément les « ultra-orthodoxes ».
Notions d’orthodoxie et d’hérésie dans le judaïsme et le christianisme
La définition d’une orthodoxie amène logiquement les juifs non-pratiquants ou assimilés à la société non-juive à être définis comme hétérodoxes. La judaïté est plus qu’une catégorie sociale ou l’adhésion à un positionnement théologique ; il y a une dimension ethnique qui est une combinaison de facteurs génétiques et culturels. En général, on ne devient pas juif – même si on peut se convertir –, mais on naît juif. Le terme « hétérodoxe » est emprunté au vocabulaire du christianisme qui définit l’hérésie, c’est-à-dire la divergence dogmatique par rapport à une orthodoxie, une orthodoxie qui conditionne l’appartenance à l’Église. L’orthodoxie religieuse n’est jamais universellement définie dans le judaïsme. Admettons par exemple que les juifs très marginaux de la secte karaïte qui ne reconnaissent que la Bible hébraïque comme autorité ou encore « les juifs pour Jésus », qui reconnaissent la messianité de Jésus-Christ, puissent être hétérodoxes. Aucune autorité juive ne les définira comme non-juifs ; Ils le restent ; seules leurs opinions sont hétérodoxes. L’exclusion prononcée par une autorité juive s’entend alors de la participation aux biens de la communauté, mais il y a pluralité d’autorités. Il est vrai que l’inadmissibilité du baptême ne fait pas non plus des renégats des non-chrétiens !
Le judaïsme libéral
Dans l’échelle de la religiosité juive, la première catégorie serait donc celle des juifs sécularisés, assimilés à la société non-juive, des israélites comme on disait au temps de l’affaire Dreyfus. Ils reconnaissent qu’ils sont culturellement porteurs de leur judaïté, mais vivent dans le monde sans se préoccuper de suivre la moindre obligation rituelle. Ensuite nous avons les juifs libéraux, courant historiquement formé en Allemagne, sous l’impulsion de Moïse Mendelssohn (1729-1786) qui veut réformer le judaïsme pour l’intégrer sans le dissoudre, mais lui faire bénéficier des Lumières qui transforment la société chrétienne, la Haskala pour le judaïsme. On parle de judaïsme réformé qui se caractérise par une approche critique de la Bible hébraïque et du Talmud qui restent cependant des autorités incontournables, par les possibilités de prières en langue vernaculaire et plus récemment par l’accès des femmes au rabbinat. Il y a une adaptation des règles de lignage – on peut être juif par le père –, du divorce, des conversions, de la cacherout et de la vie juive en général pour la rendre accessible à des juifs plongés dans une société profane. Le point de départ de cette tendance est bien de permettre au judaïsme de continuer d’exister dans une société ouverte. Aujourd’hui ce judaïsme, qui est représenté en France par la synagogue de la rue Copernic de l’Union Libérale Israélite de France et plus récemment par l’Union Juive Libérale, témoigne d’une diversification. Ce courant n’est pas reconnu par le Consistoire Central Israélite de France et reste marginal en Israël, mais il est bien représenté aux États-Unis.
Le judaïsme conservateur
Moins radical dans sa volonté de transformation ou plus traditionaliste, tel est le judaïsme conservateur (conservative en anglais) qui prend ce nom pour se distinguer du courant libéral. Le mouvement massorti (la massorah, c’est la tradition en hébreu) est fondé par le rabbin Zacharias Frankel (1801-1875), qui crée le premier séminaire rabbinique, selon les critères de l’enseignement universitaire. Ce mouvement s’accommode du monde profane et considère qu’il est possible de concilier la Torah avec un mode de vie intégré dans la société non-juive. Les juifs massortis font par exemple fi de la séparation hommes/femmes dans la prière synagogale. En matière de cacherout, ils sont aussi plus souples, mais, contrairement aux libéraux, la plupart des massortis maintiennent l’hébreu comme langue liturgique. Le mouvement massorti se distingue aussi par la volonté d’une fidélité à la tradition, l’étude de la Torah, la pratique des commandements et à l’importance de la terre d’Israël. Mais ils revendiquent la liberté de conscience et la possibilité de la critique rationnelle. Le philosophe Abraham Heschel (1907-1972) fut proche du mouvement massorti. Ces deux tendances sont plus ou moins acceptées par les autres, mais elles s’inscrivent historiquement comme un refus de l’assimilation et de la disparition du judaïsme. Cependant, le judaïsme orthodoxe les rejette, parfois violemment, quand ils instituent des femmes rabbins ou essaient d’organiser une prière synagogale du côté des femmes au kottel (mur occidental du temple de Jérusalem). De toute manière est juif celui qui est né d’une mère juive. De ce point de vue unanime, on reste juif quoi qu’on fasse, que l’on se convertisse à une autre religion ou que l’on ne pratique plus du tout.
Le judaïsme orthodoxe
Viennent ensuite les orthodoxes qui sont la grande majorité des juifs pratiquants. En France, ce courant est partiellement porté par le judaïsme consistorial, du nom de l’organisation imposée par Napoléon 1er en 1808, à l’exemple du Concordat de 1812 pour le catholicisme et de l’organisation synodale du protestantisme. La différence du changement par rapport aux citoyens chrétiens, c’est que les juifs étaient auparavant constitués en nations, par exemple « les Portugais », « les Alsaciens », ce que n’étaient ni les catholiques ni les protestants. Les juifs de France deviennent des citoyens dotés d’une organisation collective. Les différentes tendances juives ne se sentent pas tenues de faire allégeance consistoires nationaux. L’Agoudas Hakéhilos – ou Union des communautés – est une fédération juive de communautés haredim installée en France et venue de Pologne, fondée par le Rav Joseph Landau et Joël Leib Halevi Herzog. Elles n’ont jamais voulu s’agréger au Consistoire central. Dans le judaïsme, « c’est le consensus pratique et non la base dogmatique qui fonde la religion juive » [26] .
Une diversité déconcertante, les principaux groupes haredi
En explorant les différents groupes haredi, nous insistons sur les spécificités qui ne doivent pas nous faire oublier les points qui les rassemblent tous. Le premier groupe que nous rencontrons est celui des Netouraï karta, « les gardiens de la cité » en araméen, fondés en 1938 en Israël et qui se distinguent par un virulent antisionisme, au point qu’ils soutiennent sans restriction et publiquement la cause palestinienne, dénonçant « les atrocités de l’État hébreu commises contre les arabes ». Ils entretiennent des rapports cordiaux avec le Hamas ou le Hezbollah iranien avec lesquels ils sont d’accord pour nier la Shoa, non les faits dont ils furent victimes, mais le caractère spécifique qui justifie le sionisme. Ils veulent la disparition de l’État d’Israël et son remplacement par un gouvernement arabe. L’antisionisme des haredim se fonde sur le postulat que seul le Messie peut instituer un royaume pour y installer son peuple. L’État d’Israël est fondé sur des principes qui sont étrangers à la halaka et non recevables pour eux. Ce qui n’empêche pas qu’ils jouissent d’une liberté d’expression et d’une protection de cet État qu’ils abhorrent.
Des haredim opposés aux piétistes : les mitnagdim
On peut dire que tous les haredim (craignant Dieu) ne sont pas hassidim, mais tous les hassidim sont des haredim ! Vu du dehors on pourrait avoir l’impression que parmi les juifs seuls sont orthodoxes les hassidim. Il n’en est rien. Ces derniers ont vu se dresser devant eux les mitnagdim (opposants) qui représentent l’orthodoxie rabbinique. Le chef de file en fut le Gaon de Vilna, Elyaou Kramer (1720-1797), qui n’hésita pas à prononcer des excommunications contre les hassidim considérés comme déviants. Le Gaon de Vilna va donc lancer par deux fois l’anathème (herem) sur le mouvement hassidique. Il s’oppose à cette voie sans succès d’ailleurs. Les mitnagdim perpétuent l’autre courant du judaïsme haredim. Les mitnagdim et le courant hassidique partagent l’insistance sur l’étude perpétuelle de la Torah. L’idéal est que l’homme se consacre à l’étude. Dans l’État d’Israël, les allocations qui sont données à tous les ultraorthodoxes font scandale, surtout quand ils refusent le service militaire et s’opposent au principe de l’existence de l’État laïque. Chez les mitnagdim, les chefs de la communauté se recrutent uniquement selon les mérites scolaires et la science qui leur est reconnue, et certainement pas par voie héréditaire ou la seule volonté du maître en place comme chez les hassidiques. L’orthodoxie rabbinique des mitnagdim se manifeste donc par les générations de décisionnaires qui remontent jusqu’à Yabné et qui gardent la main sur le judaïsme dans son ensemble. Moïse Maïmonide (1135-1204), un des penseurs juifs les plus connus, s’inscrit dans le courant d’un judaïsme non mystique, mais d’une grande tenue intellectuelle. Saint Thomas discute avec Maïmonide à propos de son interprétation de la Genèse dans sa Somme théologique. Pour le théologien dominicain, il est le représentant d’une pensée rationnelle qui se fonde sur le sens littéral des textes. Entre nombreux exemples, mais significatif de l’approche de l’Écriture par le Rambam, Saint Thomas affirme dans la Ia (question 73, article 3), à propos de la création en six jours : « Maïmonide entend par "l’esprit de Dieu" (Genèse 1, 2) l’air ou le vent, tout comme le fit Platon ; et il dit que cette expression est ici employée selon que l’Écriture a coutume d’attribuer partout le souffle des vents à Dieu », alors que saint Thomas, d’accord avec saint Augustin et, sans doute, de nombreux maîtres juifs, dit « qu’il faut entendre le Saint-Esprit », soit comme troisième Personne de la Trinité pour les chrétiens, soit comme Dieu en son Esprit pour les juifs. Le Hatam Sofer (du nom du métier de son père : scribe), Rabbi Moché Schreiber (1762-1839) est un grand décisionnaire du judaïsme orthodoxe non hassidique. Il est ashkénaze et sa tombe est visitée à Bratislava. Hatam est l’acronyme de Hidouché Torah Moché. Il prêcha le retour de ses coreligionnaires en Erets Israël (terre d’Israël), seul lieu où l’on peut vraiment vivre la Torah.
IV. Erets Israël, terre de la Promesse et État-nation
La montée des juifs au temps du mandat britannique sur la Palestine
La communauté Edat Haredit regroupe les communautés installées principalement au temps du mandat britannique sur la Palestine, notamment à Safed, Tibériade, Jérusalem et Hébron. Les deux figures de ce mouvement sont les rabbanim Yossef Chaïm Sonnenfeld (1848-1932) et Jacob Israël de Haan (1881-1924). Ce dernier est un citoyen néerlandais, parfaitement assimilé dans la société de son temps où il poursuit une brillante carrière littéraire, assumant une homosexualité que le climat de tolérance locale lui permet de ne pas cacher. Il va évoluer vers la religion et décider d’émigrer en Palestine. Rétif au projet sioniste, il sera assassiné par la hagana, l’armée juive clandestine.
Le préjugé contre les sépharades, la politique et la religion en Israël
La tradition juive sépharade n’est pas moins légitime que la tradition ashkénaze et il y a toujours eu des maîtres de mystique sépharades, on peut en citer un : Abraham Aboulafia (1240-1291) et comme philosophe Moïse Maïmonide. Au xxe siècle (1889-1984), Baba Salé, grand maître cabaliste dont la tombe est un lieu de pèlerinage, vécut au Maroc. Les sépharades restent des juifs arriérés aux yeux des ashkénazes ; les différences religieuses sont assez ténues : prononciation de l’hébreu et quelques autres aspects mineurs, mais le fossé culturel lui est plus important. Ce dédain des sépharades est autant pratiqué par les ashkénazes haredim que par les sionistes les plus sécularisés. Dans la vie politique israélienne, le mépris dont sont victimes les sépharades de la part des ashkénazes va coûter le pouvoir au parti travailliste israélien (Haavoda) qui est sioniste et de sensibilité sociale-démocrate. C’est cette sensibilité qui a dominé le jeu politique depuis la création de l’État d’Israël, jusqu’au triomphe du Likoud en 1977. Celui-ci est de tendance droite nationaliste, et s’est alliée aux partis religieux avec le concours des sépharades dont beaucoup ont émigré du Maghreb dans les années 50. Les sépharades sont jugés comme ayant trop subi l’influence orientale des Arabes. Leurs pratiques religieuses sont dénigrées par les ashkénazes et ils essuient aussi le mépris des sionistes de gauche, eux aussi ashkénazes et à l’origine de la création de l’État d’Israël. Cette division culturelle, et non religieuse, a pour conséquence que dans l’État d’Israël où existe un Grand rabbinat qui a en charge une grande partie de la vie civile et religieuse des citoyens juifs (tribunaux, bains rituels, cacherout...) Il existe deux Grands rabbins, un ashkénaze et un sépharade. Il y avait évidemment des communautés sépharades en Palestine avant l’État d’Israël, mais les autres sont venus par la suite des pays du Maghreb et ils ont été relégués au bas de l’échelle sociale. Parmi l’ensemble, les sépharades représentent environ 20% des juifs en Israël, la majorité étant ashkénaze, sans compter les groupes moins importants comme les Falachas originaires d’Éthiopie.
Les ultra-orthodoxes, les sionistes religieux et la politique en Israël
Il y a trois partis religieux qui rassemblent ceux qui parmi les groupes haredim acceptent de participer à la vie politique de l’État d’Israël. Rav Israël Meir HaCohen, Haim. Hafets (1838-1933) est né à Radun en Biélorussie ; son surnom vient du titre d’un de ses livres Sefer Hofets. Il fonde une yeshiva et refuse d’en prendre la tête. Il contribue à la fondation du parti politique religieux Agouda Israël en 1912, dont l’objectif est de défendre le mode de vie juif des haredim auprès des États qui abritent des communautés juives en Europe. Son parti sera transplanté en Israël. Bien qu’ayant refusé les distinctions juives de Rav, ses écrits sont populaires dans le domaine de la morale comme de la Torah. Il y a le parti Agoudat Israël qui rassemble les haredim ashkénazes, Degel Ha Torah, où se rassemblent les mitnagdim et le Shass qui rassemble les haredim sépharades et les autres juifs religieux non-haredim. La plupart des courants haredim sont ouverts aux sépharades, mais certains groupes refusant de parler l’hébreu moderne et ne parlent qu’en yiddish (judéo-allemand), même s’ils prient en hébreu, ce qui ne facilite pas l’intégration de ceux qui ne parlaient que l’arabe dialectal, le français ou l’espagnol. Nous avons évoqué l’hostilité des craignant-Dieu face au mouvement sioniste, à cause de ses fondements résolument non religieux, et comment par opportunisme politique certains s’en sont rapproché. Il existe cependant aussi un courant du sionisme religieux dénommé Mizrahi, acronyme de Merkaz Ruhani, c’est-à-dire « centre religieux », fondée en 1902 à Vilnius par le rabbi Yitzchak Yaacov Reines (1839-1945). Aujourd’hui le courant est fragmenté ; on reconnaît « les religieux-national » Dati Leoumi aux kippot réalisées au crochet qui leur donne un faux air d’hippies ; en effet ils ne sont pas dans le code vestimentaire haredi du costume noir chemise blanche.
Le statut du judaïsme dans l’État hébreu
Les partis religieux en Israël ont récemment permis que l’État d’Israël se définisse officiellement comme juif, tout en continuant à intégrer des citoyens non juifs. Dès le début, des juifs religieux vont accepter d’intégrer l’État d’Israël dans l’espoir souvent de pouvoir judaïser le mouvement sioniste, ce qui n’avait rien d’évident étant donné que pour une bonne part des sionistes font le procès de l’obscurantisme religieux juif et adhèrent à des idéologies socialiste et athée. Abraham Isaac Kook (1865-1935) vient de Lettonie et monte en Israël en 1904, où il s’installe à Jaffa ; il s’inscrit dans le mouvement d’installation juive en Palestine, initié par le banquier britannique Moïse Montefiore (1784-1885) à partir de 1860. Il fonde le Grand Rabbinat d’Israël et devient le représentant le plus éminent du sionisme religieux. Nous avons une tradition désormais multiséculaire de l’exclusion du religieux de la sphère publique en France, (exclusion toute théorique d’ailleurs). Disons que le mouvement historique en Occident nous fait passer par étapes de la hiérocratie (pouvoir du clergé aux temps mérovingiens, puis celui du pape par exemple) à la prise en main du pouvoir séculier de la société, avec le concours des Églises nationales, puis la prise de contrôle des Églises par le pouvoir séculier, puis la dépossession de l’emprise sociale des Églises par le pouvoir politique. On pourrait enfin vérifier comment la question sociale portée par les idéaux socialistes investit le champ des finalités religieuses : l’avènement d’un monde plus juste et fraternel... Il est donc intéressant de voir comment Israël, qui se comprend comme un peuple ayant une Loi et possédant une terre, articule les trois. Les réponses vont de l’assimilation, signifiant qu’il n’y a pas de judaïté, au sionisme qui revendique la judaïté de la terre, mais délaisse en partie la Loi pour adopter le mode de gouvernement des nations, et au courant religieux qui veut la Loi, mais peut vivre l’absence de possession territoriale selon le mode de l’exil parmi les nations. La loi sur l’État-nation du peuple juif adoptée le 19 juillet 2018 par la Knesset sanctionne une évolution qui va à contresens des philosophies politiques occidentales qui ont généralement cours aujourd’hui. Si le caractère juif de l’État d’Israël pose un problème éthique à de nombreux États, pourquoi le caractère islamique de tel ou tel État ne fait pas débat ?
V. Le hassidisme
Les fondements spéculatifs du mysticisme juif
Les deux livres majeurs de la Cabale sont le Zohar, ou livre des splendeurs, et le Sefer Yetsira ; le Zohar est attesté en 1270. La pensée cabalistique développe une « symbiose entre la pensée néoplatonicienne et la pensée religieuse juive [27] ». La mystique n’est pas spéculation gratuite : elle vise l’union à Dieu, elle le fait avec les moyens de la vie juive ordinaire, mais elle va au-delà par l’initiation aux pratiques de méditation (kavanot), de la dévotion (déverouth) mise dans l’accomplissement du rituel, dans la spéculation sur la signification et la prononciation du nom divin et dans la recherche de significations des commandements. Du néoplatonisme, la Cabale utilise un système émmanentiste qui va de Dieu vers sa création et y retourne, mais si elle emprunte à un système philosophique ce n’est pas pour dévier du principe de la création ex nihilo et de la séparation radicale du Créateur et de sa création, affirmés dans la Torah.
L’arbre séfirotique
Le système fondamental de toutes spéculations cabalistiques est celui de l’arbre séfirotique, des dix entités lumineuses (sephirot). Partant du fait que l’essence divine est incommunicable, elle est l’Infini de Dieu, indéfinissable (En-Sof, Baroukh-Hou) sa bénédiction c’est justement de se faire connaître. Il le fait dans le Tsimtsoun : « Dieu se cache lui-même, faisant abstraction de son essence infinie et comprimant sa lumière infinie dans l’exacte mesure nécessaire au monde pour exister [28] . » Nous nous contenterons ici de rester à la surface des choses, en énumérant chaque séphira, à la place qu’elle occupe "de la réalité fondamentale, globale et organique". À la tête se trouve Keter la couronne, volonté divine originelle et source de toute félicité. À sa gauche nous plaçons Horma, la Sagesse, connaissance intuitive et instantanée, alors qu’à droite c’est Binah, compréhension analytique et logique des choses ; entre les deux, Daat, la connaissance, qui unifie les deux précédents mais pas dans toutes les présentations ; les trois ensemble donnent leurs noms au mouvement Habad ; nous y reviendrons. À l’étage du dessous se situe à droit, Guédoula, clémence, ou encore Hessed, miséricorde, et de l’autre côté, la rigueur, Géboura. Toutes ces entités se déversent dans la beauté, Tiphéreth ; de là elle se déverse à l’étage du dessous, à gauche : Hod, la gloire, et à droite, Netzar, le triomphe. On descend ensuite sur Yessod, le fondement, et les trois derniers aboutissent à la royauté : Malkout, le domaine de l’action. Tout le système communique de manière descendante et ascendante. Trame contemplative de support de l’étude et de la prière.
Les caractéristiques hassidiques
L’hassidisme est l’expression de la mystique piétiste : il est à certains égards une réaction contre le "judaïsme des rabbins" qui a pu se perpétuer dans un relatif formalisme ou subir l’influence des Lumières. Les juifs de ces communautés ne remettraient pas en question le joug de la Loi, mais ils s’adaptent selon la place qui leur est laissée dans les sociétés au milieu desquelles ils se trouvent. Dans son aspect extérieur, la manière de vivre la Loi c’est l’étude de la Torah, la célébration joyeuse et communautaire, l’attente ardente du Messie et le prosélytisme auprès des autres juifs. Les groupes hassidiques se forment autour de maîtres qui fondent de véritables dynasties. Ces maîtres prennent le nom de justes, tsaddikim, ils concentrent en eux les vertus suffisantes pour permettre aux membres de la communauté de les prendre comme intermédiaires de la volonté divine et médiateurs de bénédictions. Ainsi les fidèles du tsaddik transmettent-ils leurs problèmes ou leurs questions par le moyen de petits billets, les kwittel [29] ; ils peuvent même les déposer sur la tombe du Juste lors d’un pèlerinage. Les tsaddikim sont en effet entourés d’une cour qui fait barrage, filtre les sollicitations et gère l’héritage au profit de la dynastie. Le monde des hassidim n’est pas à l’origine un mouvement rigoriste, c’est peut-être manier le paradoxe mais ce qui fait la motivation de la pratique des mitsvot c’est la joie que Dieu offre immédiatement. Celle-ci se vit communautairement lors de grands rassemblements d’hommes (kibboutzim), ou les réunions conviviales que sont les tish (table) farbrengen. Ce mot yiddish, désigne une réunion où l’on chante, on mange et on boit en s’édifiant. Nous pouvons ici parler des breslover ce groupe dont le nom joue la consonance avec la ville ukrainienne de Brastlav et signifie les "cœurs de chair". La particularité c’est le refus de Nahman de Brastlav (1772-1810) de fonder une dynastie, il polémique volontiers avec les autres branches du mouvement. Aujourd’hui, des institutions haredi et des communautés se réclament de son héritage. Il reprend un des principes essentiels de la hassidout : "C’est une grande mitsva d’être toujours joyeux" [30] , les rassemblements festifs et la pratique de la méditation personnelle se distinguent parmi les pratiques communes des autres haredim.
Origine ashkénaze de le hassidisme
Aujourd’hui le Sthel, c’est à dire la région polono-ukrainienne, est vide de sa population juive, à cause des pogroms du XIXe siècle, de l’émigration qui s’en suivit et finalement de l’extermination systématique par les nazis en 1942. Tous les rescapés ont quitté les lieux qui avaient vu naître ce courant mystique au XVIIIe siècle. Le centre d’où se répand le hassidisme se trouve à Méseritz ou Meseritch (Ukraine Volhynie, oblast de Rivine, raïon de Korets), là où résidait le Maggid (prédicateur) de Meseritz, alias Dov Baer (1704-1772), successeur du Besht, c’est-à-dire du Baal Shem Tov (Maître du Nom Bienfaisant).
Le réveil piétiste du Besht
Si la Cabale est une voie exigeante sur le plan intellectuel et spéculatif, comme nous l’avons déjà souligné, le hassidisme est une voie simple pour les petites gens. C’est Rabbi Israël ben Eliézer, né vers 1700 et mort en 1760, qui inscrit sa démarche dans celle d’Isaac Louria (1534-1572) cabaliste, qui fonde l’école de Safed, de Rabbi Isaïe Horowitz "qui remplace les valeurs de l’étude par les pratiques rituelles, par une compréhension cabalistique des actes religieux" [31] .
Les groupes hassidiques
Ces groupes se distinguent dans judaïsme par le phénomène dynastique, c’est-à-dire que le l’influence des Admorim (Admor signifiant : Adoneinou, Moreinou Rabbeinou, Notre Seigneur, notre enseignant et notre maître) se transmet par désignation du successeur, un parent, fils, neveu, beau-frère ou tout autre disciple. Les hassidim se regroupent autour de maîtres qu’ils vénèrent et à qui ils obéissent absolument pour qu’ils les fassent vivre selon la halaka. Ces maîtres fondent des dynasties où l’autorité se transmet de pères en fils ou d’oncles à neveux, mais cette autorité ne vaut que par la reconnaissance des membres, d’où la division en plusieurs branches qui prétendent être fidèles au fondateur et qui se distinguent quant à l’interprétation de sa doctrine. Le groupe prend le nom de la localité où l’Admor est né ou a enseigné. Le nom s’est perpétué dans les lieux d’émigrations aux Amériques ou en Israël. Voici mentionnés quelques-uns des innombrables groupes hassidiques.
Un des groupes de la ville de Bneï Brak, citadelle haredi en Israël
Les Satmar sont issus d’une dynastie rabbinique localisée dans la ville, aujourd’hui roumaine, de Satu Mare, par le fondateur Joël Teitelbaum (1887-1979) ; après-guerre, les adeptes émigrent aux États-Unis et en Israël. Ils sont aussi antisionistes, refusent le service militaire, le vote et les aides sociales ; ils ont leurs propres tribunaux religieux et leur milice. Cependant, la municipalité de Bnei Brak près de Tel-Aviv est sous leur contrôle, c’est la plus grande concentration de Haredim avec le quartier de Méa Shéarim à Jérusalem. La dynastie hassidique de Gour (Gora Kalwaria "Calvaire Noir" en Pologne) fut fondée par Yitzchak Meir Rotenberg-Alter (1799-1866) ; elle se perpétue jusqu’à aujourd’hui en Israël avec des dizaines de milliers d’adeptes et de nombreuses institutions éducatives ou sociales. Si, sur le plan politique, elle est anti-sioniste, elle ne dédaigne pas, avec d’autres groupes hassidiques, d’avoir un rôle politique dans l’État d’Israël, y compris en participant à des gouvernements.
Meir Shapiro, l’étude du Talmud sous forme de concours
Le rav Meir Shapiro (1887-1933) fonde la yeshiva Tefilim des Chachmei (Sages de Lublin) de Lublin ; il est disciple de la dynastie de Chortkov, et par ailleurs député à la diète de Pologne de 1922 à 1927. Cette yéshiva, plutôt un collel, va devenir un modèle pour le judaïsme, grande concentration d’élèves et vie en internat, avec l’initiation du Daf Yomni, c’est-à-dire, l’étude d’une page recto verso du Talmud organisée sur un cycle de sept ans et demi. L’idée de ce cycle d’étude était proposée à l’adresse de tous les juifs. En 2020 s’est achevé le 14ème cycle qui a concerné des centaines de milliers d’étudiants. Cette immersion dans le Talmud est destinée à ancrer la foi dans la vie des étudiants, une foi qui pourra ainsi être assez solide pour se confronter au monde profane.
Brooklyn le refuge du Stehl
Le Stehl signifie ‘la ville’ en yiddish ; c’est la région qui se situe aux frontières de la Pologne et de l’Ukraine actuelle. Les juifs de l’Empire russe y ont été assignés à résidence et c’est là qu’ils ont subi les pogroms de 1821 à 1907 et que certains ont commencé à émigrer. L’invasion allemande et les exactions nazi comme les massacres de Babi Yar près de Kiev, les 29 et 30 septembre 1941, achèveront de vider la région de sa présence juive. Le Stehl est le berceau du piétisme juif depuis le XVIIIe siècle. Parmi les nombreux groupes hassidiques, nous distinguons les suivants (mais on pourrait en rajouter bien d’autres) : les Munkacs issues des Carpates d’Ukraine, de la ville de Munkàks, appartenant alors à la Hongrie, dont 15000 habitants furent déportés en 1941. Les hassidiques survivants de cette ville sont majoritairement à Brooklyn à Boro Park. Les fondateurs de la dynastie sont le Rebbe Zvi Elimeleck Spira (1783-1841) et le Rebbe Shlomo Spira. Ils se distinguent par le patronage de nombreuses œuvres sociales juives, tournées vers toutes les sensibilités. Le Rav Moshe Leib Rabinovich, né en 1940, le maître actuel, en est l’instigateur. Rabbi Eliezer Zusha Portugal (nom du Père), surnommé le Admor (ou Admour : acronyme de Notre Seigneur maître et rabbin) de Skulen (Roumanie), né vers 1897, est mort en 1982 à Brooklyn, où il avait fondé une école talmudique. La dynastie hassidique du Tosh de la ville de Nirtyass en Hongrie, qui est à Québec depuis 1961, par décision du Rebbe Meshulim Feish Lowy, né en Hongrie et qui fit venir sa communauté au Canada. L’établissement à Québec fut motivé parce que cette ville était plus prude et conservatrice que Montréal. Il y a les Skver fondés par Yitzchak Twersky à Skver en Ukraine, les Belz ou Berl, fondés par Sholom Rokeah (1781-1855) à Belz en Ukraine, les Sanz-Klausenburg (Cluj en Transylvanie), fondés par Chaïm Halberstam de Sanz (1796-1876) ; les Kossov ou vizhnitz (Bucovine), fondés par Menahem Mendel Hager de Kossov (1830-1884) ; les Bobov de Bobowa en Galicie, fondé par Shlomo Halberstam (1847-1905).
La dynastie de Loubavitch
Le fondateur de la dynastie de Loubavitch se nomme Shneur Zalman de Liozna en Biélorussie (1745-1812), disciple de Dov Bear, lui-même disciple du Baal Shem Tov. L’école va s’installer à Loubavitchi près de Smolensk. Les fils de Shneur, Shneerson , en particulier le Rabbi Yossef Isaac Schneerson (1880-1950) s’installent à Brooklyn en 1940, mais quelques familles avaient déjà émigré en Palestine au début du XIXe siècle. Les enseignements de Shneur Zalman sont rassemblés dans le Likutei Amrim, encore appelé Tanya, en 1814. Le dernier rabbi de Loubavitch est Menachem Mendel Shneerson (1902-1994), gendre du précédent rabbi, mort sans descendance ; certains des disciples ont reconnu sa messianité et attendent son retour. Ce qui est une des caractéristiques de son enseignement, c’est le prosélytisme envers les coreligionnaires et une volonté de dialoguer avec le monde extérieur, tous les hommes juifs et goïm ayant une vocation divine à accomplir dans le monde.
Le mouvement Habad
Le nom d’Habad est l’acronyme des trois séphirot immédiatement inférieurs à l’Ens-sof, il s’agit donc de Horma, Binah et Daath. Le Habad se définit comme une voie de connaissance et d’accomplissement de la vocation de chaque juif à accomplir la Loi. Cet amour trouve sa source dans l’étude de la Torah elle-même. Le Habad insiste sur l’amour inconditionnel qui doit rayonner des membres et la sollicitation qui les pousse à rejudaïser leurs coreligionnaires éloignés de la pratique. De nombreuses institutions éducatives et sociales sont sous leur responsabilité.
Qui est le Messie ?
La réorganisation du judaïsme après la destruction du second temple et la révolte juive avait évacué la tension eschatologique. On n’abandonne évidemment pas l’idée de la restauration d’Israël sur sa terre, mais on va se méfier des prétendus messies. Sabbataï Tsevi (1626-1676) va fédérer autour de sa personne les espérances messianiques, en prétendant être le Messie en personne. Sa conversion à l’islam n’empêchera pas certains fidèles de continuer à le considérer comme tel. Il y a encore d’autres exemples jusqu’à Mendel Shneerson au XXe siècle.
VI. Le défi des nations
Le risque des dérives et des abus
Le monde clos des haredim les protège relativement du monde extérieur et de ses sirènes délétères, mais il ne les protège pas des dérives internes. Parmi ces dérives sont les abus de pouvoir et de faiblesse. Ainsi le groupe Lev Tahor (Cœurs purs) fondé par un juif converti à la hassidout, mais sans un passé d’étude important, à réussi à s’agréger quelques familles ; sa communauté a suscité l’émoi quand on vit sortir toutes les femmes, enfants compris, complètement recouvertes d’un voile noir. Ce groupe encourageait le mariage précoce des filles dès 13/14 ans avec des hommes mûrs et pratiquait l’échange d’enfants d’une famille à l’autre pour mieux s’assurer de la docilité de ces membres. Schlomo Helbrans est pénalement poursuivit aux États-Unis et au Canada pour ses dérives sectaires, et le groupe de deux cents membres environ a trouvé refuge successivement au Guatemala et au Mexique. Ce qui est intéressant c’est que le fondateur, qui est un Baal téshouva, c’est-à-dire un juif converti à la voie hassidique, mais qui a grandi en dehors de toute pratique, a recruté dans les milieux religieux de Brooklyn et en Israël, évidemment des personnalités fragiles et en rupture avec leur milieu. Si nous voyons clairement le danger que tout groupe fermé sur lui-même peut constituer pour ses membres, nous ne réduisons pas le monde des haredim à ces abus. Dans le film M comme Menahem (2018), un homme de trente ans revient dans son quartier de Bnei Brak, où, enfant, il fut violé par trois hommes, dont son maître à la Yeshiva, sur une période de trois ans. Sorti de sa communauté, il est rejeté par sa famille ; il rencontre de jeunes religieux qui parlent de ces problèmes de mœurs auxquels ils sont aussi confrontés. Le film de 2018 est réalisé par une femme, Yolande Zober, qui accompagne M. Tous deux parlent en yiddish, M aspire à la paix et au pardon, tant avec ses parents qu’avec ses bourreaux. Ce film documentaire ne fait pas le procès du milieu orthodoxe même s’il n’est pas complaisant, mais nous introduit dans un univers fascinant.
La question de la terre
« Une terre sans peuple pour un peuple sans terre » expression fallacieuse mais que le mouvement sioniste récuse, conscient qu’il y avait bien des Palestiniens sur place, et que les colonies juives déjà installées en étaient, elles aussi, conscientes. L’Empire ottoman, comme tous les empires, n’hésita jamais à opérer des transplantations de populations d’une de ses provinces à l’autre. Nous pouvons dire que la Palestine, accaparée par le mandat britannique, pouvait au moins accueillir un peuple supplémentaire sur cette terre. Le mouvement sioniste lui-même n’a pas été immédiatement sensible à l’établissement en Palestine pour son « Foyer national juif » que les nations d’Europe ne voulaient pas en son sein. Sur le plan de l’identité juive, la Terre promise est aussi importante que la Torah ; si le judaïsme s’est accommodé d’une privation de la terre et du temple, il n’a jamais abandonné l’espérance d’une restauration. Les plus religieux ont rarement vu dans le projet sioniste une réalisation du plan divin, mais certains l’on rallié. La Bible nous appelle à l’humilité, le concept d’État nation n’est pas un absolu, ni pour les juifs, ni pour les païens : « Ils croyaient leur maison éternelle, leur demeure établie pour les siècles ; sur des terres ils avaient mis leur nom » (Psaume 48, 12).
La crainte de l’effacement
Dans le cadre de l’empire romain, les juifs disposaient d’un régime particulier, qui leur garantissait de pouvoir exercer librement la Loi mosaïque. Cet état particulier n’allait pas forcement de soi et leur a valu déjà des persécutions. Dans les sociétés médiévales chrétiennes et musulmanes la discrimination devint stigmatisante. L’institution concédée des ghettos, au contraire des brimades, des rançonnements et des expulsions, correspond à une nécessité des communautés en diaspora pour conserver la judéité. Le judaïsme n’a pas pu échapper aux défis de la modernité, qui commence avec les Lumières, et qui fait la promotion d’un universalisme qui conteste tous les régimes de privilèges. Comme le dit le pasteur Christian Krieger à propos de la confrontation des religions avec le libéralisme, « l’appartenance à une communauté religieuse associe de fait à un positionnement face aux ‘valeurs libérales’, qui peut-être plus ou moins clair, plus ou moins confortable à admettre » [32] . La grande diversité du judaïsme d’aujourd’hui peut s’interpréter comme le degré d’acceptation des valeurs libérales. Les juifs les plus religieux ne manquent pas de déplorer la perte de judaïté des plus libéraux, générations après générations.
Conclusion
Nous sommes partis de la manière nouvelle dont les confessions chrétiennes considéraient le judaïsme, abandonnant la théorie de la substitution, mais sans encore avoir abouti à une position théologique qui articule « les dons de Dieu sans repentance », et l’unique médiation du Christ pour le salut. Nous avons pris en compte ce qu’était le judaïsme au-delà des risques de réductions chrétiennes : « l’Ancien Testament » et sa prétendue vétusté. Le judaïsme est vivant dans le dialogue entre Torah écrite et Torah orale et le christianisme lui-même vit de cette articulation, puisque l’Évangile est une relecture le tous les monuments de l’Alliance à la lumière de Jésus-Christ. Le judaïsme est pluriel, comme le montre déjà l’Évangile ou Flavius Joseph, et il ne cesse de porter cette diversité, qui se complexifie encore depuis la création de de l’État d’Israël, qui ne peut pas ne pas interroger juifs et chrétiens : que signifie l’installation des juifs sur la terre dont parle la Bible ? Le mouvement piétiste appelé hassidisme est un mouvement que l’on peut rapprocher des mouvements de réforme chrétiens, tels que celui la pauvreté franciscaine ou les réveils protestants. Il s’agit de relire la tradition et de donner au plus grand nombre l’accès au cœur du message. La dimension communautaire et joyeuse permet de résister à l’assimilation et à la perte du contenu religieux. Nous avons voulu enfin évoquer les défis du judaïsme aujourd’hui : l’équilibre entre religieux et laïcs en Israël, mais aussi dans la diaspora, la question de la terre et de l’État d’Israël, à la fois nation comme les autres, et participant à l’identité religieuse juive, et, enfin, l’angoisse de l’assimilation.
Père Jérôme Bascoul
[1] Mt 28, 20.
[2] Mc 16, 17.
[3] Ac 7
[4] Ac 8.
[5] Ac 10
[6] Ac 10, 18
[7] Ac 15
[8] Rm 1, 18-20.
[9] Abraham HESCHEL, Dieu en quête de l’homme, p. 439, citation de Maïmonide, Mishneh Torah, Shemitah ve-Yobel 13, 12-13.
[10] Ex 20, 13.
[11] Ex 20, 1-2.
[12] Abraham HESCHEL, p. 439, § L’art de dépasser la civilisation.
[13] Osée 14, 5.
[14] Yoma 98, Ein Yaakov, édition Verdier, p. 386.
[15] Jean DUJARDIN, L’Église catholique et le peuple juif, un autre regard, Calmann-Lévy, 2003, citation p. 467.
[16] Ibid., p. 322.
[17] FÉDÉRATION PROTESTANTE DE FRANCE, Déclaration fraternelle du protestantisme au judaïsme, Cette mémoire qui engage, , 4 décembre 2017.
[18] Voir Paul TILLICH, Substance catholique et principe protestant, Cerf, Labor et Fides, Presses de l’Université Laval. 1995, p. 297-345.
[19] Guy CASARIL, Rabbi Siméon bar Yochaï et la Cabale, Seuil, 1961, p. 15.
[20] Cf. Aggadoth du Talmud de Babylone. La Source de Jacob, traductions et notes d’Arlette Elkaïm-Sartre, Introduction de Marc-Alain Ouaknin, Verdier, 1990, p. 11-31.
[21] T.B. Chabbat 112b, cité dans l’Introduction à la littérature talmudique par Marc-Alain OUAKNIN, in Aggadoth du Talmud de Babylone, Verdier, 1982, p. 31.
[22] Adin STEINSALTZ, La rose aux treize pétales. Introduction à la cabale et au judaïsme, Albin Michel, (1989) 2002, p.102.
[23] Ibid., p. 103
[24] G. CASARIL, Rabbi Siméon, op. cit., p. 19.
[25] Ibid., p. 55.
[26] Charles MOPSIK OPSIK, Les grands textes de la cabale, les rites qui font Dieu, Verdier, 1993, p. 386.
[27] C. MOPSIK, Les grands textes, op. cit., p. 72.
[28] A. STEINSALTZ, La rose, op. cit., p. 46.
[29] C. CASARIL, op. cit., p.162
[30] Likouté Moharane II, 24, (recueil d’enseignements) notice Wikipédia.
[31] C. CASARIL, op. cit., 161. Le Besht est l’anagramme du surnom de Rabbi Israël Ben Eliéser : le Maitre qui guérit et fait du bien, ou Maître du Nom bienfaisant : Baal Shem Tov (1698-1760).
[32] Article : « La religion en prise avec le libéralisme », Positions luthériennes, n°1, janvier-mars 2020, p. 2-18.